Premier jour
Je me positionne entre les axes de l’attelage, me glisse dans le harnais et tire. Il ne bouge pas d’un pouce. Je m’incline en avant sur les sangles du harnais. Rien ne se passe. Mon attelage ne veut pas bouger. Je m’incline encore davantage, plantant un pied dans le sol. Toujours rien. Je me couche dans le harnais et pèse tout mon poids vers le sol. Les sangles blessent mes épaules. Cette fois-ci, l’attelage roule d’un centimètre. Ainsi, ce maudit engin bouge. C’est physiquement possible. Sur la terre battue, au milieu des gravats, un attelage de 180 kilos d’eau et d’équipement de camping peut donc avancer de quelques centimètres en grinçant.
C’est le moment de vérité. Les années que nous avons passées à rêver et organiser ce voyage, les doutes auxquels nous avons dû faire face, les milliers de dollars que nous avons engloutis dans l’affaire, le temps que nous avons pris sur nos emplois du temps déjà chargés… tout cela converge dans cet endroit perdu au nord du Chili, sur notre rampe de lancement aux portes de la gueule flamboyante du dragon qu’est le désert d’Atacama. Ici, il n’y a nulle âme qui vive. Pas un oiseau dans le ciel. Aucun lézard. Aucun insecte, à l’exception d’un papillon qui, de temps à autre, surgit de nulle part et disparaît en un battement de cils. Les montagnes, dont les sommets arides percent l’épais manteau de poussière, se montrent nues, en dents de scie. C’est l’antithèse de l’humanité, l’évidence du vide, un lieu où le temps est figé. À en juger par les animaux desséchés gisant sur le bord de la route, parfaitement préservés par le climat aride, leur lèvres exsangues affichant un rictus squelettique, c’est aussi un lieu où s’achève la vie. Quand la NASA cherche à reproduire la surface de la planète Mars, c’est ici qu’elle vient. Jeff Shea et moi-même sommes venus crier notre humanité à ce vaste néant géologique. Le problème, c’est l’eau. Jeff estime qu’il nous faudra vingt jours pour traverser. Un randonneur boit approximativement six litres par jour, un litre pèse un kilogramme. Les mathématiques ont le goût de l’échec. Mais Jeff a eu cette idée folle des attelages.
Second problème, nous n’étions pas certains de pouvoir effectivement les traîner à travers le désert. La surface aurait pu s’avérer trop sableuse. Ou trop rocailleuse. Ou, comme nous allions bientôt le découvrir, jonchée de bombes non-explosées datant de multiples guerres et d’essais nucléaires. Nous devrions aussi traîner nos attelages à plus de trois mille mètres en montée… Jeff avait pour sa part déjà gravi les sept plus hauts sommets de chaque continent, fouillé les jungles d’Indonésie à la recherche de petits hommes préhistoriques, exploré l’Arctique, et il s’était aussi perdu dans les montagnes tibétaines. Lors de son ascension de l’Everest, il avait contourné la route la plus aisée au sud – celle qu’avait emprunté Sir Edmund Hillary et la plupart des autres grimpeurs –, préférant s’attaquer à la crête nord, où George Mallory disparut en 1924. Ce qui était considérablement plus difficile, mais aussi bien plus beau. Jeff n’opte jamais pour la solution de facilité. Contrairement à lui, je suis un papa bedonnant, un peu plan-plan. Je ne suis même pas inscrit dans une salle de sport, voyez-vous. Je suis chauve, mes bras sont mous et, la semaine dernière, pendant la cérémonie de remise de diplôme de ma fille – un moment émouvant qui m’a tiré les larmes –, l’arthrite de ma hanche gauche me lançait si fort que je n’ai pas pu m’empêcher de boiter.
