Les oignons
« Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville. » — Paul Verlaine Ma mère me récitait ce poème dans la voiture les jours de pluie, en me ramenant de l’école. Il me vient automatiquement à l’esprit quand je pense aux larmes. Outre l’analogie sonore, les jours de pluie nous plongent effectivement dans la mélancolie. Les larmes et la pluie ont plusieurs choses en commun. Elles sont liquides, elles tombent, elles sont passagères et toutes deux sont associées à la tristesse. Il n’y a qu’à voir la séquence d’ouverture des Parapluies de Cherbourg pour s’en convaincre. Mais nous avons besoin de la pluie, et lorsque le soleil se montre à nouveau, tout apparaît miraculeusement nouveau au dehors. N’en va-t-il pas de même avec les larmes ? C’est probablement une coïncidence si « il pleut » et « il ou elle pleure » ont des sonorités si proches. Il n’existe pas de connexion étymologique évidente. « Pleuvoir » vient du latin pluo, pluere : laver. La pluie lave. « Pleurer » vient du latin ploro, plorare : pleurer. « Explorer » a la même racine, pratique quand on veut explorer, trouver du sens aux larmes. Vous connaissez peut-être une personne dont les yeux sont comme un système d’arrosage automatique, qui pleurait à chaque contrôle de maths et durant sa première leçon de violon avec un nouveau prof ; qui pleure quand elle ment ou se sent coupable, quand on la laisse en plan ou qu’elle se sent exclue ; ou qui pleure dès qu’un bruit un peu trop fort la surprend. Si c’est le cas, cette personne est comme moi. Des fois, je pleure parce que j’ai honte de pleurer. C’est très embarrassant, mais je ne peux pas m’en empêcher. La première fois qu’on pleure devant quelqu’un, on peut toujours faire comme si c’était une surprise pour soi-même. « Ce n’est rien », disent les gens. « Ça arrive à tout le monde de pleurer. » C’est vrai, mais je pleure plus que parfois. Et lorsque j’ai pleuré une fois devant quelqu’un, le barrage craque et je sais que ça recommencera. Alors plutôt que de feindre la surprise, je dis aux gens : « Tout va bien, c’est juste que je pleure facilement. »
Enfant, j’avais l’habitude de dire que je ne savais pas pourquoi je pleurais. Peut-être que des fois c’était vraiment le cas, mais le reste du temps, je voulais simplement dire que je ne me sentais pas aussi triste que ce que mes larmes pouvaient laisser penser. Je ne savais pas pourquoi une situation donnée me faisait pleurer, mais je savais quels étaient les éléments déclencheurs : un contrôle de maths, une mauvaise note, des projets qui tombent à l’eau, un « je t’aime ». Quelquefois, je ne voulais pas admettre la petitesse de l’élément déclencheur. J’avais peur que mes larmes exagèrent la gravité d’une situation, mais les « je ne sais pas pourquoi je pleure » et les « je pleure facilement » ne m’aidaient pas beaucoup. Les larmes sont intéressantes car elles sont une forme de communication à priori involontaire, mais aussi ambiguë. On pleure de chagrin, de joie, de choc, de honte, de jalousie, de culpabilité, de déception, de colère et d’oignons. Comme l’a écrit le directeur du Centre pour l’histoire des émotions de la Queen Mary University de Londres, Thomas Dixon : « Une larme est un symbole universel, bien qu’il n’ait pas le même sens à toutes les époques et partout dans le monde. C’est un symbole universel car il peut signifier à peu près n’importe quoi. » Malgré leur ambiguïté, les larmes sont un puissant signal. Que vous compreniez ou non les larmes d’autrui, vous ne pouvez les ignorer. J’imagine que mes larmes signalent que je suis troublée, inquiète, triste ou que j’ai mal. Je me demande souvent comment les gens les interprètent et j’ai peur qu’ils ne se méprennent. Mais par-dessus tout, je me demande bien pourquoi peler un oignon nous plonge dans un tel désarroi.
