« Il y a quelque chose là-bas », murmure Leo en désignant la porte de la salle de classe. Avec un brin de tension dans la voix, le jeune homme scrute les oscillations de son enregistreur, à la recherche d’un phénomène de voix électronique sortant de l’ordinaire. Le 24 novembre 2017, entre les murs de l’école primaire de Poasttown, dans l’Ohio, ils sont cinq enquêteurs à s’être lancés sur la piste de fantômes d’enfants, qui hanteraient ce lieu connu des amateurs de phénomènes étranges. Immortalisés par leur caméra à vision nocturne, les chasseurs parcourent les couloirs de l’école à la recherche d’un murmure, d’une ombre ou d’un rayonnement magnétique qui leur signalerait la présence d’un esprit.
Sur un fond sonore angoissant, lampes torches à la main et regards concentrés, les membres des Zodiacs Supernatural Investigators posent dans un vieux cimetière envahi par la brume. Ainsi débutent les vidéos tournées par ces quatre jeunes de l’Ohio, âgés d’une vingtaine d’années, qui s’évadent de leur quotidien en se lançant sur la piste d’esprits en tout genre. Pour leurs activités de chasseurs, les Zodiacs Cody Dodson, James Snider, Sydney Noel et Roger Caudle préfèrent toutefois se faire appeler Leo, Aries, Aquarius et Cancer – des noms de code qui leur permettraient de se protéger de l’emprise d’esprits maléfiques.
Enquêteurs de l’invisible
De nos jours, les Zodiacs Supernatural Investigators sont loin d’être les seuls à partir à la chasse aux fantômes. Qu’ils enquêtent dans les forêts du Midwest américain, dans d’anciens temples hindous ou dans les châteaux hantés de France, de plus en plus de groupes de chercheurs paranormaux s’arment d’équipements sophistiqués pour tenter de démasquer l’invisible. Grâce à des détecteurs de champs électromagnétiques et des enregistreurs de phénomènes de voix électroniques, ils viennent à la rescousse de personnes désespérées, qui affrontent des situations qu’ils n’arrivent pas à expliquer. « Il y a des choses, là-dehors, que les gens n’imaginent même pas », raconte Cody Dodson, qui s’est formé pendant des années grâce à des livres et sur Internet avant de lancer son équipe.
Du côté de Grégory Delaplace, enseignant-chercheur en anthropologie à l’université Paris-Nanterre, ce sont les peuples des steppes de Mongolie qui ont fait naître sa curiosité pour les fantômes. Aux côtés des pasteurs nomades, ces bergers Dörvöd au mode de vie traditionnel, il a découvert le chamanisme, les possessions, et les récits d’apparitions inexpliquées. « Les fantômes, ce sont des choses qui arrivent […] on peut décider de ne pas croire à leur existence, mais ils ne nous demandent pas notre avis pour apparaître », raconte le chercheur. Comme il l’explique, les manifestations de l’invisible diffèrent selon les cultures, mais il n’y a pas un seul pays au monde qui ne possède pas ses histoires de fantômes et d’esprits. À Tokyo, par exemple, les appartements dans lesquels une tragédie est arrivée – suicide, meurtre – sont considérés comme hantés, et voient leur prix dégringoler sur le marché de l’immobilier. Et même dans l’une des dix villes les plus chères au monde, ces jiko bukken trouvent rarement preneurs.
« Quand vous pensez faire face à un fantôme, il faut chercher un spécialiste rituel, quelqu’un qui va vous aider à trouver le mort et à l’exorciser », poursuit Grégory Delaplace. C’est à ce moment-là qu’interviennent les médiums, les chamans, mais aussi les chasseurs de fantôme, comme les Zodiacs, qui viennent « nettoyer » les lieux de ces présences surnaturelles. « Nous parlons aux fantômes, nous leur disons qu’ils doivent partir et aller de l’avant. Et si ça ne marche pas, nous réalisons des rituels, avec de la sauge et d’autres plantes », explique Cody Dodson. Selon lui, ces rites incitent les esprits à reprendre leur route vers l’au-delà, et permettent aux personnes affectées par leur présence de retrouver la sérénité.
Que l’on croie aux fantômes ou non, le plus important semble donc d’agir rapidement. Sinon, les conséquences peuvent être terribles : comme l’a observé le chercheur sur les terres d’Asie Centrale, des cas de folie inexpliquée ou des décès en série sont régulièrement attribués à une possession par des fantômes. Il faut donc une médiation, une prise en charge par des spécialistes rituels, qui sauront expliquer l’inexplicable. Comme le dit la chanson : Who you gonna call? Ghostbusters!