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Cinq centimètres, puis sept, l’attelage roule. Il faut tirer fort, mais là, sur la terre battue du bas-côté de la route, ce satané attelage roule. La nuit est noire, sans étoiles et sans lune. Lorsque nous sommes sur la route, tirer devient plus facile. Les dernières voitures de notre civilisation ralentissent pour regarder ces fous d’Américains attelés comme des mulets entre les sangles de leur engins bizarres, prêts à se perdre dans le désert. C’est un moment étourdissant d’espoir. De l’autre côté de la route, la montagne semble encore merveilleusement irréelle. Un vent frais nous parvient de l’océan. Nous arrivons face à la côte. « Oh mon Dieu, me dis-je. Je suis en train de traîner une piscine remplie de ciment. C’est démentiel. » « Si tu peux faire un pas, m’encourage Jeff, tu peux en faire deux. »
Ne pense pas à la colline, ne pense pas non plus au fait que tu es en train de la gravir.
Il veut que j’essaie encore dix minutes de plus. J’imagine pouvoir le faire et m’effondrer ensuite avec les honneurs. Je m’incline donc entre les sangles et bascule en avant pour faire bouger l’attelage une nouvelle fois, puis plante mon pied droit dans le sol et pousse de toutes mes forces. Je me suis déjà aperçu que lorsque je perds de la vitesse, l’attelage recule : je dois alors m’arrêter, poser le pied à terre et tout recommencer. J’essaie donc de garder une allure régulière. Malgré le vent frais de l’océan, je transpire abondamment. De temps à autre, Jeff s’arrête pour me donner un conseil. Il m’explique que les habitants de Nouvelle-Guinée marchent avec les pieds en canard. C’est un docteur répondant au nom de « Ed » qui lui a fait remarquer cela dans les années 1980, lors de la première expédition de Jeff dans les plateaux montagneux en forêt tropicale. J’essaie de marcher les pieds en canard. L’effort me fait penser à autre chose sur quelques centaines de mètres. Puis Jeff me glisse un autre conseil : « Il est important de ne pas se mettre trop de pression physique ou psychologique. Avance le plus lentement possible pour être à l’aise. » C’est pour cela que je suis ici, pour recevoir les conseils de Jeff. Je savais que je devais accomplir quelque chose de difficile, et c’était la personne idéale pour m’aider à y parvenir. Voilà précisément ce que je me répétais : « Je dois accomplir quelque chose de difficile. » À présent, Jeff me dit de ne pas m’inquiéter. Ne pense pas à la colline, ne pense pas non plus au fait que tu es en train de la gravir. « Vis le moment présent, profite du fait que nous fassions quelque chose d’extraordinaire et de bon pour notre corps. » Cela me permet d’avancer 150 mètres de plus. « Nous arriverons à nos meilleures performances si nous sommes dépourvus d’anxiété », ajoute Jeff.
Je fais encore une trentaine de mètres en essayant de me libérer du stress. Tout devant, Jeff s’arrête et fouille dans ses sacs. Je baisse la tête et tire. Mon nouvel objectif est simplement d’atteindre son attelage, même si je suis déjà convaincu de l’absurdité de l’initiative. En réalité, nous allons nous arrêter à la minute où nous quitterons la route. Mais je connais suffisamment Jeff pour savoir qu’il vaut probablement mieux que je le laisse affronter cette réalité tout seul. Quand je le rejoins enfin, il me propose une épaisse tranche de cheddar – ô vision magnifique ! Nous nous asseyons au bord de la route, mangeons le fromage et buvons de l’eau pendant que le vent s’occupe de sécher notre peau. Jeff me parle de sa femme à San Francisco, qui accouchera de leur troisième enfant dans six semaines. Il me confie avoir commencé à lui dire combien il l’aimait avant de fondre en larmes, cet après-midi au téléphone. Il prend une longue gorgée d’eau. « Notre chargement est un peu plus léger désormais », remarque-t-il.
