Revolution
Le 10 avril 1983, Prince a joué le dernier concert de sa tournée Triple Threat —une escapade de cinq mois durant laquelle il a voyagé aux quatre coins des États-Unis avec ses protégés, The Time, et le trio féminin sulfureux Vanity 6, qu’il a monté en 1981. Bien que la tournée ait commencé dans des salles de concert, Prince est progressivement passé à des stades, grâce à des hits tels que « 1999 » et « Little Red Corvette ». L’album sur lequel ils apparaissent, 1999, s’est vendu à plus de cinq millions d’exemplaires à travers le monde, tandis que les clips ont révélé au grand jour le groupe accompagnant Prince sur scène, un collectif pluriethnique et sexuellement cryptique connu sous le nom de The Revolution. Lisa Coleman (claviériste de The Revolution, 1980-1987) : Nous étions controversés depuis le premier jour. Nous étions noirs et blancs, hommes et femmes, et nous voyagions tous ensemble. On s’arrêtait dans des relais routiers de la Bible Belt, et les gens nous regardaient avec l’envie de nous tuer ! Mais on était comme frères et sœurs, on s’adorait. Bobby Z. (batteur de The Revolution, 1978-1987) : On aurait dit une troupe de carnaval.
Dez Dickerson (guitariste de The Revolution, 1979-1983) : L’une des choses qui rendaient l’alchimie du groupe si unique, c’est que nous avions en commun une certaine philosophie, certaines valeurs. Nous voulions tous être les meilleurs. Il n’y avait pas de fêtard invétéré parmi nous. On savait s’amuser, mais pas d’une façon nihiliste et destructrice. Prince organisait des fêtes incroyables auxquelles on restait un quart d’heure avant de rentrer à l’hôtel. Wendy Melvoin (guitariste de The Revolution, 1983-1987) : Avant Purple Rain, on nous voyait encore comme un groupe du milieu punk barré underground. Et j’en étais fière. Dr. Fink (claviériste de The Revolution, 1979-1981) : Durant cette tournée, on n’arrêtait pas de croiser la route de Bob Seger et du Silver Bullet Band. Après un de nos concerts, Prince m’a demandé ce qui rendait Seger si populaire. Je lui ai répondu : « Oh, c’est parce qu’il joue de la pop mainstream. » Michael Jackson et Prince montraient la voie, mais il y avait encore beaucoup de ségrégation sur la radio grand public. C’est pour ça que je lui ai dit : « Prince, si tu écrivais quelque chose de ce genre, les choses iraient encore mieux pour toi. » Je n’essaie pas de m’attribuer le mérite de quoi que ce soit en disant cela, mais ça l’a peut-être influencé. Coleman : L’idée de faire un film était dans l’air depuis des années. Prince trimbalait un carnet partout où il allait, et il pensait toujours à des petits scénarios quand il était dans l’avion, dans le bus ou, il y a longtemps, dans le break qu’on prenait parfois pour partir en tournée. Bob Cavallo (ancien manager) : On a été les managers de Prince de 1978-79, quelque chose comme ça, jusqu’en 1989. Dix très bonnes années en ce qui me concerne. J’appelle mon associé Steve Fargnoli et il est sur la route avec Prince : « Steve, il reste à peu près un an sur notre contrat, dis à Prince qu’on aimerait renouveler. » Le lendemain, j’ai une réponse : « Il ne signera avec nous que si on lui décroche une grosse production ciné. Il faut que ça se fasse avec un studio, pas avec un dealer de drogue ou un plan de financement à la va-vite. Et il veut son nom au-dessus du titre. Là, il renouvellera son contrat avec nous. » Il n’était pas encore une grande star. Son exigence m’a paru un peu exagérée. Coleman : Vous savez comment il était, il ne s’agissait pas de sortir un nouvel album. Le nouvel album devait être un univers global. Melvoin : C’était excitant, mais j’avais peur que ce soit ridicule. Je venais juste d’avoir 19 ans, et déjà à cet âge-là j’étais une cinéphile très bizarre. J’étais du genre à regarder Le Tambour et Les Sept samouraïs. Donc je m’inquiétais beaucoup du fait de faire un film rock qui ne soit pas aussi cool que 4 garçons dans le vent. Alan Leeds (ancien tour manager) : Deux tubes pop ne font pas de vous une star de cinéma. Et c’était avant que MTV ait un poids quelconque, surtout avec la musique noire. Mais je ne sais pas comment vous décrire cette obsession. Ça allait au-delà de l’assurance. Ce n’était même pas de l’arrogance, c’était le destin, et il fallait soit rester à bord, soit le regretter plus tard. Sans aucune expérience du cinéma, Cavallo, promu en un éclair au rang de producteur, a commencé à pitcher l’idée de Prince à Hollywood. Il avait des rendez-vous avec des investisseurs potentiels tels que Richard Pryor et David Geffen. Cavallo : Prince insistait sans se démonter et tout le monde refusait. Personne ne voulait me donner d’argent. On voulait tourner un film à la fin de l’automne, à Minneapolis, avec des inconnus afro-américains devant l’objectif et moi qui n’avais jamais été producteur avant ça. Je suis allé chercher moi-même un scénariste car il n’y avait personne d’autre pour le faire. J’ai fini par trouver un auteur de télévision qui avait gagné des Emmy Awards. William Blinn (scénariste) : J’étais producteur exécutif de la série Fame. Je suis allé à Hollywood, où Prince mettait les dernières touches à un clip. On s’est rencontrés dans un resto italien. Ce dont je me souviens plus que de toute autre chose, c’est que c’était la première personne que je voyais de ma vie manger des pâtes en buvant du jus d’orange ! Je ne comprenais pas à l’époque, je ne comprends toujours pas aujourd’hui, mais c’était fou. Il avait des idées précises de ce qu’il voulait faire — une trame narrative globale, les grandes lignes de l’histoire. Ce n’était pas exactement sa vie, mais ça parlait de sa vie. Il ne voulait pas d’un docu-fiction qui raconterait tout depuis le départ, mais il savait d’où il venait et il voulait que le film reflète ça.
