Dans une petite maison d’Oakland sommairement aménagée en laboratoire, en Californie, un homme en baskets et jean blanc travaille sur un vaccin contre le Covid-19. C’est peu dire que Josiah Zayner n’a pas les moyen des géants pharmaceutiques. Pendant que 125 vaccins potentiels sont testés par des bataillons de scientifiques renommés, avec 20 expérimentations sur l’homme, cet ancien biologiste de la NASA n’est souvent appuyé que par une poignée d’employés dans les bureau de sa start-up The Odin. Mais il fait beaucoup de choses lui-même, y compris les tests.

Mercredi 20 mai dernier, quand un groupe de chercheurs a mis au point un vaccin à ADN visiblement capable de protéger les singes contre le coronavirus, Josiah Zayner y a vu une formidable opportunité. « Ils ont clairement expliqué ce qu’ils utilisaient et c’est très facile à recréer », affirme-t-il. « Vous savez, ça marche sur des singes, alors testons-le sur des humains. » Plutôt que d’attendre que les laboratoires donnent ce vaccin à ADN par petites doses à des êtres humains, comme il s’apprête à le faire pour passer à une nouvelle étape expérimentale, Zayner veut jouer le cobaye pour accélérer le processus.

Il n’en est pas à son coup d’essai. Ce biohacker s’est fait connaître pour s’être injecté lui même « de l’ADN avec une polyéthyléneimine » grâce à l’outil d’édition génétique CrispR dans le but de « modifier les gènes de [s]es muscles pour les faire grossir ». Mais son objectif ultime est de rendre la science plus accessible pour la faire avancer plus vite.

Sélection contre-nature

Devant une fenêtre aux rideaux noués l’un à l’autre, Josiah Zayner distille un liquide jaunâtre dans une éprouvette. Une lampe de bureau pallie le ciel rembruni d’Oakland, en Californie. Sa lumière artificielle fait scintiller les piercings de l’homme de 38 ans, dont le visage barbu, coiffé par une teinture blonde, paraît bien plus jeune. Ce programmeur, titulaire d’une thèse de biologie, n’a pas encore de cure de jouvence, mais il est persuadé d’être sur la bonne voie avec le matériel d’édition de l’ADN qu’il élabore chez lui.

Puisque « les choses ne changent pas à moins que le corps médical n’ait d’autre choix que de changer », Zayner mène ses expérimentations aux frontières de la légalité. Après avoir sorti deux grenouilles de boîtes, il compare leurs poids sur de petites balances. Celle qui a reçu une thérapie génique pèse 1,6 gramme de plus que l’autre. « L’IGF-1 vous fait prendre de la masse », observe-t-il en référence à une hormone peptidique. Sa société, The Odin, vend ainsi un kit pour apprendre à modifier génétiquement les animaux.

Josiah Zayner
Crédits : San Jose Mercury News

En octobre 2017, le chef d’entreprise s’était injecté « de l’ADN avec une polyéthyléneimine » dans le but de « modifier les gènes de [s]es muscles pour les faire grossir ». Alors que sa physionomie n’a semble-t-il pas bougé depuis, sa boîte e-mail a gonflé. « Je recevais auparavant un message par jour, j’en ai maintenant une dizaine », constate-t-il dans le deuxième épisode de la série documentaire Sélection contre-nature, actuellement diffusée par Netflix.

On y fait aussi la rencontre de Tristan Robert, un homme séropositif qui expérimente une thérapie génique sans l’aval des médecins, et de Jackson Kennedy, un petit garçon atteint d’une maladie génétique qui risque de le rendre aveugle si le traitement – approuvé par la Food and Drug Administration (FDA) – ne fonctionne pas. En général, Zayner est contacté par « des gens qui sont gravement malades. Ils sont atteints de dystrophies musculaires, [et me contactent] parce que j’ai fait cette expérience avec CrispR sur mes muscles. »

Développé il y a sept ans, CrispR est un outil particulièrement prometteur. Jusqu’à présent, la thérapie génique consistait à délivrer un gène sain à une cellule afin de suppléer un gène défaillant à l’origine d’une maladie. Il pouvait être injecté directement dans l’organisme (in vivo) au moyen d’un médicament en cas d’insuffisances musculaires, respiratoires, oculaires, cardiaques ou neurologiques. Pour les maladies sanguines, un prélèvement de cellules était nécessaire (ex vivo). Ces deux techniques ont abouti à la création de médicaments comme le Strimvelis, le Glybera ou le Luxturna. Selon un rapport publié l’an dernier par Transparency Market Research (TMR), le marché des thérapies géniques doit croître de 40 % entre 2018 et 2026.

