Pakse, Laos

En cet après-midi du 16 octobre 2013, quarante-quatre passagers et leurs cinq membres d’équipage embarquent à bord du vol QV301 de la compagnie Lao Airlines. L’avion quitte Vientiane, la capitale du Laos, et vole pendant une heure en direction du sud, jusqu’à la petite ville de Pakse, située près de la frontière thaïlandaise, avant d’amorcer sa descente dans des conditions météorologiques orageuses. Le pilote est un Cambodgien de 58 ans qui a volé durant plus de la moitié de sa vie, notamment pour la Royal Cambodian Air Force. 5 200 heures de vol au compteur, dont beaucoup d’entre elles passées aux commandes d’un ATR-72. Si vous avez déjà effectué un vol court-courrier en Asie, vous êtes sûrement monté dans cet avion. Il n’inspire pas confiance : deux hélices à six pâles s’agitent nerveusement, accrochées au bout d’un compartiment étroit, sur les ailes. Mais en dépit des apparences, c’est un avion robuste, connu pour être capable d’effectuer des atterrissages de haute volée sur des pistes courtes, et ce même avec une visibilité réduite. Celui-là est flambant neuf, Lao Airlines en a fait l’acquisition tout juste quelques mois auparavant.

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L’avion du crash
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Alors que l’avion est malmené par des turbulences au-dessus de Pakse, les contrôleurs aériens se rendent compte qu’il vole trop bas. Ils contactent le commandant de bord par radio et lui ordonnent d’interrompre l’atterrissage pour le retenter. Un cyclone vient juste de frapper le Vietnam, et d’imposants nuages se sont formés dans le ciel. Traversant une forte pluie et un vent violent, le pilote obtempère, mais ne réussit pas à reprendre de l’altitude. L’une des ailes de l’avion, ainsi que les deux hélices, heurtent les arbres, les tranchant en deux. Le train d’atterrissage traîne dans la berge boueuse du Mékong avant que l’avion ne termine sa course dans le fleuve. L’impact le fait voler en éclats, tuant tous ses passagers sur le coup. Et puis il disparaît, comme s’il n’avait jamais existé.

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La boîte noire d’un avion est en réalité orange vif, et composée de deux boîtes : un enregistreur phonique et un enregistreur de paramètres. Ces enregistreurs sont indispensables à l’enquête sur le crash, car ils mémorisent des données importantes, comme les conversations des pilotes et les avertisseurs de décrochage, ou encore la vitesse de l’avion et son altitude. Lorsqu’elles sont immergées, une balise de localisation commence à émettre un signal à ultrasons.

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Carte du Laos

La plupart du temps, les fouilles ne sont pas effectuées par des êtres humains. Les équipes de surface envoient plutôt des submersibles, qu’on appelle des ROV – des véhicules opérables à distance –, qui sont capables de supporter des pressions d’eau énormes et de se faufiler à travers les épaves. Si un ROV reste bloqué, ne fonctionne plus ou se perd, il n’y a pas mort d’homme. Ils ont notamment été utilisés pour retrouver le Titanic, le Bismarck et l’Airbus A330 d’Air France qui s’est écrasé dans l’océan Atlantique au nord-est du Brésil, et qu’on a retrouvé quatre kilomètres sous la surface de l’eau. En comparaison, l’avion de Lao Airlines n’a pas coulé aussi profondément : environ huit mètres sous la surface, mais cela importe peu, car les véhicules opérables à distance ne fonctionnent que dans les eaux claires – or le Mékong est à peu près aussi clair qu’un chocolat chaud. Afin de retrouver les corps et les enregistrements, il faut y envoyer des individus. Cela signifie nager à l’aveugle contre des courants de cinq nœuds, ce qui équivaut à une montagne d’eau se déversant aussi vite que vous pouvez courir. Cela signifie également ne pas savoir si vous serez frappé de plein fouet par un énorme morceau de métal tranchant, qui aurait par exemple été projeté en amont du fleuve et emporté par le courant. Au Laos, c’est véritablement cela le problème : pauvre et sans accès à la mer, il n’y a pas une seule école de plongée dans tout le pays, et encore moins avec de l’expérience dans la plongée de sauvetage. Le gouvernement a donc fait appel à une aide internationale. Quatre enquêteurs français du Bureau d’Enquêtes et d’Analyses (BEA) pour la Sécurité de l’Aviation civile et deux membres de l’Air Accident Investigation Bureau (AAIB) sont rapidement arrivés sur les lieux de l’accident, avec un sonar et du matériel acoustique. La Marine royale thaïlandaise s’y est également rendue durant les premiers jours, avant de s’en aller en affirmant que la recherche était trop risquée. L’un des plongeurs français leur a donné raison : c’était trop dangereux. Le Laos était livré à lui-même.