Bobby Z. : Je crois qu’il y a toujours eu l’idée d’une rivalité entre groupes dans l’histoire, clairement inspirée par la tournée Triple Threat. On a eu une bataille de nourriture épique avec The Time qui aurait pu facilement se retrouver dans le film ; c’est ça qui est à l’origine du mythe Time vs. Revolution. Ça a commencé au concert, ça a continué à l’hôtel et même dans le bus jusqu’à l’aéroport — ça n’a pas arrêté pendant trois jours. Jellybean Johnson (batteur de The Time) : On est sur scène et tout d’un coup, le garde du corps énorme de Morris Day [le chanteur de The Time] attrape notre guitariste Jesse Johnson et le sort de scène. Prince vient prendre sa place à la guitare. Ils emmènent Jesse en coulisses, ils l’enchaînent à un vestiaire et ils commencent à lui verser du sirop dessus, ou je ne sais quelle nourriture qu’ils avaient dans leur loge. Et là le groupe se demande ce qu’il se passe : Prince est encore en train de jouer de la guitare, Jesse n’est plus là, et ensuite ils attrapent aussi Jerome (Benton, danseur et choriste). Quand on a fini la dernière chanson, on a décidé « d’aller se les faire ». On a enlevé nos costumes et mis des vêtements sales, on a pris des œufs et on ne les a pas ratés. On ne voulait pas faire ça pendant le concert parce qu’on s’est dit qu’on se ferait virer, mais à la minute où le spectacle a pris fin, ça a commencé. On les a tous eus. On n’a pas fait de discrimination. Blinn : Peu après mon rendez-vous avec Prince, je suis allé à Minneapolis. On est allé dans deux boîtes de nuits, et j’ai pris ce que je pouvais de là. Nous formions un couple bizarre : je suis quelqu’un d’assez imposant, 1,90 m et près de 90 kilos. Il était difficile pour moi de simplement me fondre dans le décor. On a trouvé une façon de travailler. Il respectait de ce que je faisais, et je respectais ce qu’il faisait. Par exemple, j’ai tourné deux séries avec l’acteur Wilford Brimley, que j’ai beaucoup apprécié, mais je ne retravaillerais avec lui sous aucun prétexte. Prince, lui, n’a jamais été une diva. Il était là pour faire son travail, et il a travaillé à fond.
Le Kid
Avec en mains la première ébauche de Blinn, Cavallo s’est lancé à la recherche d’un réalisateur. On l’a orienté vers Albert Magnoli, un monteur récemment diplômé de l’USC n’ayant réalisé qu’un seul film : un docu-fiction sur le jazz. Albert Magnoli (réalisateur) : J’avais des problèmes avec le script. Il ne contenait pas de vérité. Si un film comme celui-ci a une chance de marcher, c’est parce qu’il parle aux gamins et qu’il vient du cœur. Cavallo : On s’est retrouvé pour le petit-déjeuner et Magnoli sautait dans tous les sens en m’expliquant comment il envisageait de reprendre la dernière scène du Parrain – le fameux montage du baptême, quand les types se débarrassent de tous les ennemis de Michael. Il a dit : « C’est comme ça qu’on va ouvrir le film. Prince va se produire sur scène, mais on présentera tous les personnages en faisant des aller-retour avec Prince se préparant pour le concert. » Blinn : Je pense que notre première ébauche était meilleure, plus mystérieuse et décalée. Le personnage du père s’était suicidé, il n’avait pas fait qu’essayer, et il n’était plus là. Tout le truc du film, c’était l’image de ce gosse déchiré entre les ténèbres de la mort – ce que ressent un enfant dont un des parents se suicide –, la musique et la sexualité.
Prince a changé la donne.
Magnoli : On m’a dit : « Tu vas t’asseoir pendant deux heures dans une chambre d’hôtel et nous rencontrerons Prince à minuit. On ira manger, et ensuite vous discuterez du scénario. » Ils sont passés me prendre à 23 h et je me suis assis dans le lobby, près de l’ascenseur. À minuit, les portes se sont ouvertes et Prince est sorti de l’ascenseur. Ce moment m’a fait comprendre les 30 dernières pages du scénario. J’ai perçu une grande vulnérabilité en lui, que je n’avais pas ressentie en lisant ce qu’on m’avait donné. Pendant ses concerts, Prince a une immense confiance en lui, mais celui que j’ai vu traverser le lobby était un gamin fragile. Cavallo : Vous voyez son nom dans le film, « The Kid » ? Eh bien je l’ai toujours appelé comme ça : Kid. Magnoli : On est allé au restaurant – un simple Denny’s ou un truc comme ça – et on s’est assis à table. J’ai commandé un sandwich au fromage grillé ; Prince a demandé des spaghettis et du jus d’orange, un de ses repas préférés. Je me suis lancé dans le même pitch que j’avais fait à Cavallo la veille : L’histoire d’un gamin venant des quartiers pauvres de la ville, qui n’est pas très aimé. Il évolue dans son monde musical merveilleux, et il a des problèmes avec ses parents. Prince (à Tavis Smiley, en 2009) : Mon père était dur avec moi. Je n’étais jamais assez bon. Quand il était question de musique c’était presque l’armée… Je n’avais pas le droit de jouer du piano quand il était là parce que je n’étais pas aussi bon que lui. Quand il est parti, j’étais déterminé à devenir aussi bon que lui, et j’ai appris tout seul à jouer de la musique. Je n’ai fait que ça, je me suis accroché. Tôt ou tard, les gens du voisinage ont entendu parler de moi et ont commencé à parler. Magnoli : Nous sommes sortis du restaurant et on est montés en voiture. Il s’est mis à conduire sans dire un mot. Cela faisait à peine 5 secondes que nous étions sur l’autoroute quand nous en sommes sortis, et je jure devant Dieu que nous conduisions dans le noir total. Il y a eu 5 minutes de silence absolu, et puis il a dit : « Tu sais qui je suis ? As-tu lu quoi que ce soit sur moi ? » J’ai répondu que non. Il m’a demandé si je connaissais sa musique et j’ai répondu : « 1999 » et « Little Red Corvette ». Il a dit : « C’est tout ? Alors comment ça se fait que tu puisses me raconter toute ma vie en sept minutes ? » En me déposant devant l’hôtel, il a ajouté : « J’ai écrit plus de 100 chansons. Peut-être que tu pourrais passer demain pour les écouter, parce que je pense que certaines d’entre elles pourraient servir pour le film. » Magnoli a signé pour réaliser le film et réécrire le scénario de Blinn. En août 1983, il s’est installé à Minneapolis, où il s’est entretenu avec Prince et les groupes The Time et The Revolution, en même temps qu’il se plongeait dans la scène musicale locale.