Les 3 larmes
Pour comprendre ce que signifient les larmes, il peut être utilise de savoir de quoi elles se composent et à quelles fonctions biologiques elles répondent. Pour le découvrir, je me suis tournée vers les travaux du psychologue et chercheur spécialiste des larmes Ad Vingerhoets, de l’université néerlandaise de Tilburg. Il existe trois types de larmes, distingués par les circonstances qui les produisent et, comme le suggère un autre chercheur, par leur composition biochimique. Les glandes lacrymales, nichées au coin des yeux, produisent continuellement ce qu’on appelle des larmes basales, qui se répandent à la surface de nos yeux comme du liquide lave-glace lorsque nous clignons des paupières. Elles s’écoulent ensuite à l’intérieur des membranes muqueuses du nez et de la gorge via des canaux situés au coin des yeux. Les larmes basales humidifient les yeux et contiennent une substance antibactérienne, le lysozyme, qui nous protège contre les infections. On ne remarque pas ces larmes car elles sont évacuées. Mais lorsque de la poussière ou des émanations d’oignon irritent nos yeux, les glandes lacrymales sécrètent plus de larmes – tellement qu’elles débordent des voies de drainage et se déversent sur nos joues. On les appelle les larmes réflexes.
Un débordement similaire se produit en réponse aux émotions fortes : ce sont les larmes émotionnelles. Connaître l’évolution des larmes peut aussi nous éclairer sur leur fonction. Les êtres humains sont les seuls animaux à verser des larmes émotionnelles. D’autres animaux produisent des larmes basales ou réflexes, mais nous sommes les seules créatures à pleurer en raison de nos sentiments. Charles Darwin a conclu que ces larmes étaient inutiles – une exception à son idée que les traits non-adaptatifs disparaîtraient. De nos jours, personne ne sait vraiment si les larmes nous sont utiles, ni à quoi, mais il y a deux nombreuses théories. Pleurer à haute voix est la première chose que fait un bébé en venant au monde. Les pleurs du nourrisson (et ses rires, possiblement) représentent son unique moyen de communiquer vocalement jusqu’à ce que le langage se développe. Les biologistes de l’évolution suggèrent que les pleurs du bébé sont analogues aux appels de séparation d’autres animaux, particulièrement ceux que les petits produisent lorsque leur mère les quitte pour qu’elle revienne et qu’elle les protège ou les nourrisse. Comparés aux nouveaux-nés d’autres espèces, les nourrissons humains sont particulièrement vulnérables, ils ont donc un besoin fondamental d’une telle alarme. Les pleurs des bébés stimulent également la production de lait chez la mère – c’est ce qu’on appelle le réflexe d’éjection de lait. Mais est-ce la raison pour laquelle on pleure toujours en tant qu’adultes ? Les choses sont bien plus compliquées que ça. Comme tout le monde le sait, pleurer a au moins deux aspects: les larmes et les vocalisations (gémissements, respiration bruyante, cris). Bien que les deux facettes des pleurs se manifestent souvent ensemble, elles interviennent à différents moments de notre développement et peuvent avoir des fonctions différentes. Les bébés ne commencent à produire des larmes émotionnelles qu’après quelques semaines, tandis qu’ils crient dès leur naissance.
