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Le Disneyland macédonien
L’un des problèmes principaux de Skopje 2014, c’est le kitsch. Baroque à l’excès. Peu importe le nombre de colonnes ou de sculptures de guerriers antiques dont se parent les nouveaux bâtiments, ils ont toujours l’air ultra-cheap. Les architectes ont opté pour la quantité au détriment de la qualité. Pas sûr qu’une place ait besoin d’autant de fontaines ornementées. En explorant Skopje, on a la sensation d’évoluer dans un parc d’attractions. Il n’est pas intrinsèquement aberrant de construire une ville nouvelle. À Kavarna en Bulgarie, des musiciens de heavy metal ont réalisé des fresques immenses sur les immeubles de la ville à l’effigie des figures tutélaires du genre, et une statue en bronze de Ronnie James Dio trône dans un parc. Le concept est étonnant, drôle, et les Bulgares ont eu la bonne idée de ne pas le faire dans leur capitale. Il en va différemment en République de Macédoine.
Les bâtiments de Skopje 2014 ont commencé à montrer leurs faiblesses : ici et là, on remarque l’absence de panneaux décoratifs, mais les traces de colle nous rappellent qu’ils ont bien existé. Et seulement deux ans après son inauguration, des fissures apparaissent déjà sur les balustrades en marbre du pont de l’Œil. Si on ajoute à cela les coûts nécessaires liés au nettoyage et à la préservation d’un centre-ville d’apparence si luxueuse, tout indique que le masque ne va pas tarder à tomber. L’ancienne architecture brutaliste de Skopje, dans sa version yougoslave post-1963, fait aussi les frais des récentes rénovations. C’est l’architecte japonais Kenzo Tange, lauréat de nombreux prix, qui avait pris la tête du projet de reconstruction de Skopje dans les années 1960. Il a conçu le Stade olympique national de Tokyo, le Musée du mémorial de la paix d’Hiroshima, le palais présidentiel de Damas et l’American Medical Association Building de Chicago. Tange a présenté un plan général de Skopje en 1965. Même si ce plan n’a pas été entièrement réalisé, les architectes locaux ont réussi à parachever ses éléments clefs dans les années 1980. Lors de ma première venue à Skopje, je n’étais là que pour voir le bâtiment de la Poste macédonienne conçu par Tange. J’ai été déçu de le trouver partiellement dissimulé derrière des panneaux d’apparence pseudo-antique, ce qui était à prévoir compte tenu du sort réservé aux autres bâtiments. Partout ailleurs, cette architecture impopulaire a été éclipsée ou détruite pour laisser place aux palais néo-classiques, ou bien recouverte de faux marbre.
Sans doute le style brutaliste n’est-il pas du goût tout le monde, mais il est important de souligner qu’en 1965, Skopje n’était pas simplement une ville grise et bétonnée. Son béton était de haute qualité et la valeur artistique de son architecture était reconnue internationalement. C’est à ce moment-là que Skopje a commencé à troquer son originalité pour des clichés. Le plan original de Skopje 2014 prévoyait la construction de 40 nouvelles structures en quatre ans. Mais deux ans après la date limite, on approche des 130, comme le rapporte le Balkan Investigative Reporting Network (BIRN). Skopje 2014 a offert à la ville 27 nouveaux bâtiments, 5 jardins publics, 34 monuments, 39 sculptures de petite dimension, un arc de triomphe et une grande roue dont la construction est presque terminée. Cela coûte cher. Le plan de 2010 annonçait un budget de 80 millions d’euros, mais le véritable chiffre se situe plutôt aux alentours de 560 millions d’euros. La Macédoine compte 2,1 millions d’habitants, 25 % de chômeurs et une population active de moins d’un million de personnes : jusqu’ici, Skopje 2014 a coûté environ 580 euros à chaque contribuable macédonien. Le salaire minimum en Macédoine est de 210 euros par mois.
