Lorsque la lame fend la partie grillée qui dissimule la chair rouge, un son similaire à celui que fait le sucre pressé sur une surface dure rompt le silence, familier des amateurs de viande qui se préparent à déguster un morceau exceptionnel. La côte de bœuf, de l’Aubrac, légèrement persillée, toujours sur son os, danse en suivant le va-et-vient du couteau qui la tranche délicatement. Elle pleure un nectar orangé à chaque caresse de l’acier, résultat des heures passées dans une marinade à l’huile d’olive, rallongée d’une rasade de single malt et aromatisée par quelques herbes récupérées au marché. Mise à nu, elle dégage une odeur suave et ronde, qui masque les effluves du vin blanc que nous avons ouvert pour nous mettre en jambes. Elle a cuit une vingtaine de minutes – « ça suffit pour qu’elle reste bleue » – dans une lourde poêle, dorée par un beurre demi-sel artisanal. Une fois reposée et coupée en plusieurs segments négligemment alanguis sur la planche, elle perd en force brute ce qu’elle gagne en élégance. « Voilà, c’est prêt. »
L’homme qui pose délicatement sur mon assiette deux magnifiques morceaux de bœuf, qu’il accompagne de pommes de terre grenaille sautées, est romancier. Sous le pseudonyme de DOA (pour Dead on Arrival, soit « mort à l’arrivée »), il a publié six livres – un thriller d’anticipation et cinq romans noirs – et signé plusieurs scénarios pour le cinéma et la télévision. Le 26 mars dernier a paru chez Gallimard, à la Série Noire, collection qui l’abrite depuis 2007 et la sortie de Citoyens clandestins, la première partie de ce qui pourrait bien être son magnus opus. Pukhtu – Primo conte les mésaventures d’une poignée d’hommes et de femmes pris dans l’accélération de l’Histoire et le désenchantement d’une guerre sans but. Au centre de cet immense réseau, l’honneur, l’inexorable descente aux enfers de ceux qui lui ont tourné le dos, et la longue bataille de ceux qui tentent de le conserver. Deux ans de travail, un premier manuscrit de 700 pages balancé aux oubliettes, plusieurs voyages à l’étranger et un annuaire de sources et de références ont été nécessaires à la fabrication de son livre. Il y a encore quelques mois, sur la table où nous sommes aujourd’hui installés, des feuilles de papier soigneusement dispersées cachaient totalement le bois foncé qui donne au meuble sa masse et sa prestance. Toutes noircies de son écriture précise, elles constituaient son plan : une frise chronologique agrémentée d’une quantité impressionnante de notes. Le squelette de ce qui allait devenir son livre le plus imposant – au final, les deux volets de Pukhtu compteront plus de 1 400 pages – mais aussi, et paradoxalement, le plus sec et le plus romanesque. DOA s’installe face à moi, avant de se ravitailler à son tour. Alors qu’il se sert, son regard bleu acier suit ses gestes précis. Il vérifie une dernière fois son smartphone avant de l’éloigner de la table. Il débouche une bouteille de Nine, un vin rouge dégoté chez le caviste du quartier, et nous verse deux grands verres. On trinque. Enfin, on dîne. Dans le salon attenant à la salle à manger, la complainte de Paul Banks, le leader d’Interpol, rythme les rasades de vin. On parle de jeu vidéo, de cinéma, de littérature et d’amour tout en se congratulant de déguster un tel mets. « Je pense que, si l’écriture n’avait pas marché, j’aurais été cuisinier. Ou ébéniste. » La phrase est ponctuée d’une caresse sur la table. « En tout cas, j’aurais aimé travailler de mes mains. » Seulement voilà, l’écriture a marché.
Discours sur la méthode
Il y aura toujours ce masque. Celui qui occupe, en gros plan, la couverture de l’édition Folio Policier de Citoyens clandestins, premier rempart entre DOA et ses lecteurs, entre l’anonyme qui se dissimule encore un peu plus et le bouffeur de polar qui ne peut se rattacher qu’à un titre solennel et menaçant – et première étape de ma rencontre avec cet auteur dont j’ignorais encore tout. D’un kaki militaire, il est affublé de deux grands yeux noirs et d’un nez proéminent, percé de mille coupures ; c’est un masque à gaz, accessoire paranoïaque du début des années 2000, quand l’anthrax, Al-Qaïda et le sniper de Washington occupaient les ondes et alourdissaient le monde de leur menace imprévisible. Le petit drapeau américain qu’on devine dans l’œil gauche de l’accessoire achève de raviver les mauvais souvenirs. La combinaison funèbre attire l’attention du chaland qui déambule dans le rayon polar de sa librairie, de sa Fnac ou de son Relay, entre deux trains. Que celui qui cherche une lecture légère passe son chemin. Citoyens clandestins est une fresque sous adrénaline, la peinture sans concession d’un système ancré (la démocratie) en proie à un ennemi diffus (le terrorisme). Fourmillant de détails et de personnages, le livre happe et essore le lecteur. Lorsqu’on le ferme, on transpire.