David Z. (producteur et collaborateur de Prince) : Minneapolis a longtemps été un lieu très reclus. Ça faisait 35 ans qu’on essayait de sortir un disque à succès et rien ne se passait. Personne ne venait nous voir, parce que tout le monde pensait qu’on n’avait rien à proposer. Mais finalement, on a eu deux choses : « Funkytown », de Lipps Inc., et Prince. Coleman : « Funkytown » correspondait plus à ce qu’on appelait le son de Minneapolis, c’était un truc à base de synthé, funky et tendu. Mais c’est marrant parce que « Funkytown » parlait de vouloir se barrer de Minneapolis et de la vie pourrie qu’on y menait. Paul Peterson (claviériste de The Time, 1983-85) : J’y ai vécu toute ma vie. Les musiciens qui vivaient là-bas à l’époque se connaissaient tous plus ou moins. On sortait tous ensemble dans les boîtes de la ville. Il y avait différentes cliques – Soul Asylum, les Replacements et tous ces gens. On n’interagissait pas forcément avec eux, mais au sein de la scène funk, on traînait tous ensemble. Dickerson : Prince a changé la donne. Une des raisons pour lesquelles la région ne produisait presque que des groupes de reprises est qu’on n’avait pas de modèle pour nous dire : « Faites ça, organisez un showcase, faite venir des gens d’A&R. » Personne ne savait rien de tout ça. Il n’y avait aucun label avant Prince. Une fois que c’est arrivé, les gens ont commencé à venir. Et Hüsker Dü, Soul Asylum, les Suburbs et d’autres groupes dans ce genre en ont bénéficié. Pour préparer le tournage exténuant de Purple Rain – Magnoli n’avait que 8 semaines pour tourner –, Prince a poussé les membres du casting à prendre des cours de danse et de comédie au Minnesota Dance Theatre. Leeds : Il y avait des types qui ne pouvaient même pas faire une pompe et il y avait Prince, qui pouvait faire le grand écart en dormant. Coleman : Je regrette de ne pas avoir de vidéos de tout ça parce que c’était hilarant. On a pris de vrais cours de danse jazz et de classique et on faisait des jazz hands. Imaginez Jellybean, le batteur de The Time, faisant des pirouettes au sol. Johnson : C’était bizarre pour moi, qui venais de la rue. Fink : On s’asseyait en cercle et on jouait à des jeux de développement du cerveau et de la mémoire. Au début, la danse était obligatoire. Après quelques semaines, Prince a arrêté de nous y contraindre car certaines personnes ne s’impliquaient pas. C’était surtout pour rester en forme physiquement. Toutes les journées commençaient par un prof qui mettait les cassettes de fitness de Jane Fonda.
Apollonia
Pour servir l’aspect romantique du film, Prince a recruté Vanity, née Denise Matthews, pour jouer le rôle d’une apprentie chanteuse déchiré entre l’amour que lui portent le Kid et Morris. Magnoli : Quand j’ai rencontré Vanity, j’étais au First Avenue, sur la mezzanine. Avant que quiconque ne dise un mot, j’ai senti un frémissement dans l’air. En quelques secondes, les gens ont commencé à murmurer : « Vanity est là, Vanity est là. » Je l’ai vue arriver : c’était une des plus belles femmes au monde, moulée dans du latex ou un genre de tissu seconde peau, exquise. Coleman : Vanity était censée avoir le premier rôle, mais elle est partie juste avant le tournage. Ça a presque fichu le film en l’air. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Peut-être un problème personnel entre elle et Prince. Ils sortaient ensemble à l’époque.
Melvoin : La seule chose que je peux dire, c’est qu’ils ont eu une grosse dispute. C’est ce que j’ai entendu. Ils ont eu une grosse dispute et elle est partie. Magnoli : Ce qui s’est passé, et c’est la version d’Hollywood, c’est que Martin Scorsese faisait le casting pour La Dernière tentation du Christ et qu’il lui a offert le rôle de Marie Madeleine. Elle est venue me voir et m’a dit : « Écoute, j’ai cette offre, mon agent veut que j’accepte, que dois-je faire ? » Je me suis senti mal pour elle parce que je savais qu’elle était face à un dilemme cruel. Finalement, elle et son agent ont décidé qu’elle allait accepter le projet de Scorsese, qui a ensuite été retardé à cause du financement. Christine Harris (secrétaire de Pure Heart Ministries et de Denise Matthews) : Étant donné que Denise n’a pas participé à Purple Rain, elle n’aurait rien à ajouter à votre histoire. Dieu vous bénisse. Jill Jones (actrice et chanteuse) : Quand elle s’est retirée, une bonne amie à moi, Gina Gershon, a auditionné pour le rôle. Le film aurait été totalement différent. Magnoli : J’ai vu des centaines de filles, et Apollonia était la dernière. Elle s’est pointée en pantalon de survêtement et en sweatshirt, elle ne cherchait pas à être glamour, ni à impressionner. J’ai appelé Prince et je lui ai dit : « Il faut que tu voies cette fille. » Apollonia Kotero (actrice) : À l’époque j’étais en Amérique du Sud et au Mexique – je chantais dans des night-clubs, je jouais dans des pubs, des séries, des films. J’avais dû envoyer ma cassette avec les chansons et ma bande-démo, puis j’étais allée rencontrer les producteurs à Los Angeles et enfin Prince, dans le Minnesota. Il était timide. Et il sentait très bon. Il sentait la violette. [Elle rit.] Nous nous sommes assis et on est restés se regarder l’un l’autre pendant un très long moment. Coleman : Apollonia est arrivée et elle nous a sauvés. Mais elle n’était pas chanteuse, c’était une actrice. La pauvre, on l’a jetée dans le studio : « Là, il faut que tu chantes ça. » Elle a dit quelque chose comme : « Oh mon Dieu, je ne sais pas chanter. » Et elle a fait du mieux qu’elle a pu. Je l’ai doublée sur « Take Me With U » pour que ça sonne un peu mieux. Kotero : Je ne me rappelle pas de ça. Mais j’aurais pensé qu’elle était sur la chanson. La majeure partie de la bande-originale de Purple Rain a été enregistrée au cours de l’été 1983 dans un entrepôt de la banlieue de Minneapolis, et sur scène en live au First Avenue. Mark Cardenas (claviériste de The Time, 1983-84) : D’un côté de l’entrepôt, il y avait la scène énorme de Prince ; et de l’autre il y avait le petit espace de The Time. Ça nous rappelait constamment à quel point Prince était gros et combien The Time était petit. Melvoin (sur le morceau-titre) : Prince est arrivé avec la mélodie, les paroles et une idée de ce à quoi ressembleraient les couplets. J’ai eu l’idée des accords du début, et tout le monde a commencé à jouer ses parties. Bobby Z. : Ma première réaction a été de me dire que ça ressemblait presque à un morceau de country. Elle faisait une impression différente de tout ce qu’on avait répété jusqu’ici pour le reste de l’album. Je réalise à présent que dans sa tête, c’était probablement la pièce centrale de l’histoire. Mais c’était Prince, il avait cette faculté de d’échafauder des plans que vous ne soupçonniez même pas.
