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Le dernier des derniers

Nakamura avait grandi à Formose (Taïwan) – possession japonaise saisie à la Chine à l’issue de la guerre sino-japonaise de 1894-1895. Il était membre d’un peuple aborigène qui, à sa naissance en 1923, ne représentait qu’une petite minorité de la population de l’île. Son vrai nom, semble-t-il, était Attun Palalin, mais il adopta un nom japonais lorsqu’il fut conscrit (ou s’engagea – les sources divergent à ce propos) et rejoignit l’effort de guerre en 1943. Après une formation rudimentaire, il fut envoyé avec son unité sur l’île indonésienne de Morotai quelques mois avant l’attaque de celle-ci par les Américains.

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Attun Palalin alias Teruo Nakamura

Nakamura n’était donc pas japonais, et lui et ses camarades occupaient, au mieux, une position marginale au sein de l’ordre de bataille de l’armée impériale. L’un des motifs de son engagement, dans une guerre à laquelle on estime que seulement 8 500 Taïwanais prirent part, était peut-être l’obtention d’un meilleur statut : les indigènes qui rejoignaient les forces impériales valaient mieux, aux yeux des administrateurs de l’île, que les Chinois locaux. Mais cette décision le plaçait également face à un danger considérable : les « soldats volontaires spéciaux » de Taïwan étaient souvent affectés à des missions dangereuses et traités comme de la chair à canon lors de batailles parmi les plus sanglantes de la guerre. Comme le signale Trefalt, la survie même de Nakamura « a mis sur la place publique l’héritage de l’impérialisme japonais ». Le dilemme de l’unité de Nakamura est similaire à celui de nombreux autres soldats de l’armée impériale, confrontés aux débarquements alliés sur de petites îles. Forcés de faire durer leurs provisions, en situation d’infériorité numérique et sans appui aérien, ils eurent le choix entre se sacrifier dans des efforts de défense sans espoir, ou faire retraite vers l’intérieur des terres. Morotai – une île d’environ 1 800 kilomètres carrés, soit cinq fois la taille de Lubang – était assez vaste pour rendre viable le second choix, et Nakamura eut la chance qu’on ordonnât à son unité de se disperser et d’adopter une stratégie de guérilla dès le début de l’invasion alliée. À la fin de la guerre, onze mois plus tard, il faisait partie d’un groupe réduit de soldats qui semble s’être dispersé puis reformé plusieurs fois, divisé en groupes toujours plus petits pour chasser de quoi manger dans la jungle, et perdant régulièrement des membres à cause de la faim et de la maladie. Selon les survivants d’un de ces groupes – neuf hommes qui furent découverts et rapatriés en 1956 –, Nakamura était très autonome. Il les quitta pour vivre seul dans la jungle entre 1946 et 1947, les rejoignit en 1950, puis disparut à nouveau quelques années plus tard. Les autres soldats supposèrent que Nakamura était mort quelque part dans la jungle.

En réalité, il survécut seul en pêchant dans les rivières, entretenant son fusil (sans jamais toutefois l’utiliser pour la chasse, de peur d’être entendu par les locaux), et finit par s’installer dans une crevasse dans les montagnes du sud de Morotai. Là, il parvint petit à petit à dégager une clairière dans la forêt tropicale où il cultiva des poivrons rouges, des bananes, du taro et des papayes. Il est difficile de connaître le degré d’isolement de Nakamura durant ces années. Certains témoignages suggèrent qu’il continua d’errer à la recherche de nourriture pour supplémenter son alimentation, et fut régulièrement aperçu dans la jungle – une silhouette dans le lointain, pratiquement nue, à flanc de coteau. Des avions appartenant à une base indonésienne de Morotai survolaient également la jungle à l’occasion, et, au cours des années, leurs pilotes remarquèrent des traces d’activité humaine dans les zones les plus reculées. Mais l’idée de la possible présence de soldats japonais sur l’île demeura confinée à la base jusqu’à ce que la publicité mondiale qui accompagna la capitulation d’Onoda en 1974 rafraîchît certaines mémoires. Le Bureau d’assistance aux rapatriés fut mis au courant des observations des pilotes lors d’une mission de rapatriement de dépouilles cette même année.