Sur la quatrième de couverture, on trouve un petit résumé énigmatique sur l’auteur en question, une fois égrainés les titres de sa bibliographie : « Lecteur compulsif sur le tard, il aime le cinéma, la BD, David Bowie, la musique électronique et apprécie aussi la cuisine, les bons vins, le Laphroaig et les Gran Panetelas. » Plus un petit précis de bon vivant qu’une vraie information sur l’écrivain. Mais le curieux qui bascule aujourd’hui le pavé qu’est Pukthu en saura encore moins. « À l’ère du Big Brother planétaire, [DOA] aime qu’on n’en sache pas trop sur lui. » Comme si l’homme voulait disparaître derrière ces lignes, laisser parler ses romans pour mieux brouiller les pistes sur sa propre personnalité. Même son pseudonyme revêt de multiples facettes : D.O.A. – Dead on Arrival est un film de Rudolph Maté de 1950, dans lequel un quidam déboule dans un commissariat et s’écrie : « Je viens rapporter un meurtre : le mien ! » C’est le matricule des patients « morts à l’arrivée » à l’hôpital. C’est aussi une prière musulmane pour les morts. C’est également un sigle de commerce international, qui désigne les bêtes, elles aussi, « mortes à l’arrivée ». Rien de définitif. Seule la confrontation paie. Dans un de ses derniers romans, intitulé Le Prédateur, C.J. Box, auteur de polars ayant pour théâtre les montagnes denses du Wyoming, met en scène le rituel précis et fastidieux d’un chasseur qui choisit l’homme comme unique proie. Quand vous croisez DOA la première fois, vous vous retrouvez dans une position délicate, similaire à celle du gibier du livre de Box ou des héros du film de Schoedsack et Pichel, Les Chasses du comte Zaroff : celle de la bête traquée, de la proie vulnérable, scrutée, analysée sous toutes ses coutures. Le premier contact est facile : la poignée de main est franche et virile. Il s’invite dans le jeu, s’imprègne des règles et occupe l’environnement. Ce jour-là, un pub du VIe fera office d’arène : on y diffuse le dernier match de poule de l’équipe de France qui dispute, en cette toute fin d’été 2011, la Coupe du Monde de rugby en Nouvelle-Zélande – ce sont les Kiwis qu’elle affronte ce jour-là. DOA prend position à un endroit du bar où il s’assure de pouvoir garder un point de vue dominant sur toute la situation, et d’engager aisément la conversation avec le cercle d’amis qu’il accompagne – en sourdine, les Bleus perdent 37 à 17 contre des rivaux dominateurs. Quand ils vous croisent, ses yeux vous transpercent. Mais comme tous les grands chasseurs, c’est l’ouïe qui effectue le plus gros du travail. Une fois sollicitée, votre parole est soigneusement écoutée. Rien ne laisse transparaître le moindre ennui. Mais sans vous en rendre compte, vous êtes déjà cerné. Il est trop tard : il a saisi la personne que vous êtes.
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Quand on ouvre la seconde bouteille de rouge, je me dis que finalement, cette première rencontre s’est plutôt bien passée. Notre discussion a pris un tour plus professionnel : j’interroge l’écrivain sur ses méthodes de travail, son goût pour le réel et sa boulimie du détail. « J’utilise le réel comme matière première pour mes romans. Les lecteurs, ou les journalistes, me demandent souvent où je trouve toute cette matière. J’ai trois sources principales. Je lis beaucoup la presse et la littérature spécialisée ou historique ; 90 % de ce que je mets dans mes livres provient de recherches accessibles à tout un chacun – il suffit simplement de savoir où chercher. Puis, j’utilise les rapports officiels, les documents publiés par le Sénat Américain ou l’Assemblée Nationale. Et enfin, je rencontre des gens qui sont au cœur des événements que je décris. »
Aux deux convives de nous décrire leur quotidien. Les expressions « monter au feu » et « intervention » reviennent régulièrement.