Deuxième jour
La lumière du jour révèle combien le paysage est inhospitalier. Soudain, tout devient plus réel. Chaque degré d’inclinaison de la route a un poids, une masse. L’éblouissante lumière blanche est d’une intensité annihilante, sous elle les crêtes des collines ressemblent à des os de géants morts étalés au soleil. Après trente mètres, un autre pas semble non seulement impossible, mais le geste lui-même paraît complètement fou. Je me dégage du harnais et m’écroule sur le dos. Je m’allonge sur la route. Elle est si délicieusement chaude, le vent d’une fraîcheur si apaisante. Aucun signe de Jeff, Dieu merci. Il me donne de l’espace en me laissant trouver mon propre rythme. Mais je sens sa présence impatiente derrière moi, et une voix dans ma tête commence à réciter Beckett : « (…) il faut continuer, je ne peux pas continuer, je faut continuer, je vais donc continuer (…) ». L’ambivalence émotionnelle tenace à la base de toute ma vie prend soudain une consistance comparable à celle du soleil. Une vie faite de coups de fil et d’histoires, de journaux et de magazines, de films, de télévision et de sites web, le tri incessamment opéré entre différentes versions de la réalité, ce combat sans trêve pour atteindre un degré de moralité où tout finirait par prendre sens s’étiole et se ramasse en quelque chose de dur et d’aveuglant. Il n’y a pas d’ambiguïté dans la douleur. Il n’existe qu’elle. C’est de la folie. Je ne peux pas le faire. Jeff s’arrête et j’attends avec lui qu’il s’asseye, avant de me redresser dans une position plus décontractée.
« — Jeff, pourquoi m’as-tu demandé de t’accompagner dans ce voyage ? — Parce qu’il est amusant de parler avec toi. — Mais qu’est-ce qui t’a fait croire que je pouvais le faire ? — Tu peux le faire, déclare-t-il, tu l’as déjà fait. » Je me détourne et contemple la route. L’océan est toujours visible, un triangle bleu niché entre les cuisses ouvertes de la montagne. Il est plus loin que je ne l’imaginais, mais je ne veux pas l’admettre. Jeff sourit. « J’ai beau détester les clichés, tout voyage commence par un premier pas. » Je grogne. C’est : « Un voyage de mille lieues commence toujours par un premier pas. » Mille lieues, imbécile. Tu ne vas pas m’aider en citant Lao Tseu de travers. Mais regarde-le. Comment puis-je m’attendre à ce qu’il comprenne ? Cet homme est une bête. Et je l’ai déjà vu en pleine action. Après une randonnée de dix heures, il prépare un petit sac à dos et repart pour quatre heures de plus, juste pour le plaisir. « Personne d’autre n’a voulu t’accompagner, c’est ça ? » Il rit et acquiesce. C’était donc ça.
Quatrième jour
Nous semblons enfin nous approcher du sommet de la grande côte, en tout cas de cette grande côte là. Au milieu de nulle part, une station électrique envoie de gros câbles voler à travers le désert. Vers les mines, sans doute. L’électricité crépite dans les fils comme des œufs dans une poêle à frire. Les collines et les montagnes au loin commencent à changer de couleur, le brun monocorde de la mi-journée cédant la place aux ombres des canyons, qui découpent le désert comme le burin incurvé d’un tanneur trace des motifs dans une selle ouvragée. Sous nos yeux, le vide béant s’étend à l’infini. Je décide de laisser Jeff avec l’attelage et de marcher jusqu’en haut de la côte pour voir à quoi ressemble le terrain. Mais le sommet se révèle n’être en fait qu’une petite arête. La montée continue. Je grimpe donc jusqu’au prochain point culminant. Une autre arête. Des poupées russes. Nous devons choisir un chemin – en haut ou en bas ? La lumière de la fin de journée renvoie mille nuances de violet sur chaque arête et chaque sommet. Je regarde la côte sans fin au devant, détourne mon regard vers le chemin plus aisé en bas, qui retourne à la route, et tend l’oreille quand Jeff énumère les différentes possibilités. « Je vote pour le bitume », finis-je par dire. « Allons-y », acquiesce-t-il.