Blinn : La première fois que vous entendez cette chanson, vous réalisez que ce type fluet qui parle à peine plus fort qu’un murmure peut vous mettre ko juste comme ça. L’un des moments les plus inoubliables de l’album est l’introduction en spoken-word de « Computer Blue », feat. Coleman et Melvoin. Coleman : J’ai une page Facebook et je serais incapable de vous dire le nombre de gens qui ont posté « Is the water warm enough? » dessus (est-ce que l’eau est assez chaude ?). Je ne sais pas ce que ça signifie. Prince nous a tendu un morceau de papier et nous a dit : « Est-ce que vous voulez bien dire ça au micro ? » Je n’ai pas hésité. Mais honnêtement, j’ai bien peur que ça ne veuille rien dire. Parle-t-il d’un thé ? D’un bain ? C’est vous qui voyez. Au final on était juste insolents. Melvoin : Nous n’avions aucune idée du fait que ça avait d’étranges connotations psycho-sexuelles. Maintenant c’est un genre de slogan publicitaire pour nous. Je lève les yeux au ciel, parfois, parce que certaines personnes me le disent comme si je ne l’avais jamais entendu avant. Coleman : Notre relation n’a jamais été tenue secrète. On ne cherchait pas à cacher quoi que ce soit. C’était ma petite amie, et ça a duré jusqu’en 2003, quelque chose comme ça. Nous avons été mariés pendant 20 ans. Enfin pas mariés, mais nous étions ensemble. Melvoin : Nous étions très discrets vis-à-vis de la presse. Cloîtrés, pourrait-on dire, mais on ne voulait pas mettre notre relation en danger. Et tout le monde adorait ce mystère : « Je parie qu’ils sont ensemble. Je parie qu’ils ne le sont pas. »
Jalousie
Avec un budget final dépassant à peine 7 millions de dollars, le tournage de Purple Rain a débuté le 1er novembre 1983. Magnoli : Nous avions plus de 900 figurants surexcités sur le plateau tous les jours. Ils ont donné à la scène un degré de réalisme incroyable. On n’en était pas conscients à l’époque, mais ces images ont eu une influence énorme sur la direction qu’a prise MTV.
Coleman : Sur le tournage, Prince était très concentré et il avait une vision bien spécifique des choses. Il s’est beaucoup impliqué. Il vous donnait l’impression d’être en sécurité, il vous rendait fier du travail accompli. Jones : Il nous laissait juste être qui on avait envie d’être, et il nous aidait à le faire surgir. À ses côtés, on se sentait capable de tout. C’est une grande qualité, en dépit du comportement sociopathe qu’on lui prêtait. Kotero : L’instant d’avant nous étions en train de nous amuser, à jouer au basket comme deux potes, et puis venait la grande scène du baiser. C’était dans la grange et je devais être seins nus. Il s’est comporté comme un gentleman : il me regardait droit dans les yeux. Il y avait une véritable alchimie entre nous. Mais le monde entier était persuadé que nous sortions ensemble. Alors qu’à l’époque, je sortais avec David Lee Roth. Magnoli : Il n’a pas été très difficile pour moi de les diriger. D’une part parce qu’ils étaient déjà comédiens, et d’autre part parce que l’histoire avait quelque chose d’organique pour eux : il leur suffisait d’être eux-mêmes. J’ai le sentiment que Prince, Morris Day, Jerome Benton et Apollonia n’ont pas eu besoin d’en rajouter pour incarner ces rôles. Il n’y avait ni embellissement ni fioriture. Ils sont restés fidèles à leurs personnages. Leeds : Personne ne gagnerait d’Oscar du meilleur acteur ou de la meilleure actrice. Et personne ne se faisait d’illusion à ce sujet. La majeure partie du public, qui le connaissait à travers ses disques, n’avait aucune idée du fait que Prince était un acteur remarquable. Et le succès du film dépendrait de la qualité des scènes de comédie. Cavallo : Nous tournions déjà depuis quelques semaines, et nous en avions prévu quatre pour tourner les scènes de musique. J’ai donc dit à Prince : « Tu sais, Albert va vouloir faire une vingtaine de prises, il va vouloir filmer sous différents angles. » Prince a presque changé de couleur. « Je lui donnerai une prise pour chaque chanson. » Je lui ai répondu : « Non, c’est un peu extrême. Que dis-tu de faire deux ou trois prises avec plusieurs caméras ? » Nous avons engagé une bande d’opérateurs, et Prince, remarquable, était toujours sur ses marques. S’il y avait trois prises, il faisait exactement la même chose. En l’espace d’une semaine, il avait abattu le travail de quatre semaines. Melvoin : Nous avions répété ce que nous devions jouer en live pendant six mois. Donc on n’avait pas à se faire de souci de ce côté-là. Steve McClellan (ancien propriétaire du First Avenue) : Le fait que le film ne montrait pas ce qu’il se passait musicalement au-delà de ce cercle restreint de groupes funk ne me semblait pas très réaliste. Et puis, après la sortie du film, les gens ont commencé à venir au club juste pour voir si Prince était dans les parages. J’ai me suis fait la réflexion que les gens étaient très superficiels, vous ne trouvez pas ? Cependant, la scène le plus fréquemment commentée dans Purple Rain ne se déroule pas au First Avenue, mais sur les bords d’un lac paisible en dehors de Minneapolis, où le Kid met cruellement à l’épreuve la loyauté d’Apollonia en lui demandant de se « purifier dans les eaux du lac Minnetonka », la pressant de se dévêtir pour plonger dans l’eau.