Une équipe de choc

Lorsque le gouvernement a fait appel à Bounmixay Khanthayonngthong pour rejoindre l’équipe de récupération, il avait une vie plutôt agréable. 45 ans à l’époque, grand et mince, des cheveux noirs en épis, de grandes mains épaisses forgées par des décennies de travail dans la mécanique, il se décrit lui-même comme un fervent adepte du bouddhisme et un bon père de famille. Il travaillait la journée, rentrait à la maison le soir pour y retrouver sa femme, jouait avec ses garçons et se détendait avec ses amis le week-end. Sa maison, située dans la province de Keo-oudom, à quatre-vingt-dix kilomètres au nord de Vientiane, est humble mais moderne, entourée d’une forêt tropicale luxuriante.

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Le barrage où travaille Bounmixay
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Lorsque l’avion s’est écrasé, il était au travail, à Nam Ngum Dam. « Notre tâche est d’assurer le fonctionnement du barrage », explique-t-il. Nam Ngum Dam est la centrale hydroélectrique la plus ancienne du Laos. Sa construction s’est terminée au début des années 1970, bien que les bombes de la guerre secrète américaine – un conflit dévastateur et silencieux dans l’ombre de la guerre du Vietnam – continuaient alors de pleuvoir sur le Laos. Elle fournit de l’électricité et des emplois dans un pays où 83 % des bâtiments ne sont toujours pas alimentés, et où un tiers des 6,5 millions de Laotiens vivent avec moins de 1,15 € par jour. Assurer le fonctionnement du barrage implique de plonger dans les eaux cristallines de la rivière Nam Ngum, une vraie piscine pour enfants en comparaison avec le Mékong. Bounmixay et dix de ses collègues (des mécaniciens, des machinistes, des soudeurs et des électriciens âgés de 30 à 50 ans) ont reçu une formation de plongée sur le tas. Cela faisait d’eux probablement les seuls plongeurs qualifiés de tout le pays. Ils ont donc pris congé de leur travail, dit au revoir à leur femme et à leurs enfants, et voyagé onze heures en bus jusqu’au port de Pakse. Aucun dédommagement n’a été évoqué, mais cela ne les a pas empêchés d’accepter de participer à la mission. Sisavath Phoungmanivanh, mécanicien également, raconte : « Je devais aider. Nous devions permettre aux familles des victimes de faire leur deuil. »

Au Laos, le Mékong traverse le pays du nord tempéré au sud tropical, sur une distance de cinq cents kilomètres.

À Pakse, les plongeurs ont rencontré les représentants du gouvernement et de Lao Airlines, la police militaire, ainsi qu’environ une douzaine de travailleurs laotiens appelés à faire partie de l’équipe de récupération. Des bateaux les ont conduits jusqu’à une péniche mouillant au milieu du Mékong, à environ 300 mètres de l’endroit exact du crash. Elle serait leur base opérationnelle pour les deux prochaines semaines. Grâce à ses yeux perçants et à sa vivacité d’esprit, Bounmixay a immédiatement été considéré comme le chef d’équipe. C’est lui qui évaluerait les risques. Le Mékong n’est pas la rivière Nam Ngum, loin de là. « Vous ne pouvez rien voir une fois sous l’eau », dit-il, « pas même votre propre main. » Le courant est également un problème, surtout s’il déplace l’épave : quelqu’un pourrait rester coincé en-dessous. De plus, la plupart des plongeurs n’avaient jamais vu un avion de près, seulement du sol, lorsqu’ils passaient au-dessus de leur tête. Mais, plus important encore, personne sur la péniche – pas même les Français ou les autorités singapouriennes – ne savait comment établir un plan de recherche dans le Mékong.