Si les larmes sont censées protéger le bébé vulnérable en tant qu’élément de l’appel de séparation, il serait logique qu’elles entrent en scène dès le départ. Mais les larmes en elles-mêmes n’auraient aucune utilité en tant que réaction à la séparation, puisque la mère ne serait pas capable de les voir à moins de se trouver déjà auprès de l’enfant. Enfin, si les larmes existent simplement pour s’assurer que les bébés reçoivent l’attention dont ils ont besoin, pourquoi pleurons-nous toujours en tant qu’adultes ? Vingerhoets fournit une explication convaincante aux différentes fonctions des larmes et des vocalisations, à mesure que les enfants se développent. Les nourrissons, qui ne peuvent pas se déplacer seuls, doivent être physiquement capables de crier pour appeler leurs parents. Mais les pleurs vocaux risquent d’attirer les prédateurs. Aussi, une fois que les enfants ont appris à marcher, ils peuvent courir jusqu’à leurs parents plutôt que de les appeler – c’est plus sûr. C’est durant cette période – post-mobilité, pré-indépendance – que les larmes deviennent particulièrement utiles, explique Vingerhoets. « Dès que vous êtes développé du point de vue moteur, il est utile de remplacer ces pleurs bruyants par un signal visuel, qui a l’avantage majeur de ne pas alerter de potentiels prédateurs. D’autant que vous pouvez diriger ce signal, d’une certaine manière, vers la personne à laquelle il s’adresse. » Cette théorie pourrait expliquer pourquoi les humains pleurent alors que ce n’est pas le cas des autres espèces, dont les enfances sont sensiblement plus courtes. J’ai accueilli cette explication avec scepticisme. J’imaginais mal les larmes – une substance aqueuse glissant sur un visage – assumer une fonction si importante.
La recherche suggère pourtant que les larmes jouent un rôle crucial dans l’expression émotionnelle d’une personne qui pleure. Lors d’une expérience, les chercheurs ont pris des photos de personnes en train de pleurer, dont ils ont effacé les larmes numériquement. Ils ont ensuite demandé aux participants de l’étude d’identifier les émotions exprimées dans les deux séries de photos. Ils ont immédiatement reconnu que les sujets en train de pleurer étaient tristes, mais face aux visages sans larmes, ils hésitaient entre une expression de terreur ou de confusion. J’étais aussi dubitative quant au fait que les gens aient besoin des larmes pour communiquer, étant donné que nous avons le langage. Mais il est vrai que je pleure souvent à propos de choses dont je ne veux pas parler. Les larmes sont un moyen d’exprimer des sentiments négatifs sans avoir à les formuler. Pourquoi ne pas formuler de tels sentiments ? Peut-être est-ce pour éviter la confrontation. Pleurer dans les toilettes est pour certains une alternative au fait de faire un scandale en public à propos d’une chose dont ils ne sont pas sûrs qu’elle le mérite. Les larmes peuvent peut-être aussi apaiser un conflit lorsqu’il se présente. L’une des théories sur la fonction des larmes, que Vingerhoets attribue au biologiste de l’évolution israélien Oren Hasson, est qu’en exprimant la vulnérabilité de la personne qui pleure, elles servent en quelque sorte de drapeau blanc et réduisent l’agressivité de potentiels prédateurs ou d’adversaires. Lorsque j’étais enfant, je ne pouvais pas m’excuser ou confesser quoi que ce soit à un adulte sans pleurer. Je me demande si ces larmes faisaient partie d’un instinct visant à désamorcer les réactions potentiellement négatives du parent ou du professeur à qui j’avouais ma faute. Il m’est aussi difficile de me fâcher avec quelqu’un sans pleurer. J’aime penser que ces larmes proviennent de la culpabilité ou d’une émotion trop forte, mais peut-être sont-elles aussi une forme de manipulation. Ainsi, pleurer peut être un comportement social, une façon de communiquer l’indicible. Mais il arrive aussi aux gens de pleurer seuls, et dès lors cette fonction communicative disparaît.
Pleurer un bon coup
Il est satisfaisant d’imaginer que les larmes nous sont utiles. On dit souvent que « pleurer un bon coup » nous soulage émotionnellement. Cela pourrait expliquer pourquoi nous pleurons seuls et pourquoi nous pleurons tout court. Je suis d’avis que pleurer seul-e nous sert à ce que j’ai évoqué plus haut : exprimer l’inexprimable et éviter le conflit. Mais pleurer permet-il vraiment de se sentir mieux ?