Kotero : Un membre de l’équipe est venu me voir avec une flasque de Courvoisier à la main en me disant : « C’est comme de la potion magique ! Ça va te donner du courage ! » Je lui ai répondu quelque chose comme : « Vous savez quoi ? C’est gentil mais tout va bien. » J’ai sauté à l’eau et le lac était carrément recouvert d’une fine pellicule de glace… c’était la toute première prise. Quand je suis sortie, nous étions supposés avoir un dialogue mais il m’a complètement échappé. J’étais en état de choc car l’eau était plus froide que je ne l’aurais imaginé. L’hypothermie était en train de monter. Plus tard dans le film, après qu’on apprend qu’Apollonia a passé du temps avec Morris, le Kid jaloux s’en prend à elle. Le portrait que le film fait des femmes a attisé la colère de certains critiques, qui l’ont taxé de misogyne. Kotero : Je me rappelle avoir discuté de tout cela quand j’assurais la promotion du film — il parlait d’alcoolisme et d’une famille dysfonctionnelle. Il était question d’une relation violente qui était comme le parallèle de la relation qu’avait ses parents. Bien que The Time avait réussi deux hits grâce à Purple Rain — « The Bird » et « Jungle Love », il a été dit par beaucoup que les deux titres avaient été coécrits par Prince. Le groupe était dans la tempête : ses membres fondateurs Jimmy Jam et Terru Lewis avaient été virés par Prince durant la tournée 1999 après avoir manqué un concert, éveillant des tensions entre Prince et Day. Leeds : Morris n’était pas content de ce qu’avait fait Prince : « C’est mon groupe, mais je n’ai pas voix au chapitre », disait-il. Là où c’était hypocrite, c’est que ça n’avait jamais vraiment été son groupe. Coleman : Tous les groupes différents qu’il a créés sont des parts de sa personnalité : Vanity 6 était la fille sexy, Morris Day le comique, et Prince était la rock star. Melvoin : Morris était la personne qui le faisait le plus rire au monde. Je n’ai jamais trouvé qu’il s’agissait d’une relation de subordination, mais je sais que Morris aidait beaucoup Prince. Morris lavait parfois sa voiture pour quelques dollars. Mais il n’était pas forcé comme c’est le cas dans le film.
Dickerson : The Time était le fruit d’une collaboration, d’un arrangement entre Prince et Morris, qui étaient amis depuis de nombreuses années. Mais le côté Frankenstein de tout ça est que le groupe est devenu si fort en live qu’il y avait une compétition constante sur scène : ils nous faisaient donner le maximum. Et c’était une bonne chose. On était là chaque soir pour faire oublier la prestation des autres. Johnson : Vous imaginez vous faire botter le cul par quelque chose que vous avez créé dans toutes les villes sur la route du sud des États-Unis ? Prince était celui qui avait l’argent et grâce auquel nous étions là, mais on parle de gamins affamés qui essayaient de se sortir du ghetto. Et le seul pouvoir qu’on avait, c’était ces 45 minutes sur scène, car on était en dictature. Il dirigeait tout. Il l’a fait jusqu’à la fin. D’après Johnson, les tensions entre Prince et Day ont fini par mener à une bagarre sur le plateau. Magnoli : Je n’en avais jamais entendu parler. Johnson : J’étais là, je les ai séparés. Pourquoi ils se sont battus ? J’ai mes théories, mais je ne peux pas vous en parler. Morris est mon frère et je bosse avec lui. Quant à Prince, j’ai toujours affaire à lui de temps à autre. Quel genre de rock star a le temps de regarder tout ce qu’on dit sur lui et de lire chaque mot de toutes ces conneries ? Malheureusement, il en fait partie.
R-Rated
Au printemps 1984, alors que Prince commençait à préparer une nouvelle tournée, Cavallo et Magnoli ont essayé de convaincre Warner Bros. que Purple Rain était plus qu’un caprice de star. Magnoli : Ils avaient prévu au départ de le sortir dans 200 salles. Prince avait fait un carton avec 1999, mais et alors ? C’était un musicien pour les élites urbaines. Ils pensaient que personne ne le comprendrait à part elles. Cavallo : Notre première projection a eu lieu quelque part à Culver City, en Californie. Les gamins se battaient pour avoir un billet ; il y avait des gosses inscrits dans des fan clubs qui nous disaient qu’ils s’étaient fait piquer leurs pass par des petites brutes. On savait à ce moment-là que ça allait cartonner. Et la Warner a décidé de revoir les nombres, c’était trop beau pour être vrai. Magnoli : Le studio a dit : « Il faut que nous allions au Texas pour projeter le film devant un public de rednecks blancs. » Une semaine plus tard, on fait route jusqu’au Texas où on projette le film devant 300 gamins. Dans les 30 minutes, ils étaient tous debout. Bob a réussi à persuader le studio qu’il fallait distribuer le film partout. Cavallo : Nous avons eu 900 salles, ce qui était assez pour nous pour être un succès incroyable.
Il voulait tout contrôler, mais il était aussi doux qu’un agneau.
