Près de 26 siècles après l’Iliade, la chimère renaît de ses cendres. Dans cette épopée de la Grèce antique, la créature hybride, entre le lion, la chèvre et le serpent, est mise à mort par le roi de Corinthe Bellérophon. Elle « ne sera vaincue que par les airs », a annoncé le devin. Sa prédiction n’a pas quitté l’esprit de Bellérophon. Elle l’a guidé à travers le mont Elycon, puis elle l’a suivi jusque dans ses rêves, aux pieds du temple d’Athéna où il est tombé endormi, terrassé par la fatigue. Elle l’accompagnait toujours quand il a passé la bride à Pégase, près de la fontaine de Pyrène, sur les conseils d’Athéna.
Le cheval ailé qui lui avait pourtant montré bien des résistances s’est laissé dompter, comme la déesse l’avait prédit. L’antre n’était désormais plus très loin, à quelques battements d’ailes tout au plus. La bête qui s’y cachait menaçait son royaume et elle userait de toute sa ruse pour continuer à le tourmenter. Mais Belléphoron tenait sa chance et, alors que sa monture piquait en direction du sol, il a serré un peu plus sa lance, prêt à affronter les flammes de la chimère. Son heure était venue.
Près de 26 siècles plus tard, la chimère est donc de retour. Et contre toute attente, c’est la génétique qui l’a débusquée. Car ce nom légendaire désigne aujourd’hui les organismes possédant les cellules de deux individus (ou plus) d’espèces différentes. Longtemps, ils sont restés insaisissables, produits hasardeux de la fusion de génomes in utero. Mais aujourd’hui, les scientifiques peuvent en créer in vitro avec différentes espèces. Et ils ne se privent pas de mélanger des cellules humaines avec des cellules de singes, pour voir ce que leur développement pourrait donner. Avec le risque que cette chimère ne grandisse assez pour s’éveiller à la conscience.
La souche de la vie
Fin juillet 2019, une équipe de scientifiques a annoncé avoir produit des embryons de singes comptant des cellules humaines. Dirigée par le chercheur Juan Carlos Izpisúa Belmonte du Salk Institute for Biological Studies, en Californie, elle aurait réalisé l’expérience dans un laboratoire chinois. Loin d’en être à son coup d’essai, le petit groupe avait déjà produit avec succès des embryons de mouton et de cochon constitués de cellules humaines. Pour cela, il a d’abord reprogrammé des cellules humaines, pour ensuite les transformer en cellules souches. Dès lors, elles pouvaient devenir n’importe quel type de cellule du corps humain. Il ne restait plus qu’à les insérer dans un embryon de singe.
Mais tous les chemins de la reprogrammation des cellules souches humaines ne mènent pas aux chimères, loin de là. À la fin du mois d’août 2019, le laboratoire du biologiste Alysson Muotri annonçait avoir développé au bout de quatre ans de recherche des « mini-cerveaux » humains (également appelés organoïdes cérébraux) à partir de cellules souches, pour ensuite les connecter à des robots à quatre pattes en forme d’araignées. Les scientifiques se sont ensuite rendu compte qu’ils émettaient des ondes cérébrales semblables à celles d’un bébé prématuré. Eux qui étaient persuadés que ces « choses » ne pourraient jamais être conscientes, ont finalement revu leurs copies.
« C’était incroyable ! » s’exclame Muotri, qui était pourtant sceptique au premier abord face à ces petites cellules de la taille d’un pois chiche. « Personne n’avait prédit cela, mais c’était réel et surtout c’était reproductible. » Son équipe et lui avaient au départ envisagé d’implanter ces mini-cerveaux dans des petits animaux (comme des rats), avant de se rabattre sur la robotique, afin d’imiter plus aisément une forme d’apprentissage.