Grâce à la protéine Cas9, CrispR va plus loin en offrant la possibilité de couper l’ADN à un endroit précis pour lui permettre de retrouver un gène fonctionnel. Le 21 octobre dernier, des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology et de Harvard ont même trouvé une autre protéine, la transcriptase inverse, qui pourrait permettre de corriger 89 % des défauts génétiques. Quatre jour plus tôt, une équipe espagnole expliquait avoir allongé la durée de vie de souris grâce à une troisième protéine, la télomérase, sans avoir à modifier leur génome.

Un kit vendu par The Odin

Mais alors que de nombreux tests devront encore être réalisés pour confirmer ces résultats, des biohackers comme Tristan Robert ou Josiah Zayner font fi des cadres méthodologiques qui gouvernent la science en expérimentant les thérapies géniques sur eux-mêmes. « Je n’ai pas de préoccupations morales ou éthiques au sujet de l’édition génétique », tranche le second. « Je suis plus inquiet par la perspective d’une régulation du gouvernement qui empêcherait aux gens d’y avoir accès. » Le patron de The Odin dit vouloir offrir au grand public des traitements encore très chers quand ils ne sont pas tout bonnement interdits.

Le 8 mai dernier, Josiah Zayner a reçu une convocation du Département des consommateurs de Californie, qui venait de lancer une enquête à son encontre. Son activité a aussi suffisamment inquiété la sénatrice Républicaine de Californie Ling Ling Chang pour qu’elle la cite dans son projet de loi visant à réglementer l’utilisation de l’outil CrispR. Signée par le gouverneur le 30 juillet, le texte devrait entrer en vigueur en janvier 2020. « CrispR devient accessible à un large public, mais beaucoup, au sein de la communauté scientifique, s’alarment qu’il pourrait avoir des effets néfastes en dehors de laboratoires professionnels », justifie Chang.

Si la vente d’outils d’édition génétique pour l’humain est illégale aux États-Unis d’après la FDA, The Odin a arrêté d’en vendre car, à force de vouloir aller plus loin, « les gens vont se faire du mal », avoue Zayner. Désormais, la société ne propose plus que des kits pour modifier le génome d’animaux, libre à ceux qui veulent expérimenter sur eux-mêmes de détourner leurs usage… Le 25 septembre 2019, le Département des consommateurs de Californie a donc mis fin à son enquête sans prévoir de mesure contre le biohacker.

Le grand biohack

Un petit homme chauve s’avance vers la scène de l’hôtel Renaissance, à Las Vegas. Plutôt que de prendre place sur un des trois fauteuils rouges, il s’assoit sur le rebord et pose son ordinateur portable près de lui. « Gabriel Licina est un biologiste moléculaire et un adepte de la biologie open-source », explique la présentatrice de la conférence Biohack the Planet en ce mois de septembre 2019. « Il a ouvert des laboratoires et développé des projets de biologie en dehors du cadre académique pendant 10 ans. Il s’intéresse à la santé, à la longévité et bioremediation. » Son visage a fait le tour du monde quand Licina a noirci ses yeux en y injectant une solution à base de chlorine e6 aux propriétés photo-sensibilisatrices.

Le fondateur de Scihouse Inc. est venu parler du Glybera, une thérapie génique conçue pour soigner le déficit familial en lipoprotéine lipase. Cette maladie rare « entraîne de grandes souffrances », prévient Licina. Approuvé aux États-Unis en 2015, le Glybera « a été mis sur le marché pour un million de dollars », poursuit-il avec un sourire plein de sarcasmes. Il n’a donc été vendu qu’une fois, à une Allemande dont le médecin s’est battu pour que son assurance couvre le traitement. Puis il a été retiré. Il existe donc une entreprise, uniQure, qui détient le brevet sans rien en faire. « C’est fou, ils sont confortablement assis à regarder des gens souffrir à cause de l’argent », s’agace-t-il.