Il est possible que pleurer apporte un soulagement, mais pas immédiatement.
Le biochimiste et neuroscientifique William H. Frey II, directeur de recherche au Centre Alzheimer du Regions Hospital de St. Paul, dans le Minnesota, est un des pionniers de la recherche sur les pleurs. Il est parti de l’idée préconçue selon laquelle on se sent mieux après avoir pleuré pour élaborer ses expériences et comparer la composition biochimique des « larmes d’oignon » et des larmes émotionnelles. Il envisageait les glandes lacrymales comme des organes excréteurs débarrassant le corps de certains de ses déchets. « Je me suis dit que si les gens se sentaient mieux après avoir pleuré, c’était peut-être parce que leurs larmes évacuent des agents chimiques fabriqués par le stress émotionnel », a-t-il écrit en 1985. « Les pleurs émotionnels seraient donc similaires aux autres processus excrétoires, qui expulsent les déchets ou les matériaux toxiques hors du corps. » Frey a formulé l’hypothèse que les larmes émotionnelles seraient biochimiquement différentes des larmes provoquées par d’autres stimulations, et il a mis son idée à l’épreuve en comparant la composition biochimique des larmes émotionnelles, comme celles provoqués par des films tristes, et les larmes réflexes engendrées par une bouffée d’émanations d’oignons.
Il a découvert que les larmes émotionnelles contenaient 24 % de protéines en plus, en moyenne, que les larmes d’oignon collectées sur les même sujets d’étude. (Vingerhoets dit avoir reproduit les expérimentations biochimiques de Frey mais n’a détecté aucune différence entre les deux types de larmes.) Après d’autres expériences conçues pour déterminer la composition biochimique des larmes en général, Frey a découvert qu’elles contenaient plusieurs substances intéressantes : la prolactine, l’adrénocorticotrophine (ACTH) – que l’hypophyse libère en réponse au stress –, et la leucine-enképhaline, une sorte d’agent analgésique. Les larmes présentent également des taux de manganèse quatre fois plus élevés que ceux trouvés dans le sang. Pour Frey, ces résultats confirment l’idée que pleurer fait du bien aux gens car cela aide le corps à se débarrasser des substances accumulées par le stress. « Le stress fait des dégâts, et s’il s’avère que nous avons développé une aptitude qui aide à réduire ses effets néfastes, c’est que les larmes présentent une valeur évidente pour notre survie », m’a-t-il confié au téléphone. « Ma théorie n’était pas qu’une substance en particulier était expulsée par les larmes », poursuit Frey. « Je pensais que si nous nous sentions mieux après avoir pleuré, c’était peut-être parce que grâce aux larmes, nous nous débarrassions d’agents chimiques créés par le stress– pas l’un d’eux en particulier. » Les résultats de Frey n’ont pas révélé l’existence d’un mécanisme liant les pleurs à l’expulsion de substances particulières provoquant le soulagement.Au-delà de cette incertitude biochimique, l’idée que les larmes émotionnelles procurent un soulagement est en elle-même sujette à débat. Des études ont montré qu’en règle générale, les gens se sentent mieux après avoir pleuré. Cependant, en conditions de laboratoire, les gens ayant pleuré après avoir visionné des films tristes ne se sentaient pas mieux que ceux dont les yeux étaient restés secs. Au contraire, ceux qui avaient pleuré présentaient de plus grands bouleversements physiologiques. Quelle est la raison de cette divergence ? Vingerhoets émet l’hypothèse que les gens qui ont répondu à l’étude ont pu se souvenir de s’être senti mieux quelques temps après avoir pleuré. Ou peut-être ont-ils été influencés par la façon dont ils pensaient devoir se sentir – c’est-à-dire mieux. Il est aussi possible que les personnes ayant répondu à l’étude ont été réconfortées lorsqu’elles pleuraient, se sentant mieux ensuite, mais ce n’était pas le cas au laboratoire. Il est possible malgré tout que pleurer apporte un soulagement, mais pas immédiatement. Dans les résultats de ses expériences les plus récentes, Vingerhoets et ses collègues ont observé l’humeur des gens avant et après avoir regardé des films tristes. Ils ont découvert qu’immédiatement après le film, ceux qui avaient pleuré se sentaient plus mal, tandis que les autres n’ont rapporté aucun changement d’humeur. Mais après avoir mesuré l’humeur 20 minutes et 90 minutes après le film, ils ont découvert qu’une heure et demie plus tard, ceux qui avaient pleuré se sentaient encore mieux qu’avant le film. « Peut-être qu’il faut juste du temps pour que les effets positifs se manifestent », dit Vingerhoets. Il serait nécessaire de toucher un fond émotionnel, poursuit-il, pour retrouver son état normal et plus encore.