Il s’agit toutefois d’une version très élémentaire du cerveau, car ces organoïdes n’ont pas dépassé les neuf mois de développement du cerveau et ne contiennent pas tous les types de cellules cérébrales. Mais cette découverte ouvre pour Alysson Muotri des perspectives nouvelles quant à l’étude du cerveau. Car avec les études à venir, des organoïdes encore plus sophistiqués « permettront de connaître mieux cet organe » et de comprendre avec plus d’efficacité certaines conditions ou maladies, depuis l’autisme jusqu’à la schizophrénie. C’est du moins l’ambition de Muotri.
Car le cerveau demeure un organe bien mystérieux et complexe. En l’étudiant, le scientifique Nenad Sestan a conscience de s’être lancé dans une quête de longue haleine, où « il y aura toujours plus de questions que de réponses ». Depuis son laboratoire de New Haven, dans le Connecticut, cet expert en neurobiologie du développement a réussi avec deux acolytes, Stefano Daniele et Zvonimir Vrselja, à maintenir en vie le cerveau d’un porc. Lui qui avait longtemps lutté pour conserver ces tissus d’animaux et humains le plus longtemps possible dans des chambres froides pour pouvoir les étudier, avait trouvé en la perfusion un allié inestimable.
Oubliées les chambres froides : redécouvert par Sestan dans la morgue de Yale en 2014, ce système a permis aux scientifiques de maintenir en vie des organes pendant des périodes sensiblement plus longues que les glacières habituelles. Inventée dans les années 30 par le scientifique Alexis Carrel et l’aviateur Charles Lindbergh, la perfusion servait à l’origine à maintenir la circulation sanguine lors d’opérations de transplantations, à la manière d’un véritable cœur artificiel.
Après des années de travail, Nenad Sestan et son équipe ont été les premiers à rétablir la circulation hors du corps dans un cerveau de mammifère si gros, sans utiliser le froid, pendant tant de temps. Ils ont réalisé leur perfusion grâce à un système de pompes et de sang artificiel baptisé BrainEx. Le 28 mars 2018, ils ont même annoncé lors d’une réunion organisée par les Instituts nationaux américains de la santé (NIH) avoir réussi à rétablir la circulation sanguine pendant pas loin de 36 heures, dans des cerveaux de porcins décapités quelques heures auparavant.
Rien ne prouvait, a précisé Sestan à l’époque de cette prouesse, que ces cerveaux perfusés avaient retrouvé une forme de conscience. Il était même persuadé du contraire. En effet, les électroencéphalogrammes présentaient des ondes cérébrales plates, semblables à celles d’un coma. Cette technique pourrait en revanche être appliquée à d’autres espèces, être humain compris, ce qui pose une quantité vertigineuse de questions éthiques et juridiques.
Des nœuds au cerveau
Si le monde scientifique ne doute désormais plus du fait que plantes et animaux ont une forme de conscience distincte de la nôtre, les scientifiques se demandent à quoi pourrait ressembler celle d’un organoïde. Les robots aux mini-cerveaux créés par l’équipe d’Alysson Muotri pourraient-ils développer une conscience typiquement humaine ? Pour Christof Koch, président et directeur scientifique de l’Allen Institute for Brain Science, il est en tout cas peu probable qu’un organoïde, si avancé soit-il, « expérimente quelque chose de semblable à ce qu’une personne ressent – la détresse, l’ennui ou une cacophonie d’impressions sensorielles ».
Mais Muotri l’affirme : si l’on convient que la conscience humaine est aussi le fait de ressentir des sensations, « recréer la douleur sur les mini-cerveaux pourrait être tout à fait possible » par exemple. Il souligne en outre l’existence d’une thèse de l’extériorité de la conscience, car « pour certains, la conscience ne serait pas dans le cerveau ». Le philosophe Ava Noë est par exemple partisan de cette idée, expliquant que la conscience est une façon d’interagir avec notre environnement.