Gabriel Licina

Alors Licina a décidé de régler le problème. Deux mois plus tôt, un scientifique autrichien lui avait suggéré de composer une copie du Glybera en reprenant la séquence génétique décrite dans la littérature scientifique. Moyennant 7 000 dollars, il est apparemment parvenu à la faire fonctionner sur des cellules de mammifère. Cette version pirate est entre ses mains à l’hôtel Renaissance de Las Vegas. Le biohacker la donne à tous ceux qui veulent la développer dans un laboratoire de biologie. « Mais ne commencez pas par vous l’injecter », prévient-il. « S’il vous plaît, pour l’amour de Dieu, arrêtez de vous mutiler. »

Pour John Kastelein, un scientifique néerlandais qui a participé à l’élaboration de la Glybera, cette thérapie génique est trop complexe pour pouvoir être biohackée. Ce serait même « sans espoir ». Même s’il considère le projet de Licina comme une tentative bienvenue d’ouvrir l’accès aux nouveaux traitements, le docteur Daniel Gaudet voit aussi mal comment il pourrait aboutir. Les moyens qui permettent de garantir sécurité et efficacité aux patients sont pour lui hors de portée des biohackers. «  Le Glybera était trop cher, c’est fini », tranche ce spécialiste canadien qui a conduit les premiers essais cliniques.

Comme le montre le rapport de Transparency Market Research (TMR) suscité, ce domaine de recherche ne manque pourtant pas d’argent. Mercredi 23 octobre, les Instituts américains de la santé (NIH), qui dépendent du Département fédéral de la santé, ont annoncé qu’il allaient investir 100 millions de dollars ces quatre prochaines années pour développer des thérapies géniques contre les maladies génétiques et le sida. La Fondation Bill & Melinda Gates a promis le même investissement. En mars, un patient séropositif traité avec des cellules souches est entré en phase de rémission.

Crédits : The Odin

Ces dix dernières années, les traitements génétiques ont fait « des progrès fulgurants, y compris pour traiter la cécité et certains types de leucémie ». Seulement, leurs coûts élevés les rendent « inaccessibles » en dehors de pays riches. Les NIH et la Fondation Bill & Melinda Gates disent donc vouloir favoriser leur accessibilité. À l’hôpital pour enfants St. Jude de Memphis, les médecins ont déjà appliqué une thérapie génique expérimentale à un enfant atteint de déficit immunitaire combiné sévère. Ils lui ont extrait de la moelle osseuse pour corriger le gène défaillant avant de lui réintroduire.

« D’un point de vue physiologique et de qualité de vie, cela fonctionne », avance le médecin de St. Jude, James Downing. « Reste à savoir si ce sera durable. Est-ce que cela durera 10, 20 ou 50 ans pour ces enfants ? Nous ne le saurons qu’avec le temps. » Pour certains malades, ce temps est évidemment précieux. Mais ce genre de thérapies est susceptible de provoquer des leucémies ou des effets secondaires importants. Autrement dit, aucun médecin sérieux ne conseillera à ses patients de toucher à son ADN à la maison. Josiah Zayner regrette d’ailleurs d’avoir publiquement utilisé CrispR sur lui-même. « Je m’en veux car les gens le voient maintenant comme un moyen de devenir connu », souffle-t-il. « Et certains vont se faire du mal, ça ne fait aucun doute. »

Le bio-éthicien de Stanford Hank Greely est d’accord sur ce point. « Même s’il fait tout bien, des gens vont le copier et pourraient se faire mal », réagit-il en apprenant sa volonté de s’injecter un vaccin potentiel contre le Covid-19. « Les expériences qui ne sont pas sous contrôle, avec des ingrédients douteux, qui ne respectent pas les standards et les conditions scientifiques ont peu de chance d’apporter des connaissances qui produiront un vaccin plus vite. » Josiah Zayner est encore une fois prêt à prendre les paris.


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