Histoires de fantômes
Année 1871, à Londres. Devant une salle comble, Florence Cook pénètre dans le secret de son cabinet noir. La célèbre médium britannique s’isole pour pouvoir entrer en transe, et le savant William Crookes, attentif, veille au bon déroulement de l’expérience. Quelques instants plus tard, les rideaux sont tirés, et une silhouette de femme apparaît à côté de Florence, dissimulée sous un voile : elle est présentée comme Katie King, une « matérialisation complète » de l’esprit de la médium. Vêtue de blanc, elle salue la salle et retourne se cacher derrière les pans de tissu, sous les applaudissements à tout rompre du public londonien.
Depuis le début des années 1850, les britanniques sont pris de fascination pour le spiritisme, une croyance qui attire de nombreuses personnes – et par dessus tout, les scientifiques de la Société de recherche psychique. William Crookes, son président, est un chimiste et physicien renommé. Il a découvert le thallium, et inventé le radiomètre de Crookes. Toutefois, comme de nombreux individus avant lui, il s’est piqué de curiosité pour la parapsychologie, les sciences psychiques, et l’étude des phénomènes paranormaux. L’explication, selon Grégory Delaplace, est qu’il y a un fil rouge dans l’histoire humaine, « une forme de curiosité qui a toujours attiré l’homme dans la quête de l’invisible et de l’inexpliqué ».
Phantasma, le terme latin désignant les fantômes mais aussi le fantasme, l’illusion, était déjà utilisé à l’époque de la Grèce Antique. Dans les pages de L’Odyssée, publiée au VIIIe avant J.-C., Ulysse fait déjà face à des apparitions lors de son passage aux Enfers. Dans le Chant XI du poème épique, des esprits comme celui de sa défunte mère, Anticlée, lui apparaissent depuis l’au-delà. Cette évocation du royaume d’Hadès, centrale dans les mythes de l’Antiquité, est l’une des premières allusions connues au retour des âmes après la mort.
C’est dans les cimetières du Moyen-Âge, des siècles plus tard, que les chasses aux fantômes débutent réellement. Les habitants s’y aventurent, à la nuit tombée, pour tenter d’apercevoir les esprits entre les croix et les pierres tombales. Afin de décourager les curieux, de nombreuses rumeurs circulent, prétendant que les défunts peuvent se saisir des chasseurs et les entraîner avec eux jusque dans l’au-delà. Comme le raconte Grégory Delaplace, « la conversion au protestantisme a ensuite été un grand moment de rupture : on considère que les hommes sont soit élus soit damnés, il n’y a donc plus de raisons de revenir sur Terre ». Dans l’Europe du XVIe siècle, les fantômes deviennent plus couramment des démons, des êtres malveillants qui doivent être expulsés à tout prix du monde des vivants.
Pour le professeur de l’université de Neuchâtel Daniel Sangsue, auteur d’un essai sur les fantômes, il faudra ensuite attendre le XIXe pour connaître un regain d’intérêt pour les phénomènes paranormaux. Ce sont les savants de la Société de recherche psychique qui, dès 1882, incarnent un engouement nouveau pour les sciences occultes. Entre les murs de briques de leur bâtiment londonien, ceux qui souhaitaient mettre fin aux spéculations sur les fantômes finissent par devenir les chasseurs d’esprits les plus convaincus. Et certains, comme William Crookes, s’y passionnent jusqu’à l’aveuglement : il n’aura jamais réalisé que la matérialisation de Florence Cook n’était qu’une imposture, et que cette dernière réalisait sa performance avec une doublure.
Ces investigateurs de l’étrange trouvent finalement une figure emblématique en la personne d’Harry Price, auteur de l’ouvrage Confessions d’un chasseur de fantômes. Dans les années 1920, ce Britannique est l’un des premiers à enquêter ouvertement sur les phénomènes paranormaux, et à revendiquer son activité de chasseurs d’esprits. Fondateur en 1925 d’une autre société de l’occulte, le Laboratoire national de recherche psychique, Price s’est surtout fait connaître en démasquant plusieurs faux médiums. Chasser les imposteurs a permis de donner une vraie crédibilité à son travail d’enquêteur, qui demeure toujours une référence auprès des chasseurs de fantômes.