La presse occupe en effet une bonne place dans le bureau de l’auteur. Soigneusement empilés, des exemplaires du Figaro, du Monde ou du New York Times, tous lus avec sérieux et annotés avec précision, forment la glaise de la bibliographie de DOA, et du roman qui est en cours de finition – le second volume de Pukhtu. Dans la bibliothèque, les essais s’entassent, et débordent même sur le parquet. Ils partagent l’espace avec une collection impressionnante de bandes dessinées et une autre majoritairement dominée par des auteurs de thrillers noirs et de romans policiers. Des collègues de la Série Noire et des Américains, en version originale. Toujours. Mais pour trouver trace d’une rencontre, c’est plus difficile. Il faut ressortir. La Manœuvre est une librairie du XIe arrondissement parisien, située au croisement de la rue de la Roquette et de la Cité de la Roquette. Ce soir-là, Gallimard y a organisé la signature de Pukhtu, que DOA a présenté le week-end précédent aux Quais du Polar édition 2015, à Lyon, avec un certain succès. Le lieu est bondé ; les lecteurs se dispersent entre les différents rayons, attendant sagement leur tour pour faire apposer sur leur exemplaire une dédicace forcément personnalisée, et offerte avec plaisir par un auteur qui, s’il se retranche derrière un pseudonyme, ne rechigne jamais à partir à la rencontre de ceux qui le suivent depuis quelques années, ou découvrent son travail pour la première fois. Une seule contrainte : pas de photo. Rapidement, le buffet est englouti par les convives. Du côté de la littérature, la demande est forte, et l’offre suit péniblement. La pile de romans mis en vente disparaît, ce qui pousse un employé de La Manœuvre à récupérer ceux qui décoraient la vitrine. Les fumeurs se sont retranchés à l’intérieur, la pluie les ayant chassés du trottoir où les badauds courent pour éviter les gouttes. Une fois sa mission remplie, DOA rassemble quelques amis proches, et propose de se retrouver dans un restaurant situé à quelques pas de là. La fine équipe, rassurée par l’absence d’averse, se rend tranquillement sur les lieux. Au hasard des placements de table, je me retrouve aux côtés de deux hommes au charisme imposant. L’un d’entre eux, cheveu en brosse et chemise à carreaux tirée sur le torse, déjà détendu par les quelques verres de vin rouge pris au cours de la signature, se lance et demande à ses voisins de se présenter et de raconter ce qu’ils font de beau dans la vie. Éditrice, comédienne, journaliste, employé… Les professions les moins incongrues au cours d’un rassemblement de ce type s’énoncent sans accroc.
À leur tour. « Je travaille à Bruxelles dans le domaine de la Défense », révèle le premier. « Je reviens du Mali, où je coordonne les actions des ONG pour l’armée française », renchérit le second, grand gaillard au crâne lisse et au bouc fourni, qui prend la parole pour la première fois. Un silence respectueux et impressionné s’impose à table. Et aux deux convives de nous décrire leur quotidien. Les expressions « monter au feu », « intervention » et « un type armé » reviennent régulièrement. L’assistance, pendue aux lèvres de ces deux hommes, écoute religieusement les anecdotes incroyables qu’ils débitent à un rythme d’arme automatique. Une rencontre avec un mafieux au milieu du Kosovo. Des doutes sur l’identité d’un homme patibulaire au cours d’un match de foot en Haïti qui se termine par une fusillade. Et d’irrésistibles histoires sur l’amateurisme parfois gaguesque de quelques hauts gradés. Que font ces aventuriers dans l’entourage d’un auteur de roman noir ? Au détour d’une phrase, l’un d’eux explique sa rencontre avec DOA : « J’avais repéré une information dans Citoyens clandestins que seul quelqu’un de particulièrement bien renseigné a pu obtenir. J’envoie donc un mail à DOA, et nous organisons une rencontre. On sympathise. Puis lors de la préparation de Pukhtu, je l’ai présenté à des collègues du renseignement. Avant, bien sûr, d’avoir vérifié que j’avais affaire à un type sérieux. » Un type sérieux qui n’en dira pas plus sur sa troisième source d’information. La discrétion est plus que recommandée dans ces cas-là, et la crédibilité, de l’homme comme de l’œuvre, en dépend. Il conclut : « Disons, aussi, que j’aime bien les voyages dans des régions assez peu touristiques. Et que les Afghans sont un beau peuple. » Sourire.