Le signal honnête
D’après Vingerhoets, c’est Oren Hasson qui a formulé le premier l’hypothèse que les larmes émotionnelles seraient un « signal honnête ». Il s’est fait la réflexion que puisque les larmes attirent l’attention et qu’elles expriment la vulnérabilité de la personne qui pleure, les gens ne pleurent pas à moins que la situation ne l’exige. Cette idée pourrait aussi aider à expliquer l’évolution des larmes. Il est utile d’avoir un signal SOS auquel les gens peuvent faire confiance et répondre les yeux fermés. Je pense souvent à l’histoire du garçon qui criait au loup. Le petit berger donne une fausse alerte par ennui, puis il rit lorsque les gens viennent à son secours. Mais quand le garçon rencontre un loup pour de vrai, les gens ignorent ses appels et ses moutons se font manger. Morale de l’histoire : il ne faut signaler d’urgence que lorsque la situation l’exige. Sans quoi les signaux d’alerte perdent leur valeur et leur viabilité. Il en va de même pour les pleurs : les larmes doivent être honnêtes. L’ennui, c’est que contrairement au signal du loup, les larmes peuvent honnêtement signifier différentes choses, et toutes ne sont pas dignes de tirer la sonnette d’alarme.
Parfois, j’ai peur que pleurer pour de petites choses revienne en quelque sorte à crier au loup. J’ai l’impression d’envoyer un signal que les gens vont interpréter et de leur mentir, quelque part. je suis obsédée par l’honnêteté et cela me pose donc un gros problème. Mais souvent, je ne sais même pas si mes larmes sont un mensonge car je ne sais même pas ce qu’elle signifient. Et on ne peut pas mal interpréter un signal dont la vraie signification, dans ce cas précis sa signification pour moi, demeure inconnu. Je pense que mon inquiétude vis-à-vis de l’honnêteté vient d’un problème médical chronique dont je souffre et qui me fait penser qu’un banal mal de tête peut aussi être le signe de quelque chose de grave. Sans entrer dans les détails, je suis née hydrocéphale, avec « de l’eau dans le cerveau ». Mon cerveau ne permet pas la bonne circulation du fluide cérébro-spinal qui irrigue normalement tout le système nerveux central. J’ai donc une dérivation qui draine le fluide hors de mon cerveau et régule la pression de mon crâne. Si la valve est obstruée, la pression monte et jusqu’à ce qu’elle se débouche, soit d’elle-même soit grâce à une intervention chirurgicale, j’expérimente différents symptômes désagréables, dont le plus caractéristique est la migraine.