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Le Laos est le pays le plus bombardé au monde. Entre 1964 et 1973, les États-Unis ont largué sur lui plus de deux millions de tonnes d’explosifs (davantage que sur le Japon ou sur l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale) afin de tenter, sans succès, de rompre les lignes de ravitaillement du nord du Vietnam. Malgré les bombardements, la beauté du Laos est restée intacte. Ses temples bouddhistes, ses hauts sommets et sa nature encore protégée attirent chaque année trois millions de visiteurs. Le Mékong, le plus long fleuve d’Asie du Sud-Est, est aussi très beau, mais il a également un rôle à jouer : celui de fertilisant. Alimenté par la fonte des neiges et les pluies tropicales, il serpente sur quatre mille kilomètres, traversant la Birmanie, le Laos, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam. Tout au long de son périple, il nourrit avec de riches sédiments les écosystèmes et les terres cultivées. Au Laos, le Mékong traverse le pays du nord tempéré au sud tropical, sur une distance de cinq cents kilomètres. La saison des pluies fait enfler le fleuve, tandis que durant la saison sèche, de novembre à mai, son débit diminue, laissant réapparaître des îles et parfois même des forêts entières.

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Le Mékong laotien
Crédits : Chris Shervey

Eaux sauvages

Nous étions fin octobre et le Mékong s’assécherait bientôt. Mais d’ici là, il serait trop tard : les batteries des boîtes noires ne disposent que de trente jours d’autonomie. Il n’y avait pas assez de temps (ni même assez d’argent) pour envoyer les plongeurs s’entraîner en Thaïlande ou en Indonésie, et le gouvernement n’avait pas les moyens de fournir d’équipement supplémentaire. L’équipe de fouille devait donc faire son possible avec les moyens du bord. Ils ont commencé par jeter à l’eau des ancres de fortune en béton afin d’immobiliser la péniche, utilisant des seaux à la place des bouées pour délimiter la zone de recherche, et des cordes effilochées pour mesurer les parties de l’avion immergé dans le fleuve. Les plongeurs partageaient leurs bouteilles de plongée, leurs lestages et leurs régulateurs, puis plongeaient à tour de rôle par groupes de deux durant vingt minutes chacun. Ils devaient retourner au rivage quatre à cinq fois par jour pour remplir de nouveau leurs bouteilles. La majeure partie de l’opération était réalisée manuellement (l’unique machine était une grue placée sur la péniche) et les journées passées sous 30°C étaient longues et douloureuses.

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Un ROV dépêché sur un site de crash
Crédits : Global Marine Photos

Les représentants de Lao Airlines ont dessiné des schémas des différents éléments de l’ATR-72, afin de les enseigner à l’équipe. Phonesuthat Thammachalurne, qui avait appris à piloter l’Airbus A320 en Australie, était le chef de sécurité de la compagnie aérienne et il parlait anglais. Il faisait donc office d’interprète pour le BEA. C’est également lui qui a imaginé le premier plan d’action (qui ne visait rien d’autre en réalité que de trouver quelque chose). Durant les quatre premiers jours, les enquêteurs français remontaient et descendaient le fleuve en bateau, sondant la surface avec leur équipement électronique, tandis que les plongeurs fouillaient le Mékong à tâtons, avec leurs mains et leurs pieds. Ils y ont trouvé beaucoup de corps, dont le violent choc de l’accident n’a souvent laissé que des morceaux. Certains ont été facilement découverts, flottant à la surface un peu en aval, quand d’autres ont réapparus quarante kilomètres plus loin. Ils ont également retrouvé certaines victimes toujours attachées à leur siège, prises au piège dans les débris fantomatiques reposant au fond du Mékong. Parfois, après ces plongées, Sisavath s’asseyait dans le bateau et pleurait. Les plongeurs avaient une ligne de descente afin de ne pas être désorientés sous l’eau, mais à part cela, ils plongeaient dans l’obscurité la plus totale, sans repères ni bâtons lumineux. Ils ont d’ailleurs rapidement abandonné les deux lampes frontales qui ne servaient pas à grand-chose, sinon éclairer une étroite paroi de sédiments, de débris et de sel devant leurs yeux. Chaque plongée était un risque à prendre : « Le courant du Mékong est très rapide, il peut vous attirer vers le fond », explique Bounmixay. « Vous ne savez pas où vous êtes, et vous ne savez pas non plus ce qui vous attend au bout. C’était très effrayant, mais nous ne devions surtout pas penser à tout cela. » À Keo-oudom, la famille de Bounmixay attendait chaque jour son appel. Il en avait encore plus besoin qu’eux : « Il fallait que j’entende leurs voix », raconte-t-il.