Chasseurs 2.0
La longue cadillac Ecto-1 blanche quitte la caserne new-yorkaise en trombe, gyrophares allumés sur le toit. Sur la musique culte de Ray Parker Jr., Peter Venkman, Raymond Stanz et Egon Spengler traversent la ville à toute allure, assombrie par des nuages maléfiques. Vêtus de leurs combinaisons de pilotes de l’aviation américaine, les trois enquêteurs arment leurs Proton-Pack, dans l’ultime espoir de sauver New York d’une invasion de créatures terrifiantes. En 1984, la comédie fantastique à petit budget Ghostbusters n’était pas partie pour devenir un succès. Mais contre toute attente, le film réalisé par Ivan Reitman a acquis un statut de film culte, et contribué à propulser les chasseurs de fantômes sur les écrans du monde entier.
« Je suis de la génération Ghostbusters et X-files. […] Nous avons tous des références au paranormal qui nous entourent », raconte Nicolas Delancray. Âgé de 36 ans, ce Dijonnais a fondé sa propre association d’enquête sur les phénomènes surnaturels, Spirit XperienZ. Et comme il le raconte, les chasseurs de fantômes sont entrés petit à petit dans son quotidien grâce à des séries comme Supernatural, ou des jeux vidéo comme Resident Evil et Silent Hill. Devenus des références, ils ont donné envie à de nombreux jeunes de partir par eux-mêmes à la poursuite des esprits.
Quelques années après s’être rassemblés devant le petit écran, la communauté des passionnés de surnaturel a trouvé un outil beaucoup plus adapté à ses activités : Internet, et en particulier YouTube. Ces enquêteurs du paranormal, qui rejettent souvent l’appellation de « chasseurs de fantômes » comme Nicolas Delancray, partagent leurs investigations sous formes de vidéos, accompagnées des preuves qu’ils disent avoir collectées. Ce web du paranormal, qui mélange vidéos amateurs et chaînes quasi-professionnelles, est devenu le porte-voix de ces passionnés de l’étrange.
La plupart d’entre eux sont comme les Zodiacs : des jeunes à la recherche d’émotions fortes, mais aussi désireux d’aider ceux dont la vie serait perturbée par la présence de fantômes. Comme les membres de Spirit XperienZ, ils leur viennent en aide gratuitement, souvent pendant plusieurs heures, et dépensent des centaines d’euros pour s’offrir leur matériel d’enquêteurs. Cody Dodson estime que cet investissement en vaut la peine : « Les gens que l’on aide dorment mieux la nuit, ils respirent mieux, ils ne ressentent plus la pression causée par l’esprit. C’est vraiment génial. »
Si ces enquêteurs amateurs tentent de rendre leur propos le plus crédible possible, en enregistrant et documentant méticuleusement leurs missions, ils sont régulièrement cibles de critiques, parfois violentes. Les révélations de trucage dans l’une des vidéos du youtubeur Guss DX, l’un des principaux chasseurs de fantômes français, a également instillé le doute chez les amateurs d’histoires de fantômes. Le vrai problème de l’invisible est que l’on ne peut le qualifier, ni y apporter des preuves irréfutables, et comme la plupart de ces investigateurs n’ont pas de qualification scientifique, leur activité est très souvent reléguée au rang du divertissement.
« Les individus qui ont vécu des expériences n’osaient pas en parler il y a dix ans, de peur d’être pris pour des fous, mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. »
S’ils ne peuvent prouver qu’ils disent vrai, personne ne peut certifier pour autant qu’ils fabulent : et c’est dans cette petite marge d’action qu’évoluent aujourd’hui les chasseurs de fantômes. D’après Grégory Delaplace, la raison est assez simple : «Comme en Mongolie, les gens croient à certaines histoires et pas à d’autres, selon les schémas qui leur semblent les plus crédibles. » Comme il en a fait l’expérience dans les steppes de Mongolie, aux côtés des cavaliers nomades, le scepticisme n’empêche pas l’invisible de faire partie du quotidien. Il évoque également l’exemple de la France, où les histoires de fantômes sont plus confidentielles, mais n’ont pas disparu pour autant.
À Dijon, Nicolas Delancray s’étonne même du succès de son petit groupe, de plus en plus sollicité. « Les individus qui ont vécu des expériences n’osaient pas en parler il y a dix ans, de peur d’être pris pour des fous, mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. » Aux États-Unis, le nombre d’enquêteurs du paranormal s’est même démultiplié en l’espace de quelques années : de 1 600 en 2012, ils sont passés à 4 323 groupes, selon le site Paranormal Societies. « Les jeunes d’aujourd’hui sont plus ouverts, ils veulent apprendre et participer à des investigations », approuve Cody Dodson, qui espère agrandir l’équipe des Zodiacs. La chasse aux fantômes a de beaux jours devant elle.
Couverture : Les Zodiacs, par Roger Caudle.