Lorsque j’ai un petit mal de tête, je pleure en partie de douleur mais surtout d’inquiétude. Je repense aussi à l’histoire du berger. Je ne ferai jamais semblant d’avoir un tel problème, mais il arrive que je ne sache pas s’il s’agit bien d’une obstruction avant d’être opérée pour arranger ça. Jusque là, la « petite migraine » comme les larmes qui l’accompagnent sont une énigme. Ce peut être le signe d’un grave problème ou de rien du tout. Ainsi, il arrive souvent que mes larmes n’aient pas de raison fondée. Quand sont bel et bien le signe d’une souffrance chez l’être humain ? D’après Vingerhoets, les situations qui provoquent le plus souvent des larmes sont les morts, les ruptures et les pertes d’emploi – des événements qui rendraient triste n’importe qui. Mais les pertes monumentales comme celles-ci sont rares pour la plupart des gens. Lorsqu’on demande aux gens de parler de la dernière fois qu’ils ont pleuré, ils évoquent des raisons plus variées et plus triviales. L’idée que les larmes des adultes sont uniquement des signaux d’alarme est une sur-simplification de leur fonction. D’après Vingerhoets, les pleurs sont affectés par : a. la situation b. votre attitude envers cette situation c. la facilité avec laquelle vous pleurez d. le contrôle que vous avez sur vos larmes e. si des gens vous réconfortent ou si cela vous embarrasse. La situation à laquelle vous êtes confronté-e ne représente qu’un seul de ces facteurs. Explorons les autres. L’attitude Comme on peut s’y attendre, la façon dont on perçoit une situation détermine la façon qu’on a d’y réagir. Par exemple, une tendance à voir les choses négativement engendre plus de larmes. Le seuil De nombreux facteurs influencent la facilité avec laquelle on pleure. Certaines personnes sont plus résistantes que d’autres et les choses doivent aller plus mal pour qu’elles versent des larmes. Les femmes ont tendance à pleurer plus facilement que les hommes. La perte de sommeil et l’alcool abaissent le niveau. Les traitements de l’humeur, en particulier les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine, peuvent l’élever. La retenue Lorsque vous atteignez votre seuil et que vous avez envie de pleurer, pouvez-vous vous en empêcher ? Certaines personnes en sont capables et d’après Vingerhoets, elles retiennent leurs larmes en recourant à des « trucs » cognitifs, comme la distraction. Réactions On dit souvent que si quelqu’un vous réconforte lorsque vous pleurez, vous vous sentez généralement mieux après, et c’est vrai. Mais cela ne veut pas dire pour autant que le réconfort empêche les larmes de couler. Quand les gens me réconfortent, j’ai tendance à pleurer davantage, peut-être parce que j’ai le sentiment d’avoir leur permission. Les problèmes médicaux On pourrait penser que les gens souffrant de dépression pleurent plus que les autres, ou que les gens qui pleurent beaucoup doivent être en dépression. La réponse à cette interrogation n’est pas claire, d’après Vingerhoets. Certaines personnes déprimées pleurent beaucoup, d’autres disent avoir perdu toute capacité à pleurer. Quand les gens dépressifs pleurent, les larmes provoquent moins souvent de soulagement. Vingerhoets affirme que d’un point de vue médical, les pleurs ne sont pas pris en compte dans le diagnostic d’un trouble de l’humeur, sans qu’ils le perturbent pour autant. Certaines personnes souffrant de maladies neurologiques – sclérose latérale amyotrophique, sclérose multiple, tumeurs au cerveau, attaques cérébrales – développent des « pleurs pathologiques ». Vingerhoets récuse le terme tant on en sait peu sur ce qui constitue la norme des pleurs. Il préfère parler de « pleurs excessifs ». Les personnes frappées par ce mal pleurent véritablement sans savoir pourquoi et sont incapables de contrôler leurs larmes. Lorsqu’on leur demande s’ils se sentent particulièrement tristes, les patients répondent que oui, précisément à cause du fait qu’ils pleurent. Pour illustrer ce cas de figure, Vingerhoets m’a communiqué l’extrait d’un entretien avec un patient qui avait eu une attaque et s’est mis à pleurer beaucoup plus par la suite :
Le patient : Je déteste pleurer autant. Je déteste ça.
L’intervieweur : Vous ne pleuriez pas, avant ?