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Pendant ce temps, le pays tout entier était captivé par l’accident. Dans le Laos communiste, la presse est contrôlée, mais des journalistes ont été dépêchés sur les lieux du crash, et le chef de l’aviation civile du pays était présent pour répondre aux questions. Cette partie du fleuve, habituellement déserte, était pleine de Laotiens en bateau qui se rapprochaient dangereusement de la zone de recherche. La police militaire leur ordonnait donc, en criant dans un mégaphone, de rester à distance. Même quand les plongeurs sortaient de l’eau, ils étaient rongés par l’inquiétude. «  Tout ce que nous pouvions faire, c’était regarder et prier pour la sécurité de nos collègues », affirme Sisavath. La plupart des Laotiens sont bouddhistes, les plongeurs s’accrochaient à leur foi : « Tout dépend de la volonté de Bouddha », tranche Bounmixay. Les recherches se déroulaient du matin au soir, entrecoupées de courtes pauses pour de rapides prières, et pour brûler de l’encens à l’avant du bateau.

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Un fragment de l’avion récupéré par des pêcheurs

Le 20 octobre, quatre jours après le crash, les plongeurs se sont rapprochés des signaux des enregistreurs, permettant ainsi de restreindre le périmètre de recherche à vingt-cinq mètres. Le jour suivant, Bounmixay et Sisavath ont découvert une section de dix mètres de long, une partie du fuselage qui avait coulé dans une zone assez plate, recouverte principalement de rochers, de sable, et de plantes aquatiques. Ils pensaient alors avoir localisé l’empennage (la queue de l’avion) où se trouvait la boîte noire. Jusque-là, ils plongeaient sans véritable plan. Phonesuthat, le capitaine de Lao Airlines, pensait alors qu’ils pourraient remonter cette partie de l’avion avec du filin industriel et de la corde (en accrochant une extrémité à l’avion et l’autre à la grue). L’équipe sur le bateau tirerait sur une seconde corde pour arracher l’épave au courant rapide du Mékong. Ils ont plongé encore et encore, pour essayer de localiser une section de l’avion où ils pourraient attacher la corde. Et finalement, ils en ont trouvé une : le train d’atterrissage était dirigé vers le ciel, formant ainsi une solide prise sur le fuselage. Le 22 octobre en fin d’après-midi, Bounmixay et Sisavath ont fixé un câble autour des jambes des trains d’atterrissage, avec une appréhension grandissante. Alors que la grue les remontait à la surface, l’équipe de recherche a attaché un filin à une autre partie de l’avion pour la hisser vers la péniche. Sur le pont, l’épave ruisselante d’eau semblait être en fait un morceau du fuselage, coupé sur toute sa longueur, témoignant ainsi de la violence de l’accident. L’avion, en alliage et composite de carbone, donnait davantage l’impression d’être en carton, ainsi coupé en deux. Son revêtement était rayé, laissant apparaître en dessous son armature déchirée. Des fils électriques et des métaux déchiquetés dépassaient dangereusement de la coque. Un masque à oxygène solitaire pendouillait tristement de la carcasse, sa couleur jaune vif contrastant avec l’intérieur sombre de l’épave. L’équipe, elle, était abasourdie : ils pensaient tous être en train de remonter la boîte noire et pourtant, aucune trace de la queue de l’avion. Était-elle retombée au moment où ils l’avaient hissée hors des profondeurs ? Ou avaient-ils simplement mal identifié leur trouvaille ? Aucune importance. Les recherches reprendraient le lendemain. Ils ont examiné le fuselage à la recherche de corps, mais n’y ont retrouvé que des sacs à dos, des préservatifs, des passeports, des vêtements et des affaires pour bébé. ulyces-mekong-06 Le jour suivant, ils sont retournés au fleuve, avec l’espoir de retrouver la queue, mais lorsqu’ils sont arrivés sur le site, plus rien n’était à sa place. La péniche, qui n’était attachée qu’à l’avant, avait changé d’emplacement avec le courant. Quant aux bouées – les seaux reliés à de gros morceaux de béton –, elles avaient dérivé sur le sable : la zone de recherche avait disparu. Ils ont donc élaboré un nouveau plan, en soudant entre elles des barres d’armature afin d’en faire une grande grille, qu’ils ont mise à l’eau le jour suivant pour délimiter à nouveau le périmètre. Ils procédaient systématiquement ainsi, et cependant, cela n’a pas fonctionné : le travail de soudage avait été bâclé. Le soir même, le fleuve puissant a réduit la grille en pièces. Le signal du sonar de l’enregistreur s’affaiblissait de jour en jour : la boîte noire serait bientôt totalement ensevelie par des couches de sédiments et de sable.