C’est ici que commence la « révolution colorée » : le peuple macédonien, exaspéré par les excès de son gouvernement, exprime son mécontentement en prenant pour cible les monuments du projet Skopje 2014.
La révolution colorée
Mais la révolution colorée (Sarena Revolucija) va au-delà de la question de l’architecture. C’est l’expression d’un désespoir, d’une défiance contre un régime accusé de bâtir un État sécuritaire, d’espionner ses citoyens, de couvrir ses propres crimes et de dépenser une fortune pour des bâtiments ridicules dont personne n’a jamais voulu. L’ancien Premier ministre Nikola Gruevski est une des principales raisons de ce mécontentement. Aussi, le projet Skopje 2014 – dont il est à l’initiative et qui devait incarner sa campagne nationaliste et outrancière – a fourni la cible parfaite pour essuyer la colère des manifestants.
J’étais à Ohrid – une station touristique située sur les bords d’un lac, dans le sud du pays, lorsque j’ai appris la nouvelle de l’agitation politique. Un soir, tandis que je me rendais dans la vieille ville, j’ai trouvé le parc bloqué par des manifestants – la police anti-émeute, lourdement armée, leur faisait face à une distance raisonnable. Cette nuit-là, les manifestants ont défilé dans les rues jusqu’au petit matin. Le lendemain, j’ai profité d’une traversée en bateau sur le lac pour interroger le capitaine. « Ce n’est pas facile d’être macédonien », a-t-il soufflé avant de m’expliquer que lui et beaucoup de ses concitoyens avaient entrepris des démarches pour obtenir un passeport bulgare. Ils ont choisi de sacrifier leur nationalité afin d’obtenir la reconnaissance de l’Union européenne et d’avoir la possibilité de circuler librement en son sein. Au sujet des statues de Skopje, il m’a répondu avec précaution : « Je les aime bien, c’est notre histoire et j’en suis fier. Je comprends leur démarche… mais c’est trop neuf et artificiel. À mon avis, cela manque d’authenticité. »
En rentrant à Skopje cette nuit-là, mon taxi est passé devant l’Arc de Triomphe où plusieurs dizaines de policiers anti-émeute, munis d’armes et de boucliers, se préparaient à l’affrontement. Derrière eux, l’arche était souillée d’éclaboussures pastelles de vert, de rose et de bleu. L’année dernière, le peuple macédonien était scandalisé de découvrir l’ampleur de la surveillance mise en place par le gouvernement de Gruevski. Selon l’opposition, plus de 20 000 citoyens étaient sur écoute. Mais Gruevski est également accusé d’avoir truqué les élections : on estime qu’environ 500 000 inscriptions enregistrées sur les registres électoraux appartenaient à des individus ne disposant pas de la nationalité macédonienne ou à des personnes décédées. Des fuites laissent entendre que les sbires du gouvernement sont allés jusqu’à désactiver des ascenseurs dans certains immeubles pour que les citoyens les plus âgés ne puissent pas se rendre aux urnes. À en croire les enregistrements de conversations divulgués récemment, l’administration est aussi soupçonnée d’avoir couvert le passage à tabac mortel d’un jeune macédonien par un policier, en 2011.
