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Turbulences
Dans l’annonce de Motorola, Eremenko posait une question audacieuse : « Comment apporter les bénéfices d’un écosystème hardware ouvert à six milliards d’individus ? » Six milliards – un très, très grand nombre. Il a dépeint brillamment le projet dans les grandes lignes sur le blog de l’entreprise. « Notre but est d’initier une relation plus réfléchie, plus expressive et plus ouverte entre les utilisateurs, les développeurs et leurs téléphones. Pour vous donner le pouvoir de décider ce que fait votre téléphone, ce à quoi il ressemble, où et de quoi il est fait, combien il coûte et combien de temps vous le garderez. »
« On est tous rentrés à la maison après l’annonce », se souvient Makoski. « Et quand nous sommes revenus deux heures plus tard, le monde entier était devenu fou. On ne s’attendait pas à un tel engouement. Même Woodside – qui était peu enthousiaste quand nous lui avions montré le projet avant de l’annoncer publiquement – a changé son discours la semaine suivant l’annonce. “Nous sommes fier de travailler là-dessus…”, qu’il disait. » Ara sortait de nulle part tout juste 48 jours après le buzz de Phonebloks : il était dès lors perçu avec suspicion.
Vu de l’extérieur d’ATAP, l’arrangement était incroyablement opaque. Motorola semblait avoir copié Hakkens, même si Eremenko soutenait l’inverse. La vérité, c’est que Hakkens n’a jamais contribué au téléphone Ara – ni au hardware, ni au software. « En gros, Hakkens est devenu journaliste », dit Makoski. « Il venait nous voir tous les deux mois et tenait au courant son lectorat et le reste du monde de ce que nous faisions. C’est un raconteur d’histoires talentueux. » Hakkens espérait que d’autres entreprises signeraient des partenariats avec Phonebloks, mais la confusion ambiante a brouillé son positionnement.
« Un des points sur lesquels nous nous sommes plantés, ou que nous aurions pu mieux réussir, c’est que tout le monde pensait qu’Ara était Phonebloks », explique Hakkens. « Je pense que tout le monde avait l’impression que nous avions été achetés par Google… on a un peu perdu notre image indépendante et il est devenu rare que des entreprises nous contactent. » Hakkens a néanmoins fait quelque chose de crucial pour l’Ara : il l’a sorti de l’ombre et a forcé ATAP à développer son projet en pleine lumière.
Au sein de l’industrie de la tech, tous les regards se sont tournés vers l’Ara et ATAP. Quand Google a vendu Motorola à Lenovo en janvier de cette année-là, la firme s’est accrochée à ATAP et l’Ara – un vent frais d’innovation chez un géant de la publicité. Comme on l’imagine, l’absorption d’ATAP par Google n’est pas allée sans effets secondaires. « D’une certaine façon, ça nous a permis de conserver notre liberté », dit Makoski. « À tel point que certains ont dit que c’était le projet Ara qui avait mis fin à notre attachement à Google, tant il générait d’enthousiasme dans le monde de la tech. »
D’autres disent que Google a laissé Ara en retrait. « Le rythme et l’ampleur des contrats que nous signions a soudainement ralenti après l’acquisition », révèle une source qui a demandé à rester anonyme. « Le modèle d’ATAP est basé sur des contrats très brefs, comme à la DARPA. Il y avait 150 personnes à travailler sur Ara avant que nous ne passions chez Google, et seuls trois ou quatre d’entre eux étaient des employés de la firme. Tout le reste était des freelances. » « Nous avons eu l’impression de nous embourber », ajoute la source. « Et je pense que du côté de Google, ils n’étaient pas à l’aise avec le fait qu’on les presse. »
Quand l’Ara a été annoncé en octobre 2013, Eremenko a déclaré qu’ATAP sortirait le kit de développement (MDK) du projet Ara au début de l’année suivante. Et en février, dans un portrait au long cours du magazine Time, il a promis une sortie pour le premier trimestre 2015. Eremenko imaginait faire « pour le hardware ce que la plateforme Android a fait pour le software », mais le plus remarquable était le prix de départ du projet Ara : 50 dollars. Eremenko voulait concevoir un téléphone personnalisable au-delà de tout ce qu’un appareil électronique avait jamais permis. On pouvait choisir ses fonctionnalités, décider quand et quoi améliorer, et (raisonnablement) le prix qu’on voulait y mettre.
Pour 50 dollars, le téléphone de base n’aurait compris que les caractéristiques les plus basiques – même pas de modem 3G. Mais ce même téléphone aurait pu évoluer et profiter des dernières améliorations technologiques au fil du temps. Les modules premium, comme une batterie plus grosse ou un objectif de grande qualité, auraient pu transformer ce smartphone en un investissement intéressant – contrairement à la bombe à retardement obsolescente ordinaire.