Peun à la rescousse

Alors que le temps filait sans qu’aucune découverte capitale ne soit faite, quelqu’un a décidé qu’il était grand temps de demander de l’aide à Peun. Le gérant d’un hôtel à Pakse a mentionné qu’il avait un frère, vivant à la campagne, capable de nager dans le Mékong. Lao Airlines est donc allé le trouver. Keopraseth, Peun pour les intimes, est un pêcheur âgé de 50 ans. Comme ses ancêtres, il a fait toute sa vie de la plongée libre dans le fleuve. En le voyant, il est difficile d’imaginer qu’il peut retenir sa respiration pendant trois minutes. C’est un homme trapu, les hanches un peu grasse, le visage buriné d’un fumeur compulsif. Lorsqu’il n’est pas occupé à retenir sa respiration, il fume.

L’incroyable talent de Peun pour localiser les débris impressionnait tout le monde.

Mais Peun est également fort, avec des épaules bien musclées. Et tandis que les autres plongeurs cherchaient frénétiquement, équipés de bouteilles d’oxygènes, Peun a repéré un moteur et remonté à lui tout seul l’un des sièges de l’avion qui retenait encore la partie supérieure du corps d’une victime. Son incroyable talent pour localiser des débris impressionnait tout le monde. Jour après jour, il disparaissait dans le fleuve, déposant régulièrement ses trésors sur le sable de la rive du Mékong. Pendant l’une de ses plongées, Peun a même réussi à remonter sans l’aide de personne une partie du panneau de commandes du cockpit, enfouie à douze mètres sous la surface. L’indicateur du turbopropulseur, étrangement intact, était le seul instrument reconnaissable. Mais toujours pas de boîte noire. Un jour, Peun est ressorti de l’eau tout excité. Il a dit avoir senti la queue de l’avion. Les plongeurs ont rapidement repéré sa découverte. Lorsqu’ils l’ont finalement remontée des profondeurs, ils se sont rendus compte qu’ils avaient confondu la queue avec l’aile droite.