Magnoli : Le chanteur Rick Springfield avait un film qui sortait au même moment. La Warner Bros. nous a dit que ça les rendait nerveux. Alors je suis allé à une projection, et voilà ce que je leur ai dit : « Les mecs, on n’a pas de souci à se faire. Ça n’a rien à voir avec la réalité, et rien du tout avec le monde de la musique. Ils ont essayé d’en faire une star de cinéma et ça ne va pas marcher. » Le 9 juin, un mois et demi après la sortie de Purple Rain, Prince a sorti « When Doves Cry », un morceau sombre et déprimant qui faisait écho aux thèmes que le film explorait. La chanson est devenue premier single de Prince à arriver en tête des charts. Cavallo : Nous voulions précéder la sortie du film avec une chanson qui apparaîtrait dans le film sous forme de clip vidéo. ?uestlove (batteur de The Roots) : Avant, les mecs du quartier avaient du mal avec ce type originaire du Midwest à la peau claire d’1,50 m, juché sur des talons hauts, avec ses bikinis et sa voix de fausset. Mais dans la seconde où ils ont vu le clip de « When Doves Cry », où il pécho Apollonia, les opinions ont beaucoup changé. Coleman : Prince avait de nombreuses réunions avec des costumiers, et tous les vêtements étaient faits spécialement pour nous. Il y avait une part de conseil, mais globalement c’était plutôt genre : « Ça c’est ton look, ça c’est ton look, et voilà ce qu’on va faire. » Bobby Z. : Il était très doué pour le style, et il savait que quand on se sent bien dans ses fringues, votre caractère ressort. Il pouvait prendre des gens et voir où étaient leurs forces et leurs faiblesses. J’avais une moustache et les cheveux bouclés, il est facile d’en faire un personnage suave. Et qui ne veut pas être suave ? Fink : Une fois, j’ai porté un costume de satin doré ; je ressemblais à un putain de serveur. De là, je suis passé à une tenue de prisonnier noire et blanche. À la fin de l’année 1979, nous sommes partis en tournée avec Rick James, et portait une ample tenue de prisonnier bien trop grand pour lui. Il y avait du Velcro sur le devant pour qu’il puisse l’arracher et se retrouver à demi-nu. C’est là que Prince m’a dit : « Tu devrais changer ton image. »
Coleman : Prince s’est carrément mis en colère contre moi parce que j’étais le genre de filles à porter des jeans et des t-shirts. Il me disait : « Mon Dieu, tu ressembles à un roadie. Et si Mick Jagger te voyait ? » Il imaginait toujours le scénario-catastrophe. Moi je répondais : « Mec, tout va bien. Je vais juste au supermarché du coin. » Fink : Prince m’a demandé : « Tu avais d’autres idées quand tu as pensé au costume de prisonnier ? » Et j’ai répondu : « Eh bien, tu m’as donné un uniforme de parachutiste kaki. Je pourrais remettre ça. » Lui : « Non, c’est fini. » Moi : « Une blouse de médecin ? » J’ai vu la lumière s’allumer dans ses yeux : « C’est ça. » Il a envoyé sa costumière dans une boutique d’uniformes de Chicago pour aller me chercher une authentique blouse. Et Prince me dit : « Je vais trouver un chevalet et une toile à mettre sur scène, et je veux que tu fasses comme si tu peignais quand je te présente. Ce sera bizarre. Ce sera drôle. Regarde ! » Et donc pendant plusieurs soirs d’affilée, il m’a présenté comme le Dr. Fink et j’étais sur scène à peindre. Coleman : Il voulait tout contrôler, mais il était aussi doux qu’un agneau. Il le disait d’une telle façon qu’il aurait été impossible de refuser. Mais si vous lui disiez : « Je ne vais pas porter ça », vous vous seriez probablement fait virer. Melvoin : Je ne voulais pas porter de corsage. Avec ce truc, j’avais l’impression d’être un travelo. Malgré son statut R-Rated, Purple Rain a rapporté plus de 7 millions de dollars durant son premier week-end, incitant Warner Bros. a ajouter 1 000 écrans de plus dans sa deuxième semaine d’exploitation. Le film engrangerait finalement 68 millions de dollars aux États-Unis, le classant à la neuvième place du box-office pour l’année 1984. Et bien malgré une critique divisée — Le New York Times a applaudi les séquences en concert, mais ajouté que « tout ce qui se passe en dehors de la scène est d’une totale absurdité » —, il a atterri dans les Top 10 de Roger Ebert et Gene Siskel de l’année. Dans le même temps, le morceau d’ouverture du film, « Let’s Go Crazy », est devenu n°1 en septembre, aidant la bande-originale à rester en tête des charts pendant 24 semaines. Il était impossible de passer outre Purple Rain et son créateur, peu importe combien les parents essayaient. Tipper Gore (fondatrice du Parents’ Music Resource Center, dans un extrait de son livre de 1987, Raising PG Kids in an X-Rated Society (« Élever des enfants tous publics dans une société classée X »)) : J’ai acheté l’album best-seller de Prince Purple Rain pour ma fille de 11 ans… Nous avons rapporté le disque à la maison, puis nous l’avons mis sur la stéréo afin de l’écouter ensemble. Nous avons entendu les parole d’une chanson intitulée « Darling Nikki » : « Je connaissais une fille appelée Nikki / Je pense qu’on pourrait dire qu’elle avait le diable au corps / Je suis tombé sur elle dans le hall d’un hôtel / Elle se masturbait sur un magazine. » La chanson continuait encore et encore sur le même ton. Je n’en croyais pas mes oreilles ! Les paroles grossières nous ont embarrassées toutes les deux. Au début, je suis restée abasourdie, et puis ça m’a mis en colère ! Des millions d’Américains achetaient Purple Rain sans savoir à quoi s’attendre. Cavallo : On ne faisait pas attention à tout ça. À chaque fois que Prince avait de la mauvaise pub, il en tirait des bénéfices. Bobby Z. : J’ai pensé qu’elle était un peu en retard. Elle était où quand il sortait « Head » ? La tournée Purple Rain a débuté le 4 novembre 1984 par sept nuits consécutives à Detroit. Morris Day a quitté The Time peu après que le tournage du film a été terminé. Sheila E. faisait la première partie. Coleman : On était survoltés. Prince dansait comme