« Nous avions la conviction que ce téléphone n’était pas fait pour le propriétaire des derniers iPhone ou Samsung Galaxy typique », dit Makoski. « Nous voulions donner accès à Internet et aux smartphones à ceux qui jusque là n’en avaient pas. Une des façons d’y parvenir était de créer une plateforme qui permette à un opérateur indien de placer des radios personnalisées dans l’Ara à 50 ou 100 dollars au départ, puis de scaler jusqu’à créer des produits faits pour l’Amérique latine, l’Europe ou les États-Unis. »
ATAP a sorti le kit de développement du projet Ara avec un mois de retard, en avril 2014 – le même mois où Google a donné un aperçu à ses légions de fans d’un prototype d’Endo, le module principal de l’Ara.
Deux mois plus tard, ATAP a commencé à accepter les candidatures pour les cartes de développement destinées à l’Ara. L’équipe tournait à plein régime, bien décidée à faire de l’Ara une réalité. Et les plus grands soutiens du projet étaient certains que ce serait le cas. Puis Ara a soudain perdu l’un de ses fondateurs : les deux ans de Makoski s’étaient écoulés. Il restait 13 mois à Eremenko. Le 29 octobre 2014, Google a posté une vidéo de son premier prototype d’Ara fonctionnel.
Peu après, en janvier, l’entreprise a publié une seconde vidéo montrant cette fois l’Ara avec un modem 3G et une flopée de modules en tout genre, des claviers de piano miniatures aux cardiomètres, tous parés de couleurs vives et personnalisés avec des photos. D’autres adieux ont mis cette myriade de designs à portée de l’Ara. Eremenko a coupé les ponts avec un des premiers soutiens de l’Ara, 3DSystems, débarrassant le projet de sa dépendance à l’impression 3D rapide pour adopter un procédé de sublimation thermique.
Les imprimantes de 3DSystems étaient trop lentes, et le nouveau système permettait d’embellir les modules avec des selfies et des lol cats. Eremenko s’est battu pour sortir Ara avant ses derniers jours chez ATAP, mais il a perdu la foi alors que le calendrier du projet ne cessait de la reporter.
« Je me rappelle que dès le départ, Phonebloks était une vision à dix ans, quelque chose comme ça. Et puis Google a dit : “OK, on va le faire en deux”, ce qui me semblait extrêmement ambitieux », dit Hakkens. « Une fois que nous avons compris que nous pouvions le faire techniquement, nous avions seulement besoin de nous coordonner avec tous nos fournisseurs pour que ça marche. Mais il y a eu toutes sortes d’obstacles », explique Makoski. « Des aimants EPM qui n’allaient pas assez vite à notre goût aux partenaires qui requéraient des accords qu’on était pas forcément prêts à signer… Je ne peux pas en dire plus à ce sujet, en partie parce que je ne sais pas tout. »
ATAP prévoyait tout d’abord de lancer une version pilote sur un marché extérieur aux États-Unis – dans un pays sud-américain sur le même fuseau horaire que le siège de Google, comme l’Équateur ou l’Argentine. Le pilote, comme Eremenko l’avait promis dans les pages du magazine Time, devait sortir au cours de l’année 2015 – ATAP n’a jamais dit précisément quand, mais le studio a fini par jeter son dévolu sur Porto Rico. « En utilisant Porto Rico, on voulait profiter d’un marché soumis aux mêmes réglementations que celui des États-Unis, tout en se laissant la liberté d’élargir ensuite aux marchés américains et sud-américains », explique Makoski. Mais le téléphone n’était pas assez stable et robuste ; le projet avait besoin de plus de maturation, et l’Ara a manqué une autre date.
En juin 2015, Eremenko a quitté ATAP. Ses deux ans étaient écoulés à son tour, et Ara s’est retrouvé dans les limbes. Le mois d’après, Google a annulé le pilote de Porto Rico et promis la sortie d’Ara pour 2016. « Il est difficile pour un projet tel que celui-ci d’avoir une estimation précise de la date à laquelle il sera prêt et vers où aller. Je me rappelle leur avoir dit plusieurs fois qu’ils s’étaient tiré une balle dans le pied en mentionnant qu’ils travaillaient là-dessus », dit Hakkens. Le projet Ara, privé de leader, a encore changé de mains. Cette fois, c’est Dugan qui a pris les commandes, avec l’aide de l’ancien de Motorola Rafa Camargo. L’équipe s’est mise à remodeler silencieusement Ara, laissant de nombreux développeurs, ainsi que Hakkens, dans le noir.
Suspension
Au début de l’année 2015, le rêve d’Eremenko d’un téléphone à 50 dollars s’est volatilisé. « L’évolution de ce qu’était supposé être Ara a beaucoup changé du fait qu’on n’avait aucune idée de ce que voulaient les consommateurs », m’a confié une source travaillant sur l’Ara. « Et un smartphone à 50 dollars est techniquement impossible. C’est la vérité. Toute personne fabricant des smartphones vous le dira. » Ara a donc changé de direction.
Sous celle de Dugan et Camargo, Ara s’est transformé en téléphone haut de gamme avec tous les éléments essentiels compris au départ. Ara a perdu sa capacité à être disponible pour toutes les bourses, mais le projet a gagné en focalisation. Il était conçu pour repousser les limites de ce qu’un smartphone pourrait permettre, avec des modules ajoutant des fonctions totalement nouvelles, comme des Lego dotés de super-pouvoirs. Imaginez les modules dont rêveraient les développeurs. Il y avait des idées évidentes, comme les objectifs spécialisés et les enceintes haute définition. Mais les modules pouvaient aussi être étonnants, fous.
