Tribune vide

Par la fenêtre, une lumière encore jeune se propage en faisceaux sur un couple endormi. Ses reflets donnent au parquet des airs de mer d’huile, au milieu de laquelle le lit dériverait comme un radeau. Allongé du côté gauche, dos au matelas, Drake est déjà un peu debout avec sa jambe à l’extérieur. Il porte un survêtement vert. Quand son portable se met à vibrer, le rappeur grimace, dégage son épaule d’une main de femme et se lève en geignant. Une réunion est prévue au lycée à 9 heures. Pour se donner du courage, « Champagne papi » saisit une bouteille ouverte la veille et en boit une gorgée. Un alcoolique applaudirait.

Mais autour de lui, les tribunes sont désespérément vides. Il n’y a pas plus de monde à croiser sur le terrain des Toronto Raptors où il a dormi, lové dans le logo du club de basket de sa ville. C’est comme ça que Drake montre ses passions : engourdies, absentes à elles-mêmes. « J’ai un berceau (crib) vide dans ma baraque (crib) vide », se lamente-t-il dans « March 14 », l’ultime morceau de son nouvel album, Scorpion. Au début du clip qui illustre la sixième piste, « I’m Upset », le chanteur laisse donc une femme assoupie dans le rond central de la Scotiabank Arena. Puis l’instru démarre, accompagnée par une voix déprimante : « Je travaille à mourir », entend-on avant que Drake ressasse son énervement.

Le Canadien ne change guère. Les années passent, les succès s’accumulent tant qu’on lui attribue 5 % des revenus touristiques de Toronto, mais il est toujours peiné. Ce trait de caractère a même donné naissance à l’expression « se sentir Drake » pour « être triste ». Dès le jour de sa sortie, le 29 juin 2018, Scorpion a été certifié disque de platine. En une semaine, ses titres ont été écoutés un milliard de fois en streaming. L’album « explore largement le passé de Drake », constate le critique américain Jon Caramanica « et il essaye peut-être de mettre de la stabilité dans une profonde instabilité émotionnelle. Drake est tel qu’en lui-même : agoniste, play-boy peu sûr de lui, enfant roi torturé. Ici, comme toujours, il est guidé par l’anxiété, parfois de sa propre fabrication. Son fils est né en octobre dernier et une partie de l’objectif de Scorpion était de confirmer cette information. » En devant se rendre à un « rendez-vous au lycée », il se projette ainsi dans son rôle de père.

Sur le titre « Emotionless », Drake affirme qu’il « ne cachai[t] pas [s]on fils au monde » mais qu’il « cachai[t] le monde à [s]on fils ». La rumeur courait depuis qu’en mai 2017, une actrice porno connue sous le nom de Sophie Brussaux a révélé des textos dans lesquels le rappeur lui demandait d’avorter. Elle a trouvé une caisse de résonance dans une vieille brouille avec un autre rappeur. Signé sur Cash Money Records comme Lil Wayne, Drake aurait pris sa défense contre un protégé de Pharell Williams, Pusha T, dans « Dreams Money Can Buy », en 2011. La réplique de ce dernier a entraîné un lancinant échange d’amabilités au détour duquel il accuse notamment le Canadien d’avoir un nègre. « C’était écrit comme Nas mais ça venait de Quentin », tacle-t-il en référence à Quentin Miller dans le titre « Infrared », sur l’album Daytona, sorti le 26 mai 2018.

Appuyé par Nicki Minaj, Drake s’en est défendu dès le lendemain dans « Duppy Freestyle », lançant quelques banderilles au passage. En 48 heures, Pusha T avait fourbi ses armes. Non content d’illustrer « The Story of Adidon » par une photo de son ennemi préféré en plein délit de « blackface », il bavait sur ses parents, son producteur et relançait la rumeur sur sa paternité. De l’avis général, cet assaut a plié le match. Drake se retrouve tout seul sur le terrain de basket, avec la mère d’un enfant visiblement moyennement désiré. « Elle n’est pas mon amoureuse comme Billie Jean mais c’est mon gosse », avoue-t-il dans « March 14 ». « Sandi me disait qu’il suffisait d’une fois, et il a suffi d’une fois. Merde, on s’est seulement vu deux fois, deux fois. »

L’artiste ne néglige d’habitude pas les mises en garde de sa mère. Il a même toujours rêvé de ne pas répéter le schéma familial qu’il a vécu enfant, déchiré entre ses deux parents.