Citoyens Clandestins revient beaucoup dans nos conversations. Et pour cause. Ce roman a changé la vie de DOA. Après Les Fous d’avril, récit techno-punk aujourd’hui introuvable, et La Ligne de sang, publié chez Fleuve Noir, son troisième opus rencontre enfin le succès public et critique – il remporte son premier Grand prix de la littérature policière en 2007. Le livre place DOA en haut de la liste des auteurs à suivre. Rapidement, la télévision française, envieuse des succès de son homologue américaine, s’intéresse au bonhomme. « Tout d’un coup, je suis devenu un auteur avec lequel on aimerait travailler. Au printemps 2007, deux mois après la sortie de Citoyens Clandestins, je suis contacté par l’équipe de la série Braquo, alors en plein développement pour Canal+. J’avais déjà croisé Olivier Marchal, le créateur de l’idée originale, et Claude Chelli, le producteur, plusieurs fois auparavant, mais nous n’avions jamais travaillés ensemble. Là, ils m’appellent, me proposent de bosser avec eux, pour écrire deux épisodes, les 5 & 6, dits “épisodes de bascule”, parce qu’en théorie, c’est le moment où les personnages principaux, des policiers, changent de bord et passent du côté obscur. » À l’époque où DOA se joint à l’aventure, Braquo, devenu depuis, avec Engrenages, le totem de la Création Originale de la chaîne cryptée qu’on brandit pour revendiquer la crédibilité des séries « Made in France » et « Made in Canal », raconte en effet le lent basculement d’une équipe de flics de l’autre côté de la ligne jaune. DOA accepte la proposition de Marchal et Chelli, même s’il est désireux de l’enrichir. Il propose d’intégrer à son processus d’écriture deux camarades de jeu : Michaël Souhaité, un scénariste censé amener un réalisme – encore – « flic » à l’ensemble et Jean-Guy Serrier, « lui-même commandant de police expérimenté et auteur de talent ». L’idée est validée en haut lieu. Le travail, qui durera douze mois, commence. Rien ne se passera comme prévu. Si le document original sur lequel DOA et ses collègues bossent stipule bien que le braquage du titre doit arriver au moment de ces « épisodes de bascule », une première série de textes jugés trop faibles pousse la chaîne à appeler Marchal à la rescousse. En solitaire, le réalisateur de MR 73 réécrit les premiers épisodes de la série, mais s’éloigne du corpus fourni aux autres auteurs. Si bien que le basculement a lieu dès l’ouverture de Braquo – l’équipe de flics doit couvrir un meurtre dont ils sont responsables. Le trio se retrouve avec des consignes impossibles à conjuguer avec la tournure que prend le feuilleton. Les réunions, rares, ne font guère avancer la machine. « Une partie de ce que nous avions écrit est utilisé pour boucher les trous des premiers épisodes. Jusqu’à la V3, les changements ainsi occasionnés seront multiples, puis ces changements seront annulés, la série va revenir à huit épisodes au lieu de dix, la chaîne semble avoir du mal à se satisfaire de modifications nombreuses pourtant faites à sa demande et la coordination entre les auteurs – celui qui nous précède comme ceux qui nous suivent – sera minime. »
Pour ce chantre du plan précis, rigoureux et laborieux, l’expérience est violente. Aux forceps, Braquo naît. Le jour de sa diffusion, le 12 octobre 2009, le premier épisode de la série réunit 1,35 million d’abonnés. C’est un succès d’audience indéniable. Deux saisons suivront, et la quatrième est en cours de production. « – C’est un job frustrant, scénariste ? – Le métier de scénariste est extrêmement mal considéré chez nous. Dans la chaîne de production d’un film ou d’une série, bien qu’étant l’architecte des fondations sur lesquelles tout projet audiovisuel va s’établir, il est celui dont on respecte le moins le job. Du réalisateur au producteur, en passant par les comédiens principaux et les financiers du projet, tout le monde s’arroge le droit de commenter et remettre en cause l’écrit. En retour, il est évident qu’aucun scénariste ne peut se livrer au même exercice sur le boulot du producteur, du réalisateur ou des comédiens, même au nom de ce sacro-saint esprit d’équipe . – Le travail en équipe, c’est pesant pour un romancier qui a pour habitude de travailler seul ? – Si l’exercice peut s’avérer enrichissant, il peut tout autant se révéler catastrophique. Il y a une raison très simple à cela : toutes les personnalités ne sont pas compatibles. Maintenant, si je trouvais demain des interlocuteurs fiables et stimulants, je signerais tout de suite. J’ai collaboré avec de nombreuses personnes, même en littérature, pour mon plus grand bonheur. »
