Vent mauvais

À Chatham, une ville canadienne postée à l’est de Detroit, une petite bouffée d’air chaud accompagne le vent des Grands Lacs. Elle transporte une odeur sucrée-salée, dont l’intensité grandit sur les bords du Thames, au niveau du 145 King St W. C’est l’adresse du Satellite, un restaurant coiffé de tuiles oranges et d’une guirlande lumineuse, discret bloc de briques pris entre un pub et une boutique de vêtements. Il y a 58 ans, un cyclone tropical s’est formé ici, qui ne cesse depuis de siffler. Le Satellite a donné naissance à la pizza à l’ananas, et du même coup à un des débats les plus virulents de la gastronomie moderne, affolant le thermomètre de la critique et déversant sur Chatham des trombes d’accusations.

« La pizza hawaïenne a en fait été inventée au Canada », explique par téléphone Anthony Falco, consultant international en pizza basé à New York. « Généralement, les Hawaïens préfèrent d’ailleurs ne pas y être associés car c’est un sujet hautement controversé. » Si les habitants du 50e État américain savent que la recette s’est largement diffusée aux États-Unis, où on peut en commander dans la majorité des pizzerias, ils savent aussi qu’elle est souvent vue comme un affront à l’art culinaire italien. Selon une étude conduite par l’institut Yougov Omnibus en 2019, l’ananas est le pire ingrédient à ajouter à une pizza pour un quart des Américains.

Dans son pays d’origine, le mélange improbable n’a guère meilleure presse. Début 2020, la chaîne québécoise Bàcaro Pizzeria a demandé à ses clients si l’ananas devait être proscrit des cuisines. Ils ont été 53 % à voter en faveur du bannissement, d’après les résultats publiés au mois de mars. « Les gens se sont exprimés, donc nous l’avons retiré du menu », indique Tommaso Mulé. Selon le cofondateur de cette enseigne de Montréal, la pizza à l’ananas est très clivante : soit les clients prennent un air dégoûté à sa vue, soit ils l’adorent.

L’inventeur de la pizza hawaïenne, Sam Panopoulos

Guðni Jóhannesson fait partie des premiers. En 2017, le président islandais a rendu visite à une école d’Akureyri, dans le nord du pays. Après lui avoir demandé, entre autres choses, quel était son club de foot anglais favori, les élèves ont voulu savoir s’il aimait la pizza à l’ananas. Préférant éviter la langue de bois, le chef d’État a expliqué qu’il était opposé à l’idée même de mettre ce fruit sur une pizza. La rumeur d’une interdiction a alors couru avant d’être démentie dans les colonnes du Guardian, de CNN, d’USA Today et de Foreign Policy.

Avec le célèbre chef britannique Gordon Ramsay, pour qui la pizza hawaïenne est une hérésie, l’écrivain culinaire américain Jim Mumford juge que tomate et ananas ne doivent pas être mélangés. « Chaque ingrédient d’une pizza joue un rôle et il est inutile d’avoir deux saveurs qui apportent les mêmes notes sucrées », juge-t-il. Anthony Falco voit les choses autrement. « À la base, l’ananas est un fruit d’Amérique du Sud, comme la tomate et le piment. Je ne vois pas pourquoi on devrait hésiter à s’en servir. La tomate n’est pas plus traditionnelle dans la cuisine italienne que l’ananas. » C’est à peu près la réflexion qui a conduit, dans ce qui ressemble bien à un cadavre exquis, un immigré grec à inventer la pizza hawaïenne au Canada il y a 58 ans.

Exception culturelle

À Chatham, derrière le mur en briques du Satellite, les premières personnes à avoir vu arriver de l’ananas sur une pâte couverte de sauce tomate n’ont pas songé aux origines de ces deux fruits. « Les gens me disaient que j’étais fou de faire ça », se souvenait Sam Panopoulos, le restaurateur canadien d’origine grec qui a inventé l’hawaïenne en 1962. À l’époque, la pizza n’était pourtant pas le monument de la gastronomie qu’elle représente aujourd’hui, avec ses codes et ses interdits. Fondé en 1851, le New York Times a attendu 1944 pour présenter ce plat italien méconnu à ses lecteurs.