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À gauche, « Nakamura City » ; à droite, l’intérieur de sa hutte

L’ambassade japonaise à Jakarta fut mise au courant et transmit l’information à Tokyo, qui requit à son tour l’assistance du gouvernement indonésien. Il était facile de repérer la position de Nakamura depuis les airs, mais atteindre sa clairière à pied était une autre affaire. Il fallut trois jours aux hommes de l’armée indonésienne pour traverser la jungle au départ de la route la plus proche et, confrontés à un adversaire qui était probablement armé, ils choisirent d’adopter une technique d’approche peu orthodoxe. Les onze soldats qui parvinrent jusqu’à ce qui serait connu sous le nom de « Nakamura City » au matin du 18 décembre 1974 s’étaient préparés avec soin pour leur rencontre avec le soldat solitaire. Ils avaient mémorisé les paroles de l’hymne national japonais, qu’ils entonnèrent à l’unisson lorsqu’ils émergèrent de la jungle, et pris soin d’emporter avec eux la photo d’une geisha. Ils n’étaient pas les seuls à supposer qu’un homme qui avait passé des années seul dans la jungle serait intéressé par les femmes : Norio Suzuki avait lui aussi emporté des images érotiques lorsqu’il était parti pour Lubang – lorsqu’il offrit de les partager avec Onoda, il fut sèchement rembarré.

Cependant, il n’était nul besoin d’avoir recours à de tels stratagèmes. Nakamura, « d’une maigreur maladive et manifestement terrifié », n’opposa aucune résistance, quoiqu’il semblât convaincu, tout comme Yokoi, qu’il allait être exécuté une fois sorti de la jungle. Nakamura fut emmené à Jakarta et hospitalisé. Les Indonésiens, pendant ce temps, purent lire dans la presse des articles louant l’ingénuité dont il avait fait preuve pour survivre si longtemps. Il s’était construit une solide cabane, et avait gravé une carte grossière de ses environs sur un rocher ; il avait tenté d’apprivoiser un sanglier et un oiseau pour lui tenir compagnie. Selon les habitants de Dehegila, le village le plus proche de sa base, il était même en bons termes avec un chasseur local, qui lui apportait parfois du sel et du sucre en gage de bonne entente. Plus tard, les villageois érigeraient une statue commémorant le séjour de Nakamura à Morotai, le « bon Japonais » qui, durant ses premières semaines dans la jungle, avait secouru une fille de la région lorsqu’elle avait été attaquée par d’autres membres de l’unité japonaise.

De tous les soldats sortis de leurs cachettes, Teruo Nakamura était le plus marginal.

Le reste du monde, cependant, ne put s’empêcher d’être un peu déçu par le dernier soldat caché japonais. L’autonomie et la robustesse de Nakamura, certes admirables à leur manière, étaient bien pâles comparées à Onoda et à ses presque trente années de service : il ne possédait rien de l’instinct dramatique du lieutenant japonais, ni de son aisance face à la presse. Il était même difficile de s’accorder sur la nationalité de Nakamura. Au moment où il quitta la jungle, l’histoire l’avait rendu apatride. L’empire japonais qu’il avait servi pendant si longtemps n’existait plus. Taïwan était devenu le siège du gouvernement nationaliste chinois. Et même s’il exprima le vœu d’être « rapatrié » au Japon, il n’y avait jamais mis les pieds, et – on le découvrit plus tard – n’avait aucune légitimé à y vivre non plus.

Cache-cache

De tous les soldats sortis de leurs cachettes dans le Pacifique entre 1945 et 1974, Teruo Nakamura était le plus marginal et le plus difficile à catégoriser. Mais là où Hirō Onoda suscita l’intérêt du public pour son patriotisme et son adhérence obstinée à un état d’esprit et un mode de vie disparus avec les années 1940, Nakamura était en quelque sorte son image opposée. L’importance de son histoire réside moins dans ses longues années passées dans la jungle que dans la signification de son retour pour le Japon des années 1970. L’apparition d’un soldat indigène taïwanais constitua un embarras considérable pour un pays aussi déterminé que le Japon à se détacher de son passé impérial. De nombreux Japonais considéraient que Nakamura méritait une certaine considération pour ses années de loyauté à leur nation, et furent consternés d’apprendre que son salaire rétroactif pour trois décennies de service était seulement de 68 000 yens (environ 1 000 euros aujourd’hui). On sollicita également les témoignages des autres vétérans de Morotai, rapatriés en 1956. Ceux-ci mirent en doute la réputation d’ingénuité et d’autonomie que Yokoi et Onoda avaient permis de renforcer – « Les soldats japonais avaient de la chance que nous soyons là. Quand ils manquaient de nourriture, nous étions là pour les aider. »

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L’autobiographie de Nakamura