En 2011, DOA publie L’Honorable société, co-écrit avec Dominique Manotti, autre auteur phare de la Série Noire. Ils remportent le Grand prix de la littérature policière la même année. L’os reste. Les bouteilles sont vides. Deux verres s’entrechoquent lorsque mon hôte s’en empare. Avec son autre main, il prend une bouteille de whisky – du Laphroaig, forcément. « Un verre ? » Pourquoi pas. Avant de continuer, une dernière interrogation me brûle les lèvres. Quel est le plus bel avantage à la solitude dans l’acte de création ? Dans un éclat de rire, la réponse fuse : « On entend et on subit moins de conneries. »
Au cœur des ténèbres
Dehors, la nuit est déjà tombée et les fêtards du vendredi soir ont pris d’assaut les pavés parisiens. À l’intérieur, le liquide ambré coule dans nos verres, et « Conversation 16 » sonorise l’atmosphère. Il est temps de parler du passé, zone d’ombre laissée volontairement à l’abandon par ceux qui veulent vivre derrière un nom d’emprunt. Et l’interrogation fatale qui suit : par quel bout prendre celui qui veut vous glisser entre les doigts. Par le dernier recours ? « Je suis loin d’être un contempteur de Wikipédia, mais ce qu’il y a sur ma page est franchement lacunaire. Cela dit, ce n’est pas pour me déplaire… » Sur l’encyclopédie universelle, les scénarios et les romans sont passés en revue, la ville natale (Lyon, alma mater à qui DOA doit sans doute son goût pour la bonne chère) et le passé dans l’armée.
Du haut d’une colline, DOA, les pupilles dilatées, contemple Sin City et ses lumières artificielles.
« Je suis parmi les derniers couillons à avoir fait son service obligatoire », a-t-il confié sur France Culture. « Et du fait de mes études, je me suis retrouvé à être aspirant pensant à l’époque, comme tous les branleurs, finir à Saint-Cyr pour une carrière derrière un bureau. J’ai fini dans l’école d’application de l’infanterie de Montpellier, avec deux choix de sortie, des régiments de légion ou des régiments de parachutistes – et le second me paraissait beaucoup moins dur. J’ai choisi les troupes de parachutistes de l’infanterie de Marine, et j’ai prolongé l’engagement jusqu’au bout de ce qu’il était possible de faire. » Et après ? « Après, je suis entré dans la vie active. » Retour à la case départ, et aux sources officielles : les quatrièmes de couverture. Mais si on retourne une seconde fois Citoyens clandestins, aucune information ne saute aux yeux. Pourtant, elle est bien là. Une partie du passé de DOA se cache derrière un nom : David Bowie.
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La cocaïne de Las Vegas n’est pas réputée pour être ce qu’il se fait de mieux en matière de récréation chimique, mais elle fait son job : elle tient debout les hommes les plus essorés par une journée de boulot, une nuit de jeu et une passe rapide à l’arrière d’une Porsche. Quand on a une trentaine d’années, qu’à l’orée de l’an 2000, on évolue dans une industrie qui pèse des milliards de dollars et qu’on travaille dans la société qui édite la saga des Tomb Raider, on peut se permettre ce genre d’entorses. Du haut d’une colline au nord de la ville, DOA, les pupilles dilatées, contemple Sin City et ses lumières artificielles qui estompent la lueur éclatante des étoiles. Une lueur que l’aventurier vient normalement chercher en plein désert, le plus loin possible du béton et de la pollution qui voilent habituellement son horizon céleste. Au milieu du désert, l’aventurier s’y trouve, mais la lumière des astres a disparu, effacée par les néons agressifs des enseignes des hôtels-casinos qui jonchent le Strip, portion congrue de l’avenue principale de la ville qui fend le sable du Nevada sur 6,7 kilomètres, et disparaît dans le néant aussi brutalement qu’elle y est apparue. Las Vegas est une ville qui se paie le luxe d’éteindre le ciel. Quoi de plus grisant que de dominer la cité qui tient tête à Dieu.