Conscience cérébrale ou pas, la simple idée du cerveau d’un·e défunt·e ressuscité·e hors de son corps offre différents scénarios, pas toujours très rassurants. « D’un côté, on pourrait imaginer qu’il n’y ait plus rien, parce que le cerveau ne recevrait plus aucune information », explique Muotri. Mais on pourrait aussi envisager que l’individu se souviendrait de son passé et de sa mort. Privé de tous ses sens, il pourrait s’emplir d’une peur sourde, sans pouvoir exprimer son horreur. Mais ressentirait-il la douleur ? Quels seraient les droits et le statut de ce petit amas de cellules ? En tout cas, les cochons morts de Sestan étaient dans un état comateux et n’avaient aucune conscience de leur état, selon le scientifique. Mais cet état pourrait être lié aux produits ajoutés au sang artificiel par l’équipe de Sestan. Utilisés pour empêcher le gonflement des tissus, ils brident également l’activité des neurones. Sans eux, les cerveaux des porcs pourraient-ils « se réveiller » ?
De fait, toutes ces recherches ambitieuses évoluent désormais en territoire éthique inconnu. Et Alysson Muotri a été confronté à plusieurs reprises à l’inquiétude du public. En effet, s’il assure que ses objectifs sont louables, la simple idée de réseaux organiques reliés à des machines a des airs de film de science-fiction dont on connaît déjà la fin. Mais connaître la vérité est le fait des scientifiques. « On ne doit toutefois pas oublier pourquoi on le fait et on doit avoir une bonne raison », explique le biologiste. « Pour ma part, si je désire créer des organoïdes plus sophistiqués, c’est parce que je pense que cela pourrait aider les gens. »
Muotri a néanmoins conscience que le monde compte des âmes peu scrupuleuses et que la « mise en place d’une série de régulations » se fait plus que jamais nécessaire « afin de se décider sur la façon de procéder, comme nous le faisons déjà pour les animaux ». Ainsi, pour des raisons éthiques évidentes, aucune perfusion n’a encore été effectuée sur un cerveau humain. Mais l‘éthicien et professeur de droit de l’université Stanford Hank Greely s’attend à ce qu’un cerveau humain mort soit un jour perfusé, mais « dans un cadre non conventionnel, pas nécessairement de la recherche ».
Greely appelle en tout cas, dans un commentaire publié en avril 2019 aux côtés de 16 autres neuroscientifiques et bioéthiciens, à « de nouvelles lignes directrices pour les études portant sur la préservation ou la restauration de cerveaux entiers ». Ses signataires ne veulent plus d’une réglementation lacunaire, afin de protéger l’être humain, qu’il soit potentiel sujet ou chercheur·euse.
En effet, il n’existe pour l’heure pas vraiment « de mécanisme de surveillance permettant de s’inquiéter des conséquences éthiques possibles de la prise de conscience sur quelque chose qui n’est pas un animal vivant », explique Stephen Latham, bioéthicien à Yale qui a travaillé avec l’équipe de Sestan.
Les chimères n’ont pas davantage été épargnées par les controverses, mais pour le biologiste Robin Lovell-Badge, ces avancées ne sont pour l’instant pas « particulièrement préoccupantes sur le plan éthique ». En effet, au cours des trois expériences réalisées par l’équipe du Salk Institute, les chimères ne seraient restées que des « boules de cellules », car leur développement a été arrêté avant que les organes ne se développent, soit au bout de quelques semaines. Il reconnaît toutefois que de nouvelles avancées pourraient susciter des questions éthiques et des inquiétudes quant au bien-être d’un animal ayant vu le jour avec cette méthode.
Le Japon a déjà fait le choix d’autoriser cette possibilité. En mars 2019, il a levé l’interdiction de développer ce type d’embryons après quatorze jours. Car au-delà de la controverse, les chimères pourraient constituer une solution pour remédier au manque d’organes destinés à la transplantation. Elles pourraient aussi offrir une façon nouvelle d’étudier les maladies psychiatriques ou neurologiques qui touchent l’être humain. Mais à quel prix ?
En attendant qu’un·e chercheur·euse tente d’introduire de la conscience dans un corps désincarné, où qu’elle surgisse d’elle-même, Koch espère lui aussi un vaste débat éthique sur la question, car il s’agit là d’un « grand pas » en avant, dont nous ne reviendrons pas.
Couverture : GIT Laboratory Journal