Cassius et Archer
Le boxeur Cassius Marcellus Clay Junior vient de remporter le championnat du monde des poids lourds lorsqu’il rejoint le mouvement Nation of Islam et change son nom en Cassius X, pour souligner l’inconnaissance de son nom d’origine africaine, avant de devenir Mohamed Ali. « Je me suis demandé pourquoi je devrais garder mon nom d’esclavagiste blanc visible et mes ancêtres noirs invisibles, inconnus, non honorés ? » écrit-il dans son autobiographie parue en 1975, Le plus grand.
Il ignore alors que parmi ces ancêtres se trouve Archer Alexander. Né en 1813 sur une plantation de Virginie, cet homme fut vendu et emmené dans le Missouri, où il fit la rencontre de son épouse Louisa et éleva dix enfants. En 1863, en pleine guerre de Sécession, il apprit que les Sudistes avaient saboté un pont que les Nordistes envisageaient de traverser et parcourut huit kilomètres pour avertir ces derniers, sauvant potentiellement des centaines de vie.
Archer Alexander dut ensuite prendre la fuite. Et échapper à des chasseurs d’esclaves en sautant par la fenêtre d’une taverne, avant de trouver refuge dans la ville de Saint-Louis, auprès de l’abolitionniste William Greenleaf Eliot, qui lui offrit un poste de jardinier, et lui consacra une biographie. Rapidement rejoint par son épouse et une de leurs filles, Nellie, il devint, comme tous les esclaves du Missouri, un homme libre en 1865 et vécut ainsi jusqu’en 1880.
« Ses dernières paroles furent une action de grâce pour mourir libre » et elles résonnent encore aujourd’hui dans Lincoln Park, à Washington D.C. Plus particulièrement au pied du mémorial Émancipation. En effet, cette statue conçue par Thomas Ball et érigée en 1876, représente un esclave agenouillé, enchaîné et torse nu sur le point de se redresser, et c’est Archer Alexander qui lui a servi de modèle par le biais d’une photographie envoyée par William Greenleaf Eliot.
Mohamed Ali « aurait adoré savoir qu’il était connecté à quelqu’un de cette trempe », selon les dires de sa fille Maryum. Hélas, la découverte de cette connexion a été faite après sa mort en 2016 – et révélée au début de ce mois d’octobre 2018. Son cousin Keith Winstead l’a faite en effectuant des recherches auprès de la société de biotechnologie 23andMe, qui dispose du code génétique du boxeur légendaire depuis qu’il a participé à une campagne de lutte contre la maladie de Parkinson. Et elle a été confirmée par une enquête de son biographe, Jonathan Eig.
Ce n’est pas la première fois que la génétique éclaire les origines d’une star américaine. Eddy Murphy, Spike Lee et Quincy Jones se sont par exemple découvert des origines camerounaises. Comme des milliers de leurs concitoyens, qui pour certains ont choisi de visiter la terre de leurs ancêtres dès 2012. Mais c’est justement de l’année de la mort de Mohamed Ali que date l’engouement pour la recherche généalogique par l’ADN.
Le voyage de l’ADN
Au mois de juin de cette année-là, une vidéo de cinq minutes intitulée « The DNA Journey », soit « Le Voyage de l’ADN » en français, devient virale. Ses participants sont d’abord montrés dans leur fierté de leur identité et, pour certains, dans leur rejet d’autres peuples ou d’autres cultures. « Nous sommes tout simplement les meilleurs », assure une Française. « Il y a une partie de moi qui déteste les Turcs », reconnaît une femme kurde, avant de se reprendre : « Pas les gens, leur gouvernement. »
Puis les participants de la vidéo sont confrontés aux résultats de leur test génétique et, découvrant la diversité de leurs origines ancestrales, révisent leurs jugements. « Ce test devrait être obligatoire », affirme la Française. « Il n’y aurait plus d’extrémisme dans le monde si les gens connaissaient leur héritage. Qui serait assez stupide pour penser qu’il existe une “race” pure ? »
Beaucoup de gens, selon une étude publiée par des chercheurs de l’université Columbia en 2014. « La première hypothèse propose qu’en mettant l’accent sur une base génétique de la race, réifiant ainsi la race en tant que réalité biologique, les tests renforcent la conviction selon laquelle Blancs et Noirs sont essentiellement différents », expliquent-ils.