Le bug n’a pas eu lieu et ce soir, comme tous les soirs depuis plus d’un an, DOA est producteur de jeu vidéo. Il revient de l’E3, la grand-messe annuelle du jeu vidéo, où les développeurs et les éditeurs rivalisent à coups d’annonces toutes plus folles les unes que les autres, et comparent la taille de leur réputation en embauchant les booth babes – ces filles aux formes généreuses qu’on exhibe sur les stands des grandes marques – les plus plantureuses de tout Los Angeles. Lorsqu’il n’arpente pas les collines du Nevada ou les allées bondées de l’E3, DOA est basé à Londres et dispose d’un appartement de fonction à Paris, dans le très chic quartier des Invalides. La bulle Internet n’a pas encore explosé. Les Twin Towers sont toujours fières. Et il a collaboré avec l’une de ses idoles. Il existe de bien pire manière de commencer un millénaire. Le réflexe naturel de celui ou celle qui ne maîtrise pas totalement un domaine d’activités plutôt centré sur la génération qui le ou la succède est de demander à ses enfants de quoi il en retourne. C’est pour cela que lors de sa première rencontre avec Bowie dans les locaux de sa société, à Wimbledon, DOA voit aussi débarquer Duncan Jones, le fils du chanteur et futur réalisateur de Moon et Source Code. L’héritier semble très motivé à l’idée de voir son père mettre un pied dans cette industrie. Les discussions tournent autour de la possibilité d’intégrer quelques-unes des chansons de Sir Bowie dans la bande originale du jeu que DOA s’apprête à produire. Rapidement, l’inquiétude monte chez Virgin, le label du « Thin White Duke » : et si les titres composés exclusivement pour la B.O. du jeu étaient piratés ? Plus une réaction bêta face à un support inconnu, qu’une vraie crainte de voir le contenu entre les mains d’internautes sans scrupule – Napster, et avec lui la révolution P2P, n’est disponible que dans quelques mois. Des trésors de diplomatie sont déployés pour expliquer aux pontes de Virgin que le risque est minime, et que si piratage il y a, le CD est bien plus vulnérable. Alors sûr de son fait, le label valide. C’est le trait des fins de règnes que de faire preuve d’une foi aveugle en son jugement. ‘hours…’ accueillera le travail du chanteur pour l’équipe créatrice que dirige DOA.
Les séances de travail se déroulent à Paris, dans un studio aménagé pour l’occasion. DOA qui, en tant que représentant de l’éditeur, participe à toutes les étapes de la création du jeu, assiste à l’écriture des chansons et témoigne du professionnalisme de l’artiste. Lorsque les équipes de développement traînent la patte ou prennent du retard, Ziggy Stardust enchaîne les séances de travail à un rythme effréné. Sympathique, sérieux, Bowie séduit les équipes. Ainsi, lorsque se présente l’occasion d’intégrer le jeu, de diffuser sa figure androgyne dans les méandres des pixels, Bowie accepte et se fait scanner la silhouette pour interpréter deux personnages, dont un chanteur qui, sur scène dans un bar mal famé, interprète ses propres titres. Avec un artiste aussi impressionnant au générique de son jeu, il faut absolument marquer le coup. Retour à l’E3, où l’éditeur a mis les petits plats dans les grands. DOA se rend au House of Blues, club mythique de West Hollywood, perché sur un virage encaissé, fait de tôles et de bois. Le concert du soir attire une foule qui déborde jusque sur la chaussée. David Bowie est venu pour un showcase inédit. Surtout, Third Eye Blind doit suivre. Il y a un monde fou devant le 8430 Sunset Boulevard. La soirée s’annonce mémorable, et peuplée par tout ce que compte la ville de geeks, de freaks, et de ceux qui veulent en être, juste pour dire « j’y étais » – à une époque où les selfies et les posts Facebook n’existent pas encore. DOA entre dans la salle, après s’être frayé un chemin parmi la foule. Jamais le House of Blues ne pourra accueillir tout le monde. À l’intérieur, l’ambiance atteint son paroxysme. Les têtes tournent. DOA sort pour respirer et file à toute allure vers Las Vegas, le cerveau chargé à l’adrénaline, pour se perdre une dernière fois sur les terres américaines, et parachever cette spirale de pixels, de faux et de sensations. Il quittera l’Angleterre une grosse année plus tard. Pour la seconde fois de la soirée, les verres sont terminés. Une seconde tournée suit. Lorsqu’on évoque cette folle période, DOA n’exprime ni nostalgie, ni regrets. Il s’en est allé avec le sentiment d’avoir bien bossé et de s’être bien marré. Le bon endroit au bon moment. Il a vu Las Vegas, vécu à Londres, côtoyé l’un des plus grands musiciens du XXe siècle. Un siècle qu’il aura vu mourir, un peu de la même manière qu’il a vu naître le XXIe. Avec distance, derrière des pixels, avant de se retrancher derrière un pseudonyme. Quand je lui demande de me raconter l’un de ses souvenirs les plus frappants de ses années anglaises, outre ceux attelés à sa carrière professionnelle, on reste dans la fiction. « Je me souviens avoir vu La Ligne rouge de Malick dans un cinéma de Leicester Square. Un véritable choc. Je suis rentré chez moi en pilote automatique. Quand je me suis retrouvé dans mon salon, je me suis demandé comment j’avais atterri là, par quel chemin j’étais passé. Tout est parfait dans La Ligne rouge. La mise en scène, les acteurs. L’histoire. » Une histoire d’hommes et de guerre.