Le patient : Très peu. J’ai toujours pensé que j’étais une personne d’humeur égale, et relativement heureuse. Donc ça m’embête.
L’intervieweur : Diriez-vous que vous n’êtes pas aussi heureux qu’auparavant ?
Le patient : Pas quand je pleure aussi facilement. Ça me met hors de moi. J’aimerais pouvoir m’en empêcher.
Vingerhoets fait remarquer que les patients souffrant d’autres problèmes de santé, pas nécessairement neurologiques, comme le cancer ou les maladies cardiaques, disent pleurer davantage. Il estime que leurs larmes sont peut-être dans ce cas une réponse émotionnelle au fait d’avoir un problème médical plutôt qu’un symptôme de la maladie elle-même. « Des pleurs plus fréquents chez des patients qui présentent des désordres neurologiques ne sont pas nécessairement dus à une pathologie cérébrale. C’est plutôt lié aux changement de perspectives dramatiques qui interviennent dans leur vie. » J’imagine que le stress de souffrir d’une maladie chronique joue probablement un plus grand rôle dans mes larmes que mon affection neurologique elle-même, mais qui sait ?
Larmes de joie
Viennent ensuite les célèbres larmes de joie, qui nous montent aux yeux dans certaines situations à priori tout sauf tristes. Dans son article, Tom Dixon évoque l’idée du psychanalyste Sandor Feldman selon laquelle les larmes de joie ne seraient pas ce qu’elles paraissent. Derrière chaque instant de fierté ou de joie, disait Feldman, il y a la conscience de la nature transitoire de la vie et du bonheur. La vue de petits enfants peut nous tirer des larmes de tendresse, mais c’est parce que nous savons que, comme nous, ils perdront bientôt leur innocence, et que le temps idyllique de l’enfance disparaîtra pour laisser la place au monde plus laid des adultes. « Les enfants », observait Feldman, « ne pleurent pas devant le happy ending : ils sourient. Ceci car ils n’ont pas encore accepté l’idée de la mort. On commence probablement à pleurer devant une fin heureuse quand la mort est acceptée comme un fait inévitable. » Nous pleurons, conclut Feldman, à cause du sort qui nous attend : « Il n’y a pas de larmes de joie, seulement des larmes de tristesse. »
~
J’étais sortie sous le ciel encore bleu de cette soirée d’été pour acheter une bière au magasin du coin. J’avais l’impression que les nuages s’écartaient devant moi à chaque pas. Je vis dans une rue très calme, je pouvais donc sans souci regarder en l’air en marchant, pour contempler le ciel où s’étiraient des nuages pâles. Le temps me ravissait. Puis j’ai eu une idée, qui m’a rendue plus heureuse encore. Peut-être que ce que voulait dire Verlaine, c’est que les larmes sont pareilles à la pluie tout comme les émotions sont pareilles au temps qu’il fait. Le climat d’un jour donné ne vous informe pas plus sur l’état du monde que votre humeur ne vous renseigne sur l’état de votre vie. La météo est aux sentiments ce que le climat est à l’état de votre vie. Tout le monde sait qu’il ne faut pas prendre la météo trop au sérieux. On s’habille en fonction du temps qu’il fait ou on prend un parapluie, mais on ne décide pas subitement de changer de vie parce qu’il pleut. Cela ne veut pas dire, évidemment, que le temps n’a aucune influence sur notre humeur. Mais l’humeur est une chose personnelle. Je me sens souvent terriblement responsable de mes sentiments, et mon incapacité à les cacher ajoute à ma culpabilité. Il est important de voir le verre à moitié plein, et lorsque je n’y parviens pas, je m’en veux d’être triste. Mais on ne peut rien au temps, et dire qu’il s’agit d’un jour nuageux plutôt que peu ensoleillée ne semble pas pessimiste, mais rationnel. Peut-être serait-il plus réconfortant d’envisager notre humeur comme le temps : une chose pour laquelle on ne devrait pas se sentir coupable, et à laquelle on ne devrait pas faire aussi attention. Lorsqu’il pleure dans votre cœur, sortez un parapluie.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Crying: An Exploration », paru dans Brain Decoder. Couverture : Larmes, de Man Ray.