Mais nous n’y allons pas. À la place, nous déchargeons 60 kilos d’eau, six ou sept jarres en tout, et continuons à gravir la côte. Quand la douleur se fait trop forte, je prends deux cachets de Vicodin et mon esprit commence à s’emballer. Je pense à Mel Gibson, à Braveheart, à l’archétype de la quête et la nécessité de mentir à chaque voyage – le concept est tiré d’un essai sur la poésie de Wallace Stevens. Je ne l’ai en réalité jamais lu, mais l’expression m’est restée en tête depuis l’université. Je pense qu’il devait parler de quelque chose qui ressemble à cet absurde voyage. Dans un monde où il ne reste plus rien à explorer, où nous en sommes réduits à inventer nos propres justifications, les gens ont besoin de transférer ces quêtes personnelles vers de grands concepts comme « le triomphe de l’esprit humain ». Mais il n’y a plus de grand concept. Excepté peut-être le fait d’accepter qu’il n’y a plus de grand concept. C’est une sorte particulière de désespoir qui pousse les puristes à la frénésie. Pour rester sain d’esprit, il nous faut accepter le mensonge.
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« Gauche, droite, gauche, droite. » Des bribes de poèmes ne cessent de me revenir à l’esprit, des noms de personnes depuis longtemps oubliées. Je commence à chanter. « I see trees of green, red roses too, I see them bloom, for me and for you. » Je n’ai jamais réussi à chanter « What a Wonderful World » correctement. Je mélange les nuages blancs et les ciels bleus à chaque fois, et plus rien ne rime avec la nuit sombre et sacrée. Mais cette fois-ci, tout est à sa place et j’envoie le pont sur les montagnes enneigées. « I see friends shaking hands, saying how do you do? They’re really saying, I love you. » Je prends conscience qu’un flot de musique suit le rythme de la marche. Sifflez en travaillant. Des mélodies s’élèvent de mes pas. Mon cerveau se vide, mon cœur se remplit. Je ressens une joie plus douce que celle ressentie depuis des années. Je commence à envisager différemment ce voyage absurde. Tels des détectives à la recherche d’indices épars qu’ils doivent rassembler, les voyageurs ont besoin d’un petit but bien précis qu’ils puissent penser avoir accompli pour prouver que Dieu est bien au paradis et que tout est bien à sa place dans ce monde. Ces voyageurs nés le savent peut-être mieux que moi, mais à présent je dois admettre qu’il y a une forme de sagesse à s’illusionner. Si Jeff et moi-même traversions le désert pour la gloire de Jésus, notre souffrance se justifierait d’elle-même. Rien ne pourrait nous arrêter. Mais le faire uniquement pour atteindre l’autre côté ? Voilà qui est difficile.
Nous sommes perdus. Tout ce que nous pouvons voir, ce sont des dépôts de sel éparpillés aux quatre vents.
« Gauche, droite, gauche, droite. » Au diable tout cela ! « I hear babies cry, I watch them grow… »Louis Armstrong a été fustigé pour cette chanson. Les puristes disaient que ce n’était pas du jazz – voilà une autre raison de ne pas aimer les puristes. Voyons si je peux la chanter en entier sans faire d’erreur. Jeff m’attend et je m’approche de lui, balance un bras en l’air comme Pavarotti et fredonne la chanson en entier sans une syllabe de travers. Je me sens à la fois idiot et satisfait. Jeff est préoccupé. « Je pense que nous avons pris une mauvaise route. » Je refuse qu’il me décourage et me pousse en avant de moi-même. Nous nous arrêtons à la nuit tombante, préparons du café et mangeons du fromage accompagné de quelques morceaux du thon épicé de Jeff. Une fois rassasiés et reposés, Jeff m’annonce qu’il veut que nous fassions un peu de marche de nuit, ce qui ne me surprend pas. Je voudrais lui dire que j’ai peur de me tordre la cheville dans l’obscurité, mais l’expression peinte sur son visage m’en empêche. Il veut désespérément être dans les temps. Une fois repartis, la route semble meilleure. Les ornières sont peu profondes, le sable a disparu, nous descendons encore et encore jusqu’à ce qui ressemble à Salar Mar Muerto – « Tu vois ces arêtes, ces fissures, ces dépôts de sel ? Nous sommes sur le bon chemin ! » Le ciel nocturne se trouble, devient vitreux et soudain nous marchons dans la brume. Finalement, je prends goût à la randonnée de nuit. Le vent est tombé, l’air est frais, le brouillard jette un voile sur le désert sans fin et ajoute un sentiment ultime à la nuit. Je me sens invincible et vivant, mon cœur hurle : « J’EXISTE ! » Quand Jeff fait halte, je peux prédire qu’il s’attend à ce que je l’implore de nous arrêter pour la nuit. « Continuons », dis-je.