un dieu, et s’il faisait le signal de la main, on tournait tous ensemble sur nous-mêmes comme on avait convenu durant les balances. Bobby Z. : On avait déjà joué dans des stades, mais ça s’était transformé en plusieurs nuits consécutives : sept nuits au Forum de Los Angeles, 11 nuits au Summit de Houston. On dormait à la belle étoile dans la ville. Fink : Nous étions à Detroit ou à Atlanta — je n’arrive pas à me souvenir — dans ce centre-commercial énorme. Il y avait tous les membres de The Revolution sauf Prince, et nous sommes tombés nez à nez avec Bruce Springsteen. Il était de sortie, ressemblant à n’importe qui dans son trench, les cheveux ébouriffés, essayant de se faire discret. Nous nous sommes présentés et nous sommes tous aller manger dans un restaurant du mall. Et là tout le monde nous a reconnus, une foule s’est massée autour de nous, bloquant les portes, on ne pouvait pas sortir ! Nous avons dû passer par les cuisines du restaurant, les passages secrets du mall, pour sortir. C’était comme d’être les Beatles, un truc comme ça. Leeds : À D.C., Prince a eu besoin de se faire couper les cheveux et il n’y avait pas de salon adéquat dans l’hôtel. Notre styliste a donc pris un rendez-vous dans un salon de Georgetown. Avec Prince, cela signifie fermer le salon, baisser les rideaux et s’assurer qu’aucun autre client n’est présent — même les gens qui travaillent au salon doivent libérer les lieux. Même chose en boîte : il fallait qu’on loue le club tout entier car il ne voulait pas du public à l’intérieur. Trouvez une agence de mannequins locale et invitez-en une centaine, mais pas le grand public. Mon Dieu tout cet argent gaspillé… Dickerson : Il nous a invités moi et ma femme à l’époque pour assister à deux concerts à D.C. Le premier soir où nous y avons été, Prince nous a invités dans sa suite, et à ce moment-là, ils voyageaient dans un très grand standing. Ils trimbalaient un grand piano de ville en ville pour sa suite. Mais en terme d’interaction personnelle, c’était génial. Comme au bon vieux temps. Alors que nous étions sur le point de partir, j’ai dit : « Au fait, nous songions à aller faire du shopping à Georgetown demain. » C’était ce que nous faisions à chaque fois lorsque nous étions sur la route avec le groupe. Au début, il a eu ce sourire lumineux et s’apprêtait à dire quelque chose, mais il s’est arrêté en chemin. Je n’oublierai jamais le regard qu’il a eu et le ton qu’a pris sa voix soudainement lorsqu’il m’a dit : « Tu sais, je ne peux plus aller nulle part. »
L’icône
Au printemps 1985, Purple Rain a remporté l’Oscar de la meilleure chanson originale. La concurrence ? Kris Kristofferson et les Muppets. La catégorie a été retirée l’année suivante. Melvoin : Le casting d’Amadeus se tenait juste en face de moi, et j’étais assise juste à côté de James Stewart. Il nous a regardés et a dû se dire : « Qui sont ces sinistres individus ? » Coleman : Quand il a reçu l’Oscar, Prince a fait une blague genre : « On ferait mieux de partir en courant car ils vont penser qu’on l’a volé. » On a fait mine de se précipiter vers une sortie de secours. Il nous a laissées Wendy et moi le garder chez nous un bon moment. Leeds : Je ne suis jamais monté dans un bus de tournée en plus de 20 ans sans que le premier film à passer ne soit Purple Rain. Ça me rend fou, ces jeunes artistes connaissent la moindre réplique par cœur ! Prince et The Revolution n’ont pas attendu longtemps pour enregistrer l’album suivant Purple Rain : Moins d’un mois après les Oscar, le kaléidoscopique Around the World in a Day a fait son apparition chez les disquaires. Il a vendu bien moins de copies que son prédecesseur mais deux de ses titres se sont retrouvés dans le Top 10 : « Raspberry Beret » et « Pop Life ». Parade est sorti l’année suivante, suivi d’une tournée européenne, mais les relations entre Prince et son groupe sont devenues de plus en plus tendues.
Coleman : Il est devenu une sorte de satellite. Ça nous a fait du mal. Il avait l’habitude de voyager avec nous dans le même bus, mais il a fini par avoir le sien. On l’escortait toujours jusqu’à sa voiture avant que nous ne sortions, et on nous laissait derrière. Il avait une grande maison, et quand il a eu un garde à l’entrée, je me suis dit : « Wow, mec. C’est moi. J’ai lavé ton linge il fut un temps. » J’avais vécu avec lui longtemps dans sa maison — parfois je lui faisais un sandwich ou on faisait la lessive ensemble. Des trucs de frère et sœur. Quand ça a changé, il a fallu que je m’adresse à des intermédiaires pour pouvoir lui parler. Ce n’était pas mon truc et ça ne l’a jamais été depuis. David Z. : Je pense que ce qui l’a changé plus que toute autre chose, c’est la fois où nous étions en tournée et qu’il a passé la nuit pile de l’autre côté de cette rue du Dakota où John Lennon a été tué en 1980. Quand il entrait quelque part, tous les yeux se braquaient sur lui. Il a fini par se voir comme une cible potentielle, je crois que ça l’a remué. Leeds : Il était très protecteur vis-à-vis de son image de génie créatif un peu étrange, timide, silencieux, introverti et appliqué. Il s’est véritablement planqué derrière des managers, des gardes du corps et j’en passe. Coleman : À la fin de la tournée de 1986 pour Parade, il nous a invitées Wendy et moi à dîner chez lui. Ça n’avait plus été le cas depuis longtemps. Nous étions à L.A. où il nous envoyait des enregistrements de piano et de voix, juste des idées, et nous réalisions les morceaux. On jouait tous les instruments et on faisait les chœurs. Mais au final il nous a dit : « J’ai besoin de reprendre la main sur tout ça et de le faire seul à nouveau. Je suis en train de me perdre. Alors malheureusement, je vais devoir me séparer de vous, puisque aujourd’hui c’est vous qui faites tout. » Bobby Z. et le claviériste Brown Mark ont quitte The Revolution avec Wendy et Lisa. Dr. Fink est resté jusqu’en 1991. Le groupe n’a plus joué au