Les vétérans révélèrent également le côté obscur de l’attitude du pays envers ses soldats taïwanais. Nakamura lui-même laissa entendre avec une certaine colère qu’il avait fui dans la jungle de peur que les survivants japonais de son groupe n’aient le projet de le tuer, et alors qu’on avait permis à ses anciens camarades de s’installer au Japon, on découvrit qu’une fois arrivés à Tokyo, ils avaient dû s’acquitter eux-mêmes de leurs factures d’hôpital et avaient passé les dernières décennies à travailler pour de bas salaires de cantonniers : « Tout le monde était hostile. On s’est vraiment faits avoir. » Ces révélations eurent des retombées positives. Une association pour l’accueil de Teruo Nakamura fut formée, et ses membres organisèrent la collecte de 4,25 millions de yens de la part du gouvernement et de la population (environ 56 000 euros aujourd’hui). Ils firent également pression pour faire voter une proposition de loi requérant que 2 millions de yens soient versés à chaque vétéran taïwanais ainsi qu’aux familles de ceux qui avaient péri pendant la guerre. La loi fut tardivement votée en 1987. Les expériences de Nakamura en temps de paix furent également problématiques. Lorsqu’un journaliste lui demanda comment il se sentait après avoir « gâché » trois décennies de sa vie à Morotai, il répondit avec colère que ces années n’avaient pas été gâchées, puisqu’il les avait passées au service de son pays. Et le pays dans lequel il revint n’était pas le Japon mais Taïwan.

Lorsqu’il débarqua à Taipei, début janvier 1975, ce fut pour découvrir que sa femme avait un fils qu’il n’avait jamais connu – et que, persuadée qu’il ne lui reviendrait jamais, elle s’était remariée dix ans après qu’il fût déclaré mort. Nakamura partit vivre avec une de ses filles, mais il eut finalement une fin heureuse, si l’on peut dire : sa femme finit par changer d’avis, et quitta son second mari pour se réconcilier avec lui. Le couple renouvela ses vœux de mariage et commença une nouvelle vie dans une autre ville. Nakamura vécut quatre ans de plus, avant de succomber à un cancer du poumon en 1979. Peut-être peut-on laisser Shoichi Yokoi résumer l’expérience d’un soldat caché japonais, survivant durant des années en territoire ennemi. Il avait gardé la foi, dit-il, en un sauvetage final : sachant que le Japon avait perdu la guerre dans laquelle il avait combattu, il croyait cependant qu’il combattrait à nouveau, et que tôt ou tard le pays envahirait Guam à nouveau. Par anticipation de ce jour – éloigné de dix ans tout au plus, avait-il estimé – il tenait une sorte de calendrier basé sur les phases de la Lune. Et, pour s’occuper en attendant, il se souvenait : après son bain quotidien chaque soir dans la rivière, dit-il, il s’allongeait pour profiter de la brise dans les bambous et se souvenir de sa famille. Lorsqu’un jeune neveu lui demanda comment il avait fait pour survivre si longtemps, sur une petite île où sa cachette était située à seulement à deux ou trois kilomètres d’une base américaine, Yokoi répondit simplement : « J’ai toujours été très bon à cache-cache. »

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Le retour en fanfare de Nakamura

EPILOGUE

Norio Suzuki, le Japonais qui mit la main sur Hirō Onoda, fut célébré pour sa découverte et partit sans tarder dans sa seconde quête : trouver un panda géant dans la nature sauvage chinoise. Et bien qu’il ait déclaré avoir repéré pas moins de cinq abominables hommes des neiges dans le lointain alors qu’il explorait l’Himalaya, il a poursuivi sa folle entreprise dans l’espoir de croiser leur chemin de plus près. Il est mort dans une avalanche en haute montagne en 1986. Higa Kazuko, la femme solitaire d’Anatahan, est rentrée chez elle à Okinawa où elle est devenue une principale de lycée respectée. Shoichi Yokoi s’est marié à son retour au Japon en 1972 et a mené une vie discrète dans la ville de Nagoya. En 1974, il s’est présenté mais n’a pas été élu au siège de la Chambre des représentants du Japon. Il est mort en 1997, quelques temps après avoir été diagnostiqué de la maladie de Parkinson. La conviction la plus répandue veut qu’il ait préféré s’affamer à mort plutôt que de devenir un fardeau pour sa femme. Hirō Onoda est devenu une célébrité.

À l’aéroport, à son retour au Japon, ses vieux parents ont été repoussés par une phalange de policiers pressés de lui remettre leurs cartes de visite en main propre. Il a publié ses mémoires – qu’il n’a pas écrites lui-même – et est devenu un temps éleveur de bétail au Brésil. Mais il a fini par rentrer au Japon, où il a fondé une école de survie très prospère. Admiré partout ailleurs, Onoda est resté une figure controversée dans son pays natal. Le père de son compagnon de longue date Kinshichi Kozuka l’a même accusé d’être responsable de la mort de son fils, les yeux dans les yeux. L’auteur de son livre, Shin Ikeda, a plus tard fait paraître sa propre version des événements intitulée « Héros de fantaisie », dans laquelle il écrit qu’il ne voyait pas Onoda comme un héros, non plus qu’un homme courageux. ulyces-stragglers-10


Traduit de l’anglais par Jade Marin et Nicolas Prouillac d’après l’article « Final straggler: the Japanese soldier who outlasted Hiroo Onoda », paru dans A Blast From the Past. Couverture : Hirō Onoda rentre enfin de la guerre.