« La seconde hypothèse suggère qu’en décrivant les différences entre les groupes raciaux comme des continuums plutôt que comme des démarcations, les résultats de ces tests détruisent les catégories raciales et réduisent les croyances en des différences raciales », ajoutent-ils avant d’asséner : « Un sondage représentatif au niveau national a clairement confirmé la première hypothèse. »
Un résultat d’autant plus effrayant que 12 millions d’Américains ont déjà réalisé une recherche généalogique par l’ADN. Et que près de 56 % des Français souhaiteraient faire de même, selon un sondage réalisé en mai dernier par le site de généalogie Généanet. 100 000 de nos concitoyens seraient d’ailleurs passés à l’acte à en croire le journaliste Guillaume de Morand, auteur d’un ouvrage intitulé Retrouver ses ancêtres par l’ADN.
Car si l’État n’autorise les tests ADN qu’à des fins médicales, scientifiques ou judiciaires, rien n’interdit aux citoyens français de les faire réaliser à l’étranger. La journaliste Titiou Lecocq a donc envoyé un échantillon de sa salive à 23andMe. « Et là, surprise, j’ai découvert que j’appartiens à l’haplogroupe K2a et donc que… je suis juive. Ah ah, je le savais ! Je savais que cet amour immodéré des falafels n’était pas innocent, que c’étaient mes cellules elles-mêmes qui réclamaient leur dose de boulettes de pois chiches. »
Une seule chose est sûre : la recherche généalogique par l’ADN est un business lucratif.
Mais peut-elle se fier à ce résultat ? La question divise les spécialistes. Pour le biologiste français Bertrand Jordan, la réponse est oui : « Ce n’est pas bidon. Il y a vraisemblablement une arrière-arrière-grand-mère ashkénaze dans votre pedigree (c’est probable mais pas absolument certain). » Pour le généticien britannique Adam Rutherford, en revanche, la réponse est non : « Il n’existe pas de méthode scientifique qui permette de déterminer l’origine de votre ADN dans le passé. Ce que font ces tests, c’est montrer où sur la Terre les gens qui partagent votre ADN sont le plus susceptibles de l’être aujourd’hui. »
Vous êtes le produit
Une seule chose est sûre : la recherche généalogique par l’ADN est un business des plus lucratifs, qui prend parfois une forme des plus surprenantes. La plateforme de streaming suédoise Spotify, associée au laboratoire américain Ancestry, propose par exemple à ses utilisateurs d’écouter des playlists réalisées en fonctions des résultats de leur test génétique, et donc de leurs pays d’origine. Le test a beau être facturé 99 dollars, plus de 10 000 personnes ont déjà demandé à le passer selon le vice-président exécutif d’Ancestry, Vineet Mehra.
Parmi elles se trouve la journaliste américaine Ashley Reese. Sa « principale région ethnique est “le Cameroun, le Congo et les peuples Bantou du Sud” à 26 %, suivie du Mali à 20 %, du Bénin/Togo à 18 %, de l’Angleterre/Pays de Galles/Europe du Nord à 13 % et de l’Irlande/Écosse à 11 % ». Et elle est « désolée de [n]ous apprendre que [sa] playlist est putain de nulle », mise à part la chanson « Diaraby Nene » de l’artiste malienne Oumou Sangaré.
Le principal problème de ce type de dispositifs se trouve néanmoins davantage du côté de la confidentialité des données personnelles que du côté de la qualité des playlists proposées. En effet, Spotify assure qu’Ancestry ne lui communique pas les résultats des tests ADN de ses utilisateurs, mais les régions choisies manuellement par ces derniers le renseignent aussi bien à ce sujet.
Une plateforme lancée en avril dernier, GenePlaza, propose carrément de stocker « ses données génétiques et de les interpréter de manière à prendre des mesures pour améliorer son mode de vie ». « Cette interprétation se fait grâce à des applications développées par des scientifiques du monde entier et accessibles via un smartphone ou un ordinateur. »
En juin, MyHeritage a annoncé que les données de 92 millions de ses clients avaient été piratées. D’après les informations fournies par cette société israélienne, seuls leurs adresses email et leurs mots de passes chiffrés avaient été récupérées par les hackers. Mais en août, 23andMe n’a pas hésité à céder d’elle-même les données génétiques de la quasi-totalité de ses cinq millions de clients à l’industriel pharmaceutique britannique GlaxoSmithKline (GSK). En échange, elle a touché 300 millions d’euros.
L’opération, dont GlaxoSmithKline est à l’initiative selon Reuters, doit permettre aux deux firmes de développer ensemble de nouveaux traitements, mais elle inquiète beaucoup outre-Atlantique. Et ce n’est pas la première fois que 23andMe conclut ce type d’accords. En janvier 2015, déjà, elle vendait 650 000 fichiers à l’industriel pharmaceutique Pfizer, pour un montant inconnu.
Celui de Mohamed Ali se trouvait-il dans le lot ?
Couverture : Des résultats génétiques d’AncestryDNA.