Nouvelle génération

Drake est né par la musique. Si elle ne s’était pas rendue à un concert au Clue Cluenote de Toronto, Sandi n’aurait pas rencontré son père, Dennis Graham, qui était à la batterie ce soir-là. Originaire de Memphis, dans le Tennessee, cet homme à la moustache épaisse reste au Canada jusqu’aux cinq ans du petit Aubrey Graham, avant de s’en retourner d’où il vient. L’enfant grandit donc auprès de sa mère, une éducatrice juive. « Elle m’a vraiment fait apprécier les femmes », raconte-t-il. « Évidemment, je fais aussi de la musique sexy ou sombre, mais j’essaye de ne pas les offenser. Et mon père était tout le contraire d’un modèle pour moi. Je veux être un bon père. En dehors de ça, c’était dur de voir ma mère se battre pour que j’aie une jeunesse agréable. »

Atteinte de polyarthrite rhumatoïde, Sandi ne peut malheureusement guère travailler. Avec l’aide de son frère, qui a repris l’entreprise familiale de vente de matelas pour bébés, sièges auto et berceaux, elle passe d’appartement en appartement, dans la banlieue de Toronto, avant de s’installer à Forest Hill, plus au centre, en 2000. Une famille vit au premier, la mère au rez-de-chaussée et Aubrey dort au sous-sol. « Ce n’était pas grand ni luxueux, mais c’était ce que nous pouvions nous permettre », se souvient-il. « Nous étions pauvres et je pense qu’il a réalisé que, faute d’héritage, il allait devoir faire les choses lui-même », poursuit Sandi. Un jour, alors que le garçon a dix ans, elle le surprend debout sur son lit en train de rapper dans un rouleau de papier toilette en guise de micro.

Ses camarades de classe ont d’autres moyens. « J’allais en cours avec des gosses qui avaient des jets privés. Leurs parents vendaient des Rolex au Canada, ils étaient propriétaires de l’enseigne de produits pour voitures Turtle ou de la marque de vêtement Roots. Je ne me suis jamais senti à ma place, ni accepté. » Alors Aubrey change de lycée. Il trouve à la Vaughan Road Academy un environnement plus varié au sein duquel certains passent leur week-ends à se battre tandis que d’autres participent à des championnats d’éducation. On trouve même, parmi les parents, « des acteurs, des skieurs ou des rappeurs ». Par chance, l’un d’eux, est agent de cinéma. « S’il y a quelqu’un qui vous fait rire, amenez-le moi pour une audition », répète-t-il aux jeunes. Aubrey commence ainsi par jouer la comédie.

Son père l’aide moins. « Il déconnait assez gravement », juge-t-il. Pour compléter ses faibles revenus, Dennis vend de la drogue, ce qui lui vaut d’être arrêté devant son fils « pour quelque chose en lien avec les stupéfiants ou un vol », ajoute le chanteur. « Il la déplaçait ou la refourguait. » Dans le titre « Free Spirit », rendu public en 2009, Drake fait mention d’un envoi d’argent vers Memphis : « J’espère que Western Union a des devises à échanger. Car mon père m’a appelé et je me suis senti coupable et honteux. »

Après avoir pris des cours de danse et joué au théâtre dans des pièces comme Les Misérables et Le Magicien d’Oz, Aubrey acquiert une petite popularité en jouant dans la série Degrassi : The Next Generation. L’assistante du réalisateur se souvient d’un homme à la fois confiant et charmant, qui restait ouvert aux conseils. « Tous ces GIF sur moi, ces stéréotypes que les gens ont de moi, qui me dépeignent comme un personnage trop émotionnel qui pleure dans sa chambre la nuit, ce sont des blagues qui viennent de Degrassi », dit-il. « C’est aussi parce que je suis Canadien et que je fais de la musique pour les femmes. » Aubrey grimace puis hausse les épaules. « J’adore ça. J’aime ces photos quand je les vois sur Instagram. »

Sur la route de Memphis

Drake n’est seulement né par la musique : ce n’est pas tout à fait un cliché de dire qu’elle coule dans ses veines. Outre son père, qui a joué avec Jerry Lee Lewis, il a aussi deux oncles mélomanes : l’un bassiste de Sly and the Family Stone et l’autre auteur de « Love and Hapiness » avec Al Green. « J’ai une histoire familiale folle », admet l’intéressé. « Ma grand-mère faisait du baby-sitting pour Aretha Franklin. » Quand Dennis n’est pas en prison – il a purgé une peine de deux ans et une autre de trois –, il profite des vacances d’été pour emmener son fils à Memphis dans sa Mercury Cougar. Drake y entend des classiques de la soul et du RnB. Il se met même à essayer de les imiter.