complet depuis 1986. Bobby Z. : Si j’aurais voulu continuer et enregistrer davantage d’albums de Prince and The Revolution ? Bien sûr. C’était un groupe fait pour durer des millénaires. Mais Prince voulait expérimenter avec d’autres musiciens. C’est arrivé à Lennon et McCartney, après tout, c’est dans la nature humaine. Cavallo : Warner Bros. n’avait pas les droits pour faire une suite. J’ai eu cette idée : Purple Rain 2: The Further Adventures of the Time. Ça commencerait avec Prince dans un grand stade, qui jouerait un de ses incroyables concerts. The Time est là et les membres du groupe s’apprêtent à aller à Las Vegas car ils ont remporté un concours pour jouer dans le salon d’un grand hôtel. Et l’histoire, en gros, c’est qu’ils ont été embauchés par des mafieux et qu’ils finissent par s’attirer des ennuis. Leurs seuls amies sont les danseuses de l’endroit. Eh bien pour une raison que je ne m’explique pas, Morris pensait que ce personnage le privait de sa virilité. Leeds : Les musiciens qui ont succédé à The Revolution auprès de Prince ont toujours été talentueux. Mais d’après moi, ils ne l’ont jamais été autant. S’ils n’apportent pas d’idées, qu’ils ne lui proposent pas des défis à relever, ils ne le stimulent pas. The Revolution lui proposait constamment de nouveaux morceaux. Ils quittaient les répétitions et allaient écouter des disques de country ou de Duke Ellington. Il était toute ouïe. Plus il a eu d’argent, plus il a été capable de s’isoler du monde réel. ?uestlove : Purple Rain a vraiment déclenché la culture hip-hop, que les historiens le veuillent ou non. Déjà, il y a Prince lui-même, une icône à l’apparence très inhabituelle, mesurant 1,50 m — presque tous les artistes considérés comme des génies du hip-hop ont des caractéristiques bizarres, comme l’œil paresseux de Biggie par exemple. Et puis il a lancé le concept du beef, avec la rivalité entre Prince et Morris. Cette attitude de mac qu’avait Morris, ça n’existait plus depuis les films de blaxploitation du début des années 1970. Sans compter que Prince chantait beaucoup sur le sexe et qu’il travaillait avec des boîtes à rythmes. Melvoin : Nous sommes un peu restés en contact. Je crois qu’il est devenu très tendu vers la fin des années 1990 et nous n’avons plus parlé depuis… sept ans maintenant ? Bobby Z. : Wendy, Lisa et Prince avaient parlé d’une re-formation il y a quelques temps, mais ça ne s’est jamais fait. Dickerson : Je suis retourné à Minneapolis au printemps dernier pour un truc appelé la Prince Family Reunion. Toute une troupe de gens se sont rassemblés et ont joué ses morceaux. Tout le monde sauf lui.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Prince: The Oral History of ‘Purple Rain’ », paru dans SPIN. Couverture : L’ouverture de Purple Rain.
RENCONTRE INTIME AVEC PRINCE AU SOMMET DE SA GLOIRE
Malgré son succès planétaire, Prince a toujours vécu à Minneapolis. Après Purple Rain, il a ouvert les portes de sa vie privée à Neal Karlen.
John Nelson a 69 ans aujourd’hui, et le pianiste ne désire qu’une chose pour son anniversaire : jouer au billard avec son fils aîné. « Il est très adroit avec une queue », dit Prince en riant alors qu’il conduit sa vieille T-Bird blanche à travers les rues du quartier afro-américain où il a grandi. Il fait route vers la maison de son père. « Il est trop cool. Il est toujours dans le coup. »
Les coups durs ont toujours fait partie de la vie dans les quartiers nord de Minneapolis. Le North Side abrite les quelques rues malfamées de la ville. Et Prince me promène à travers celles qui ont peuplé son enfance. Il conduit lentement, respectueusement : il s’arrête à chaque feu rouge et met son clignotant même quand il n’y a personne à une intersection. La voix prudente avec laquelle il murmure lorsqu’il rencontre des inconnus ou qu’il reçoit une récompense a disparu. Alors qu’il conduit paisiblement, la fenêtre baissée, il est la preuve en costume de satin qu’on peut toujours rentrer chez soi et s’y sentir bien – surtout quand on n’a jamais quitté la ville. Tout en faisant le tour du quartier, Prince m’explique pourquoi il racontait des craques aux premiers journalistes qui l’interviewaient à propos de son père et de sa mère, de leur divorce et de son adolescence passée à naviguer entre les maisons de ses parents, de ses amis et de sa famille. « Je taquinais beaucoup les journalistes au début », dit-il, « car je voulais qu’ils se concentrent sur la musique et pas sur le fait que je venais d’une famille désunie. Je pensais sincèrement que ça n’avait pas d’importance. Ce qui était important, c’était ce que j’avais fait le jour-même. Je ne vis pas dans le passé. C’est la raison pour laquelle je n’écoute jamais mes anciens disques. Une fois que j’ai fait quelque chose, je passe à la suite. » Une brève introduction biographique, pour les néo-Freudiens : John Nelson, frontman du trio jazz Prince Rogers, a rencontré Mattie Shaw lors de concerts jazz dans le North Side. Mattie avait 16 ans de moins que John. Sa voix lui donnait de faux airs de Billie Holiday et du sang indien coulait dans ses veines. Elle a rejoint le Prince Rogers trio, ils ont chanté ensemble pendant plusieurs années aux quatre coins de la ville, puis elle s’est mariée avec John et a quitté le groupe. Elle surnommait affectueusement son mari « Prince », et l’enfant dont elle a accouché en 1958 a hérité du nom sur son acte de naissance. Mattie et John se sont séparés dix ans plus tard et Prince a commencé à faire la navette entre les deux. « C’est ici que vit ma mère », dit-il nonchalamment, en montrant de la tête une maison à la pelouse soignée. « Mes parents vivent très proches l’un de l’autre, mais ils ne se parlent pas. Je tiens mon côté sauvage de ma mère ; elle est comme ça tout le temps. Mon père est plus calme ; il ne vit que pour la musique. Mon père et moi, on est pareils. » Il lâche un rire sardonique. « Il est un peu fou, comme moi. »