DÉSOLÉ, IL SEMBLE QUE LES ALLERGIES SOIENT BONNES POUR LA SANTÉ
Ruslan Medzhitov a toujours rejeté la théorie dominante : pour lui, les allergies sont bonnes pour la santé. Et il a les moyens de le prouver.
I. Une théorie controversée
Dans mon cas, c’étaient des frelons. J’avais 12 ans cet été-là et je passais l’après-midi avec un ami. Je courais dans un champ envahi par les herbes hautes, près de chez lui, quand j’ai shooté dans un nid de frelons de la taille d’un ballon de foot. Une nuée d’insectes furieux s’est ruée sur mes jambes : leurs piqûres étaient comme des aiguilles brûlantes. Je suis parvenu à les repousser et j’ai couru chercher de l’aide, mais après quelques minutes j’ai senti que quelque chose n’allait pas. Une constellation d’étoiles roses était apparue autour des piqûres. Elles enflaient à vue d’œil et d’autres commençaient à apparaître en haut de mes jambes. Je faisais une réaction allergique.
La mère de mon ami m’a donné des antihistaminiques et m’a installé à l’arrière de son van. Elle m’a conduit à l’hôpital le plus proche. Ma peur grandissait à chaque minute. J’avais vaguement conscience des choses horribles qui peuvent arriver lorsque les allergies dégénèrent. J’imaginais l’urticaire atteindre ma gorge et m’empêcher de respirer. Mais j’ai survécu pour raconter mon histoire. Ma peau est retombée comme un soufflet à l’hôpital, ne me laissant pour cicatrice qu’une peur-panique des frelons. Un test allergologique a toutefois confirmé ma vulnérabilité à ces insectes. Pas aux abeilles, pas aux guêpes, pas aux bourdons : seulement au type particulier de frelons qui m’ont piqué ce jour-là. L’infirmière m’a averti qu’il se pourrait que je n’aie pas autant de chance la prochaine fois. Elle m’a tendu un auto-injecteur d’adrénalineEpiPen et m’a dit d’enfoncer la seringue dans ma cuisse si je me faisais piquer de nouveau. L’adrénaline augmenterait ma pression artérielle, ouvrirait grand mes voies respiratoires et me sauverait peut-être la vie. J’ai eu de la chance : c’était il y a 35 ans et je ne suis jamais retombé sur un nid de frelons. J’ai perdu l’EpiPen il y a des années. Tous ceux qui souffrent d’allergie ont une histoire à raconter sur son origine, un récit sur le jour où ils ont découvert que leur système immunitaire se détraque quand telle ou telle molécule s’introduit dans leur corps. Il existe des centaines de millions d’histoires comme la mienne.
Aux États-Unis, près de 18 millions de personnes sont sujettes au rhume des foins et les allergies alimentaires touchent des millions d’enfants. Elles sont aussi de plus en plus répandues dans le monde entier. La liste non-exhaustive des allergènes comprend le latex, l’or, le pollen, la pénicilline, le venin d’insecte, l’arachide, la papaye, les piqûres de méduse, le parfum, les œufs, les matières fécales d’acariens, les noix de pécan, le saumon, le bœuf et le nickel. Quand une de ces substances déclenche une allergie, les symptômes peuvent aller d’une simple gêne à la mort de la personne. Des réactions cutanées apparaissent, les lèvres gonflent. Le rhume des foins provoque des reniflements et des picotements des yeux, les allergies alimentaires des vomissements et des diarrhées. Pour une minorité d’entre nous, les allergies peuvent déclencher une réaction potentiellement mortelle de tout l’organisme connue sous le nom de choc anaphylactique.