Dans la guerre
La nuit est désormais noire. Les lampes du salon éclairent notre terrain de jeu d’une lumière faible. On ne fait plus attention à la musique ; le whisky, le vin rouge, le cigare et leurs effluves respectives ont brouillé l’espace-temps. Derrière la fumée de son Lanceros, un Gran Panetela de chez Cohiba, DOA sourit en se remémorant la gestation difficile de son dernier opus. Quand Pukhtu a commencé à prendre forme, après les différents tournants qu’a connu sa conception, DOA n’a jamais voulu donner le titre du projet sur lequel il travaillait. Seulement disait-il qu’il y aurait un lien avec Citoyens clandestins et Le Serpent aux mille coupures, son roman le plus court, paru en 2009, exercice de style ramassé sur quelques heures, et lié au tome précédent par une énigmatique ligne dans les addendum qui achèvent ce sprint. Tout au plus parlait-il de « Citoyens 3 ». Plus encore que dans Citoyens, dans Pukhtu, il enlace le vrai et le faux pour tisser une histoire d’hommes et de femmes pris dans la guerre. Les coupures de presse qui jalonnent la lecture de Pukhtu, comme celles qui rythmaient Citoyens clandestins et le fait-divers qui lui donna l’idée du Serpent aux mille coupures, rappellent constamment que si l’histoire n’est pas vraie, elle est inspirée de faits réels. Et la question qui suit : quel point de vue l’auteur propose-t-il sur le monde ? « – Aucun. – Vraiment aucun ? Quand on prend un décor aussi évident, qu’on y insère des personnages inspirés du monde réel, qu’on parle de sociétés privées, quelques années après la découverte par le grand public des boîtes comme Blackwater, on a forcément un point de vue. – Pourquoi devrais-je en avoir un ? Je suis romancier, c’est tout. » La fumée épaisse du Cohiba est expulsée rapidement. La question agace, parce qu’elle revient sans arrêt, dans la presse et les critiques, « comme si, parce que je parle de quelque chose qui a eu lieu, j’ai forcément besoin d’avoir un point de vue dessus. C’est ma toile de fond. Mon histoire, elle, est une pure invention. » On touche à l’essentiel de la personnalité de l’auteur, qui, après s’être caché derrière les pixels, et en malaxant constamment le réel, s’est plongé tête baissée dans la littérature. Ses romans, hybrides monstrueux de ces deux branches, sont la seule monnaie d’échange qui compte aujourd’hui pour DOA, le seul média avec lequel il communique vers l’extérieur. C’est promettre d’avoir la politesse de divertir, d’ouvrir une modeste fenêtre sur le monde, sur le passé, sur la guerre, sur l’Homme, sans prendre par la main qui que ce soit. C’est être passeur. Un autre nom pour écrivain, peut-être.
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Pukhtu s’ouvre sur deux cartes. Introduction topographique à l’environnement escarpé et dangereux que les protagonistes vont traverser 700 pages durant. Elles dessinent les vallées et les montagnes de l’Afghanistan, les zones tribales qui transpercent les frontières entre ce pays et son voisin pakistanais, et nomment, sans encore les révéler, les points de tension qui vont animer le livre. Puis, on ouvre sur un attentat. Une bombe explose et déchire la quiétude d’un hôtel de luxe en plein Kaboul. On suit le point de vue d’une jeune femme que le souffle de la déflagration a complètement désorientée. L’ambiance se plante : elle sera lourde.