Cinquième jour
Nous sommes perdus. Dans toutes les directions, tout ce que nous pouvons voir, ce sont des dépôts de sel éparpillés aux quatre vents, sculptés dans des formes merveilleuses. Certains mesurent 30 centimètres de haut, comme si quelqu’un avait cuit un gâteau et que le four avait explosé. On ne peut pas faire rouler d’attelage sur ces dépôts. Il n’y a pas de repères, le soleil commence à décliner et les traces de la jeep que nous suivions jusqu’ici repartent vers l’océan. Nous faisons à peine un demi-kilomètre avant que la route ne s’estompe carrément. Je m’arrête, fou de rage. Mais Jeff continue, forçant son attelage à rouler sur les plus petits dépôts de sel. « Tu ne t’en vas nulle part ! » crié-je. Mais il ne s’arrête pas. Je décide d’essayer un autre chemin plus étroit, ou peut être est-ce juste une trouée entre des séries de dépôts de sel. Il a l’avantage de filer tout droit jusqu’à la route. Jeff fait demi-tour et me suit. Mais bientôt, les dépôts de sel se rapprochent, s’embourbant dans les roues de nos attelages. Finalement, je suis prêt à admettre ma défaite. « Tu suis juste une autre forme de nulle part. Mais c’est ton nulle part », dit-il.
Je dois l’admettre, j’aimais vraiment mon illusion d’un meilleur chemin, car c’était le mien. À présent, je me sens responsable de tous ses défauts. Difficile d’être le meneur. « Je déteste autant ton nulle part que le mien », dis-je. Nous rions tous les deux et la tension s’apaise. Huitième jour. Ce matin quand je me réveille, étourdi dans mon sac de couchage, je demande à Jeff si nous sommes jeudi ou vendredi. « Vendredi », me répond-t-il. Mais je me sens bien. Je suis fier d’avoir cuisiné les quatre derniers repas, je porte finalement un poids égal et je compte de moins en moins sur les encouragements de Jeff. Il prend une mesure avec son altimètre et déclare que nous avons grimpé 945 mètres. Peut-être est-ce pour cela que Jeff est si sensible. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il ne peut pas s’empêcher de voyager. La nourriture semble maintenant écrasante. Une demi-tasse de nouilles est trop riche. Quand Jeff me tend le trognon de sa pomme, je le mange jusqu’au pépin, reniflant comme un animal. Le désert vous fait cela. Le vide est trop grand, le plus petit plaisir une intoxication.
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En marchant à côté de moi, au clair de lune, pendant que nous menons avec force nos attelages dans la poussière et les ornières, Jeff parle sans cesse, me racontant une histoire après l’autre sur la vie et l’amour et sur le fait de saisir l’instant magique dans lequel l’univers nous appelle. Je me souviens d’une fois Chez Panisse, un célèbre restaurant de Berkeley : je mangeais à une longue table en bois avec un groupe de personnes, et il y avait cette femme aux cheveux noirs emmêlés ; elle avait le visage anguleux d’une poétesse bohémienne, et tout mon être s’est soudainement changé en un énorme cœur battant la chamade. Je lui demande s’il a déjà vu Docteur Jivago, la scène où Jivago et Lara se voient pour la dernière fois dans la datcha abandonnée, gelée par la glace. S’il connaît ce sentiment de gloire et de perte, exaltant et déchirant à la fois. J’ai pris son numéro et l’ai appelée deux fois. Je pense qu’elle l’a ressentie aussi, mais j’étais marié et j’ai laissé filer. Je me souviens de ce sentiment, pourtant, comme si la vie se distillait jusqu’à sa plus pure essence le temps d’un instant parfait.
Dois-je faire marche arrière ?