Une décennie plus tard, Sam Panopoulos a quitté la Grèce pour le Canada. En chemin, il a fait escale à Naples, où la pizza serait née en 1889 pour honorer le roi Umberto et la reine Margherita lors de leur visite. Après son arrivée à Halifax, en Nouvelle-Écosse, l’homme de 20 ans a rallié Chatham, en Ontario. Avec ses deux frères, il a ouvert différents restaurants avant de lancer le Satellite. On y mangeait des pancakes au petit-déjeuner, des burgers et des frites au déjeuner et du foie à l’oignon au dîner – rien que de très banal.

« La pizza n’était pas du tout connue à l’époque », a raconté Sam Panopoulos avant sa mort, en 2017. « Il n’y en avait même pas à Toronto, le seul endroit où vous pouviez en manger était Detroit. » Le plat italien n’a toutefois pas tardé à traverser la frontière pour être proposé à Windsor, en face de la Motor City. « J’y suis allé une fois et il n’y avait alors que trois choix de garniture pour une pizza : avec la pâte, la sauce tomate et le fromage, il y avait des champignons, du bacon ou des pepperoni. »

Sam Panopoulos au Satellite

Inspiré par un cuisinier asiatique, dont le porc au caramel était alors le seul plat sucré-salé du coin, le Grec s’est mis à expérimenter de nouvelles recettes de pizzas. Un jour, il y a ajouté des rondelles d’ananas en boîte ramené de Hawaï, cette île devenue le 50e État américain en 1959. Le geste iconoclaste avait beau être réprouvé par ses proches, Panopoulos a tout de suite apprécié l’invention, et a courageusement mis la pizza hawaïenne à la carte. C’est devenu un classique agrémenté de jambon ou de bacon.

Sa réussite est moins liée au hasard que son invention. Comme le fromage, l’ananas contient de l’hexanoate de méthyle, un composé offrant acidité, gras et sel. Surtout, des chimistes coréens ont conclu en 2017 que ce fruit avait des propriétés qui lui permettaient d’améliorer la tendresse et la saveur de la viande, au même titre que le miel : il contient des sucres réducteurs, qui libèrent les arômes d’un steak à la faveur de la cuisson. C’est ce qu’on appelle la réaction de Maillard.

Quant à la tomate, elle peut aussi se marier harmonieusement avec l’ananas, juge le chimiste américain Terry Miesle. Tandis que des acides lactiques et une pointe d’acides citriques se trouvent dans la première, le second renferme beaucoup d’acides citriques et des acides ascorbiques. Ils ont donc des qualités différentes, qui peuvent entrer en contraste — encore faut-il l’apprécier. « Scientifiquement, la pizza à l’ananas stimule deux zone majeures de la langue responsable du goût, le sucré et le salé », défendait l’année dernière Sarah Celestin.

Cette Américaine de 16 ans a écrit au New York Times pour défendre « l’intégrité de la pizza à l’ananas ». Ce plat, est-il « si mauvais qu’un président choisirait de l’interdire s’il le pouvait ? » interrogeait-elle, en référence aux déclarations de Guðni Jóhannesson. « Est-il juste de critiquer une personne parce qu’elle apprécie ce que vous n’appréciez pas ? Mettez-vous à la place d’un mangeur de pizza à l’ananas avant de faire une grimace ou une remarque sarcastique. » Malgré ses bonnes intentions, ce plaidoyer a peu de chance de créer des files d’Italiens prêts à se mettre à sa place. La pizza à l’ananas risque de rester une exception nord-américaine, terre de contrastes, et c’est peut-être mieux comme ça.


Couverture : Robert Loescher