Une idée de module, en particulier, ressortait souvent dans les réunions d’ATAP, alors que les dirigeants du studio s’efforçaient d’imaginer une ruée vers les modules comparable à celle de l’App Store d’Apple. « Un des modules sur lesquels nous travaillions était grosso modo un petit aquarium pour votre téléphone », confie la source.
« C’était un petit biome à l’intérieur d’un module doté d’un microscope sur le bas. À l’intérieur il y aurait eu des tardigrades (des oursons d’eau) et des algues. Ce sont les plus petits organismes vivants. Nous avons eu l’idée de fabriquer un module tardigrade avec un microscope numérique incorporé. Vous auriez eu une app sur votre téléphone vous permettant de regarder s’ébattre les tardigrades de votre téléphone en gros plan. » L’agence artistique et technologique basée à Brooklyn, Midnight Commercial, a conçu l’idée et Google leur a commandé de la réaliser pour faire la démonstration de l’étendue de ce que pouvaient créer les développeurs.
L’enthousiasme a grimpé au sein d’ATAP à mesure que 2015 avançait. « C’était couillu, on s’est lancé à fond. C’était super excitant », dit la source. « À la façon dont Dugan le présentait et en parlait, j’avais l’impression que c’était la plus incroyable opportunité qui s’était jamais présentée à moi. » Mais tandis que l’équipe d’Ara s’agrandissait, Larry Page et Sergey Brin ont voulu amincir Google.
Le duo a créé une entreprise-mère du nom d’Alphabet, répartis les paris les plus fous de Google, comme les ballons Internet et les thermostats intelligents dans des entreprises distinctes, et placé Sundar Pichai à la tête de Google. ATAP est resté chez Google, sous l’étroite supervision de Dugan, et Pichai a engagé le président de Motorola Rick Osterloh pour mettre de l’ordre dans les projets hardware fragmentés de Google. De plus en plus réputés pour leurs ratages comme les Glass et la Nexus Q, Google devait muscler son jeu question hardware.
Puis en avril 2016, un mois avant la plus grosse annonce jamais faite par Ara, qui était prévue lors de Google I/O, Dugan a soudainement quitté le navire. Elle a été engagée pour diriger Building 8, une entreprise indéfinie créée par Facebook avec « des centaines de gens et des centaines de millions de dollars » à sa disposition, a écrit Mark Zuckerberg sur sa page Facebook personnelle.
« Quand elle est partie, il y a eu un grand vide niveau leadership », dit une source. « Comme il n’y avait personne de résolu à se battre pour Ara, je crois que le projet a juste dégringolé dans la liste des priorités. Si vous regardez le G5 de LG, ça n’a pas très bien marché. Si vous jetez un œil aux autres tentatives de modularité et que vous essayez de sentir le marché, les signaux ne sont pas bons. » En août, l’équipe d’Ara comptait pouvoir l’envoyer aux développeurs à la fin de l’année 2016 et au public en 2017. Puis le couperet d’Osterloh est tombé : Ara a été « suspendu ».
L’annonce de la suppression a sonné comme un signal d’alarme aux oreilles de l’équipe d’Ara, qui avait continué à travailler dur en l’absence de Dugan. Les derniers fans d’Ara, épuisés par des années de retard, se sont désolés sur Twitter. La nouvelle a brisé le cœur de Dan Makoski, plus que celui de n’importe qui d’autre. Ce soir-là, il a marché seul au hasard dans les rues de Palo Alto sans parvenir à croire qu’Ara était bel et bien fini.
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Ara est inactif depuis cinq mois. Les prototypes sont hors de portée des développeurs, tandis qu’une fraction de l’équipe subsistante est restée pour démonter le projet. Certains ont plus tard rejoint Dugan chez Building 8. D’autres sont allés travailler sur d’autres projets chez Google. Il est possible qu’un jour, Google cède la licence ou vende Ara. L’entreprise a laissé croire qu’elle pourrait s’y résoudre, et pourtant, il a toujours manqué une pièce à l’évolution d’Ara.
« Les consommateurs se fichent de la modularité », affirme la source qui travaillait sur Ara. « Et encore aujourd’hui, je ne suis pas sûr-e que ce soit quelque chose que les consommateurs désirent. » Makoski a un autre point de vue. « Il est malheureux qu’ils n’aient pas eu le courage d’aller au bout et d’attendre de connaître au moins deux échecs commerciaux avant de le reléguer aux oubliettes. Mais je pense que l’industrie y viendra un jour. Et avec un peu de chance, je serai encore vivant pour voir ça de mes propres yeux. Je n’ai que 42 ans, j’ai encore la foi… »
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The dream of Ara: Inside the rise and fall of the world’s most revolutionary phone », paru dans Venture Beat. Couverture : Les modules de l’Ara, dernière version. (ATAP/Google)