Les protestations de l’année dernière se sont calmées après la démission de Gruevski, le 18 janvier dernier. Mais au printemps, le président macédonien Gjorge Ivanov a annulé l’enquête sur le scandale des écoutes téléphoniques. Il a ainsi permis à Gruevski et 56 de ses acolytes de s’en tirer sans bobo. Lorsque Ivanov s’est retrouvé lui-même impliqué dans le scandale des Panama Papers, la situation a empirée. Le 12 avril, les manifestations ont donc repris : des dizaines de milliers de Macédoniens ont battu le pavé pour protester contre le régime. Après plusieurs jours de contestation, certains militants se sont mis à bombarder l’Arc de Triomphe de peinture. L’idée a rapidement fait des émules et l’architecture du projet Skopje 2014 est devenue une cible évidente : oppressante et hypocrite, beaucoup la voient comme une illusion censée détourner l’attention des citoyens (et du reste du monde) des véritables problèmes du pays. D’autres pensent que les monuments ont coûté bien moins que ce que le parti de Gruevski a annoncé officiellement et qu’ils se sont mis la différence dans les poches. Ce qui ne serait pas étonnant : Skopje 2014 fait suite à une autre initiative de Gruevski qui a attisé la colère des citoyens. En 2007, l’ancien Premier ministre avait promis d’équiper les écoles du pays d’un ordinateur pour chaque élève. Étrangement, certaines des écoles listées sur la facture étaient fermées depuis des années…
Aujourd’hui, dans le centre de Skopje, seule une infime partie des bâtiments ont été épargnés par la peinture. Quant à Gruevski, l’ex Premier ministre déchu, il continue d’affirmer que le scandale des écoutes téléphoniques était monté de toutes pièces par des agences de renseignement étrangères afin de déstabiliser la Macédoine. Les médias pro-gouvernementaux soutiennent sa version, et l’Union européenne demande à ce que l’enquête se poursuive. En attendant, les manifestants réclament la démission du président Ivanov. Ils ont également obtenu que les élections, initialement prévues le 24 avril puis reportées au 5 juin, soient repoussées à une date indéterminée. Ils demandent des élections libres et justes, mais personne ne pense que le gouvernement actuel est capable de les organiser. L’opposition ferait-elle mieux ? Certains observateurs avancent qu’elle fomente et finance la révolution colorée. Les manifestants le nient, bien qu’il semble exister des liens entre les leaders du contre-pouvoir macédonien et le milliardaire George Soros. La Macédoine vit dans un chaos politique permanent. Pourtant, Skopje continue de changer. Partout, des palais bariolés se construisent. Le gouvernement prévoit d’ailleurs de construire la plus grande statue de Mère Teresa au monde. Montant de la facture ? 5,6 millions d’euros.
Traduit de l’anglais par Claire Larroque d’après l’article « Skopje’s « Colourful Revolution » : Fighting Tyranny with Street Art », paru dans The Bohemian Blog. Couverture : Le pont de l’Œil à Skopje. (Crédits : Darmon Richter)
BIENVENUE À BATOUMI, LE LAS VEGAS DE LA MER NOIRE
Sur les bords de la mer noire, la cité portuaire géorgienne promet monts et merveilles à ses visiteurs. Mais tout n’est pas si rose.
I. La fontaine est à sec
Il n’y a pas de chacha dans la fontaine à chacha. La fontaine devait pourtant être réapprovisionnée en eau-de-vie géorgienne toutes les semaines, m’explique Corrie Noe. Son mari, Aleko Kikilachvili, a été missionné par le président géorgien Mikhaïl Saakachvili afin de concevoir l’éclairage de la fontaine. « Vous auriez dû voir Micha », poursuit Noe, employant un diminutif que les Géorgiens donnent volontiers à leur ex-président. Assis sous une forêt de parasols à la terrasse du Holland Hoek Hotel, la création personnelle de Noe et Kikilachvili, nous buvons du vin de Khareba en quantité. « Quand Aleko lui a montré les lumières, il était comme un gosse. Il est resté assis à regarder des heures durant, le sourire aux lèvres. »
Il est vrai que Micha Saakachvili, qui fut le premier homme à diriger le pays après la révolution des Roses, était réputé pour son ambition exubérante. Président d’une ex-république soviétique à peine sortie de l’anarchie des années 1990, il s’est attaqué au défi des réformes structurelles avec toute la subtilité d’un rouleau-compresseur. Des maisons délabrées à Tbilissi ? Démolies, pour construire un pont de verre qui s’illumine au passage des piétons. Un repaire de bandits au sommet d’une montagne isolée ? Transformé en station de ski !