Dans la ville de son père, Aubrey découvre le rap « Dirty South » de Three 6 Mafia ou Yo Gotti. Il traîne même avec ce dernier. « J’ai failli me faire tirer dessus au Nouvel An parce qu’on jouait avec des flingues », remet-il. Le jeune homme prend aussi quelques risques en mettant sa voix à l’épreuve du studio. Inspiré par Jay Z et The Clipse, Drake sort sa première mixtape Room for Improvement en 2006, aidé par le producteur floridien DJ Smallz. Après avoir annoncé que son auteur n’est « pas parfait » en introduction, l’album fait référence à « Aleshia, Keisha et Nadia » et rend hommage à Sandi.

En 2008, un impresario de Houston répondant au nom de Jas Prince l’entend sur MySpace et envoie le lien à Lil Wayne. Lequel invite le nouveau rappeur sur sa tournée. Désormais, grâce à ce parrain réputé, Drake est bien entouré. Sur la mixtape Heartbreak Drake, qui sort l’année suivante, il collabore avec Lykke Li, Trey Songz, Lil Wayne, Kyoko, Adreena Mills, Nut Da Kid, Robin Thicke et Colin Munroe. « Pourquoi est-ce que je me sens si seul ? » amorce-t-il pourtant dès le premier morceau, produit par Kanye West. Même le gros contrat que lui offre Cash Money Records ne paraît pas le réconforter. Même si Jay Z et Kanye sont « des amis », Aubrey devient « physiquement malade » lorsqu’il entend leur titre « Ni**as in Paris » sur l’album Watch the Throne de 2011 : « Je me suis dit : “Comment est-ce que je n’y ai pas pensé ?” »

Drake s’en inspire finalement pour écrire « Started From the Bottom » pour l’album Nothing Was The Same. Juste avant sa sortie, début 2013, un opus vieux de deux ans, Take Care, est nommé meilleur album rap. Sur le coup, le rappeur jubile : il se filme en train de boire à même la statuette. En octobre, il tient d’ailleurs à rectifier son image. Sa vie, confie-t-il, n’est pas une histoire triste et déprimante : « J’en ai marre des gens qui disent que je suis seul et émotif et qui associent ça à ma recherche d’une femme. Je déteste ça, ça m’agace vraiment parce que je fais bien de la musique qui transmet des sentiments, mais je ne suis pas ce mec dans la vraie vie – je suis heureux, ma vie est excitante. »

Mais Drake paraît essayer de se convaincre lui-même. Sur l’album If You’re Reading This It’s Too Late, il mentionne 12 femmes différentes, souvent avec des regrets. « Je ne cours plus après les filles comme il y a trois ans, quand j’essayais de serrer pour compenser toutes ces années où elles ne me parlaient pas », confie-t-il. « Mais je n’ai rencontré personne qui fait que personne d’autre ne compte. » Quand il est interrogé sur ses relations supposées avec Rihanna, Serena Williams et Jennifer Lopez, Aubrey répond toujours qu’elles sont des amies. Rashida Jones, par exemple, « a un très bel esprit, elle est drôle et talentueuse », élude-t-il.

Dans la foulée de l’album de 2015 qui regorge de références à des femmes, Drake sort « Hotline Bling », un tube international transpirant de mélancolie : « Depuis que tu as quitté la ville / tu t’es fait une réputation / tout le monde le sait et je me sens délaissé », rappe-t-il. Comme un authentique déprimé, Champagne papi n’aime pas que les autres affichent leurs états d’âme. De Kid Cudi, qui ne fait pas mystère de sa dépression, il dit en 2016 qu’il traverse seulement « une phase », comme s’il cherchait à prouver que ses problèmes à lui sont bien plus sérieux. Mais si Drake aime les mots, les joutes verbales avec d’autres rappeurs ne lui réussissent pas : Pusha T le prouve. Et après ce qu’il lui a mis, il y a de quoi pleurer.


Couverture : Drake, Scorpion Bébé Cadum.