Jeff répond avec impatience. « Certaines personnes traîneraient ton histoire dans la boue et te diraient : “Ce n’est pas bien car tu es marié, tu dois respecter ceci ou cela.” J’ignore tout ça car à mon avis, c’est ce que tu as vécu qui est sacré. Ici, il y a quelque chose d’essentiellement beau. Je pense qu’il est important de répondre à cet appel. » Oui, nous avons dépassé ce genre de questionnements. Mais le fait de me remémorer ces moments dans ce contexte me rappelle la douleur à laquelle vous vous exposez lorsque vous décidez de répondre à un appel irrésistible. Pas étonnant que la plupart des gens se retranchent derrière des barrières plus sûres. Je me sens merdique, alors je ronchonne : « Et voilà, tu m’as refait penser à cette femme ! » Jeff fait halte. Devant nous, un wagon de marchandises abandonné qui a l’air d’avoir mille ans, dont le bois est si érodé qu’il est devenu une partie du désert, cessant d’être une création de l’homme. L’exploration du wagon nous procure une joie intense. C’est un sentiment si bon que celui d’arriver dans un lieu qui semble si abandonné et hors du temps, comme si nous explorions une ruine perdue d’un empire oublié.
Neuvième jour
De nouveau seul, je marche sans réfléchir, mettant un pied devant l’autre, m’abrutissant du bruit sourd et régulier de mes pas. Le soleil se lève et j’aperçois les lumières de ce qui doit être la gare de Valencia au loin, nichée au pied d’une chaîne de montagnes spectaculaire qui s’étend tout au long du côté alpin de la cordillère des Andes. Je vois alors le clair de lune se refléter sur les rails et une idée me vient : pourquoi ne pas avancer sur les rails ? L’espace entre eux est rempli de terre, la surface devrait être presque plate. Et les rails semblent être suffisamment proches l’un de l’autre pour que mes roues les chevauchent. Je tire mon attelage sur une dernière berme. J’y parviens et ça marche ! mes roues se placent sur les rails et roulent sans souci. Pris de vertige par le triomphe et la satisfaction, je reprends la marche. Au loin, je peux voir la lune s’élever au-dessus des montagnes. Le clair de lune se reflète sur les rails, les transformant en deux lignes d’argent qui indiquent la gare de Valencia. Le ciel est constellé d’étoiles qui scintillent dans la lumière froide. Oui ! Je continue à pousser, plus ravi que jamais. Oui ! Les rails argentés qui s’alignent dans une symétrie parfaite dessinent mon chemin, mon chemin à moi, enfin. Oui ! Oui ! Oui !
Mais alors que je me félicite d’avoir résolu le problème technique que Jeff, dans toute sa volonté brutale et magnifique, n’a pas su résoudre, je suis mes superbes rails argentés dans un canyon étroit et réalise que si un train arrive en face, je serai mis en pièces avec mon attelage. Il y a peut-être assez d’espace et de temps pour le balancer en dehors de la berme et sauter après coup, mais il y a tout là-bas un virage serré et rien ne me garantit qu’un train n’en profitera pas pour surgir de là. Dois-je faire marche arrière ? Je décide que non et m’en tiens à ce choix. Je continue à avancer tant bien que mal et aussi vite que possible, la peur au ventre. Le canyon continue plus loin que je le pensais et je m’essouffle, sans oser pourtant ralentir. Finalement, je parviens au virage. Il n’y a pas de train, aussi décidé-je de poursuivre un peu plus loin. Là, tout en haut de la montée, je vois la station de Valencia. Triple oui ! Je me rends compte que je n’ai pas été juste avec Jeff. Quand il a dit que la nature était son Dieu, je n’ai pas prêté attention aux mots, car je ne crois pas en Dieu et que je n’avais jamais vraiment ressenti la merveille mystique que peut être la nature. Désormais, c’est chose faite. Elle a un goût indéfinissable, elle est un peu effrayante – pour des raisons que je ne comprends pas –, mais pour l’heure, dans ce moment magnifique, je me sens exalté. Peut être vais-je continuer ma route, après tout. Mon Dieu, que la lune est parfaite.
Traduit de l’anglais par Sophie Cartier d’après l’article « When You Don’t Know Where You Are, That’s Where You Want to Be », paru dans Esquire. Couverture : Le désert d’Atacama. Création graphique par Ulyces.