Avec fracas, le canevas de l’intrigue se déploie, de la Côte d’Ivoire à New York, embrassant sans gêne la noirceur de notre temps.
Le lecteur est ensuite trimbalé aux quatre coins du monde. Quand, dans Citoyens Clandestins, l’action se concentrait à Paris et les personnages évoquaient le parcours international de l’arme chimique sur le point de détruire la capitale, Pukhtu entre dans le vif du sujet et ne fait plus le distinguo entre les protagonistes et la menace. Ils sont liés. Chacun porte en lui les germes de sa destruction, et de celle du monde qui l’entoure. Seule variable d’ajustement : le « pukhtu ». C’est un mot pachtoune qui assimile l’honneur personnel et l’honneur de la tribu. L’individu et le groupe. Comme si la simple locution française ne suffisait plus à englober les tiraillements de l’Homme pris dans un univers coincé dans un équilibre complexe entre le Bien et le Mal, le légal et le légitime, où chacune de ses actions peut avoir des conséquences désastreuses. Ainsi, dans le monde de Pukhtu, le « pukhtu » est roi, car il est le dernier guide. Menacé constamment par un ciel chargé de drones, par des remparts remplis de mercenaires, par des routes pleines de kamikazes sur le point de sauter, l’Homme avance, seul, le « pukhtu » comme unique boussole. Comme DOA. Il ne s’impose plus aucune concession. Son « pukhtu » à lui est fait de fiction et de réel, d’imagination et d’une glaciale lucidité. Quand on décide de vivre de sa plume, deux routes s’offrent à vous : le compromis ou la liberté. La seconde option est celle choisie par l’auteur. « Tout est sclérosé. La littérature est le dernier domaine où on peut faire ce qu’on veut. C’est là où je m’épanouis le plus. » DOA avance, seul, le roman comme dernier vecteur. La fiction, alors, devient reine. Et ce qu’elle transmet donne les clefs pour comprendre l’œuvre complexe et réaliste d’un homme au regard acéré sur ses contemporains. DOA ne juge personne, il assimile simplement le big data d’une époque déboussolée. 6N, la société privée censée être le glaive d’une démocratie en crise, où travaille Fox, l’un des « héros » du roman, aux côtés de Ghost, Wild Bill, Rider et Voodoo – autres termes vagues désignant des hommes sans passé, ni futur – ne vaut guère plus que la tribu de Sher Ali, qui, pour le myope, représenterait le Mal. 6N rappelle forcément Blackwater. Sher Ali pourrait bien passer pour une relecture de l’ennemi désigné des croisés bienveillants. Si seulement.
Au milieu de ce magma de violence et de haine, d’autres personnages surnagent. Un journaliste, qui a connu son heure de gloire dans les lignes des quotidiens et hebdomadaires les plus prestigieux, et qui veut ressentir une dernière fois l’adrénaline du terrain, par vanité, et par devoir – par ambition personnelle, et par nécessité d’informer la communauté. Une jeune femme à la carrière déclinante, que les circonstances vont pousser à se replonger dans les méandres du renseignement, qu’elle a déjà explorés dans un tome précédent – pour se sentir vivante, et pour casser le miroir sans tain qui fausse la compréhension du monde. L’individu et le tout, encore, s’entrechoquent entre les lignes. Et, avec fracas, le canevas de l’intrigue se déploie, de la Côte d’Ivoire à New York, embrassant sans gêne la noirceur de notre temps. Magnus opus, Pukhtu, parce que roman définitif d’un auteur non pas angoissé, mais au fait de l’angoisse contemporaine. « – Vous êtes pessimiste ? – Je ne suis pas optimiste. Je suis réaliste, disons. » Difficile de se positionner sur un terrain si sec, alors que la soirée se termine, que l’album de The National touche à sa fin, que le repas fut bon, la conversation sans filtre, et le plaisir non feint. Que peut-il rester d’une nuit passée à tenter d’arracher l’homme à l’acronyme, quand le froid ambiant vous saisit au moment de franchir le seuil de l’immeuble pour rejoindre l’extérieur ? Que DOA ne vous laisse pas indemne. Et que sous couvert d’anonymat, à une époque où tous, volontairement ou non, s’exposent, il continue d’être l’un des témoins essentiels, qui jamais ne juge, de notre monde. Noir, forcément.
Tous propos recueillis par Benoît Marchisio, sauf indiqué. Pukhtu – Primo, 675p., éd. Gallimard. Couverture : DOA, par Patrick Imbert.