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Ils ont construit une nouvelle grille, plus solide, ajouté des bouées, et plongé à chaque fois avec une ligne de recherche. Quelqu’un a apporté un petit compresseur sur la péniche, économisant ainsi le temps nécessaire pour retourner au rivage afin de remplir les bouteilles de plongée. C’était là une grande avancée, et elle a vite été récompensée : ils ont enfin trouvé l’empennage. Fous de joie, les plongeurs l’ont mesuré : dix mètres de long, à huit mètres sous la surface de l’eau. Le sable et les rochers l’avaient partiellement recouvert, et il reposait sur un côté. Il y avait de grandes chances pour que la queue se brise lorsqu’ils essayeraient de la hisser à la surface, ils devaient donc trouver le point d’attache le plus sûr, puis la remonter tout doucement, sans précipitation. « À chaque fois qu’on essayait d’attacher une corde à l’avion, elle glissait », raconte Bounmixay. La nuit tombée, ils essayaient toujours. « Nous avions peur que la queue se casse et que l’enregistreur se perde dans le sable. » Cependant, ils avaient besoin de sommeil. ulyces-mekong-07 Le matin suivant, les plongeurs ont immédiatement été escortés dans un hangar à l’aéroport de Pakse, où le chef-inspecteur de vol pour Lao Airlines a montré à l’équipe comment trouver une petite écoutille sous le ventre de l’avion, où il était écrit : « CAUTION. FLIGHT RECORDERS HERE » (« Attention, l’enregistreur de vol se trouve ici »). C’est le compartiment de la boîte noire du ATR-72. S’ils ne réussissaient pas à remonter la queue de l’avion, peut-être pourraient-ils au moins récupérer l’enregistreur de données. Le plan était prometteur. Bounmixay a été le premier à tenter sa chance, accompagné de Bounphone, un jeune plongeur musclé qui portait souvent des lunettes d’aviateur aux verres sombres. Tous les regards étaient tournés vers eux lorsqu’ils ont plongé. Les agents gouvernementaux discutaient nerveusement sur le bateau. Les minutes défilaient. Vingt minutes. Vingt-cinq. « Ils en mettent du temps », a fait remarquer quelqu’un. Trente-cinq minutes. Bounmixay est enfin réapparu à la surface. Puis Bounphone. Le courant les a portés jusqu’à l’une des équipes à terre qui les attendait en aval. Bounmixay a alors soulevé bien haut le trophée orange vif dans ses mains, et un tonnerre d’applaudissements s’est élevé de la péniche.

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L’équipe pose avant de hisser le fuselage

Le jour suivant, ils ont attaché des câbles industriels à l’empennage, fait démarrer la grue et remonté le tout. La queue de l’avion était enfin à l’air libre, pour la première fois depuis plus de deux semaines. La grue l’a redescendue dans le bateau. Tout comme le fuselage, l’empennage était scié en deux sur toute la longueur. Une valise abîmée portait une étiquette avec le nom d’une femme griffonné dessus ; dans les toilettes, un journal était toujours épinglé entre la cuvette et le lavabo ; les deux derniers sièges étaient encore là, comme suspendus dans le vide. Si des gens avaient été assis là, ils ne s’y trouvaient plus à présent. Un représentant de la compagnie aérienne a grimpé dans le compartiment de la boîte noire pour en ressortir l’enregistreur phonique. Ainsi s’achevait la plus grande partie du travail de récupération. Le vieux bateau rouillé a émis un râle lorsqu’on a rallumé le moteur, avant de rejoindre péniblement la rive du fleuve. À l’aide de la grue, les pièces de l’avion ont été déposées une à une dans un camion qui les emmènerait au hangar de l’aéroport militaire. Les enregistreurs seraient ensuite envoyés à l’étranger pour être analysés.

Accomplir l’impossible

En mai dernier, avec la baisse du niveau de l’eau, quelques-uns des plongeurs sont revenus à Pakse afin de rechercher deux victimes dont les corps n’ont pas été retrouvés. Les enquêteurs essayent maintenant de déterminer si les restes qu’ils ont découverts correspondent aux passagers recherchés. Aucun rapport d’enquête officiel sur le crash n’a encore été publié. On ignore donc toujours si la boîte noire pour laquelle ces plongeurs amateurs ont risqué leur vie pourra expliquer le mystère du crash du vol QV301.

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Les héros du jour

De retour dans leur ville, les hommes ont été accueillis en héros. Mais sur le bateau, ce jour-là, la célébration a été de courte durée, presque discrète. Il y avait du porc grillé, qui a rapidement été dévoré, et des bouteilles de Beerlao, la bière du Laos. On se prenait en photo et on se tapait amicalement dans le dos. Cela faisait plus de deux semaines que ces hommes n’avaient pas vu leur famille. Ils étaient fiers et épuisés. Sisavath, qui a finalement permis aux familles des victimes de commencer leur deuil, souriait à pleines dents : « On a apporté le fin mot de histoire. » Peun, le plongeur libre, est retourné à la campagne, et les autres sont remontés vers le nord, pour y reprendre leur travail de plongée dans les eaux claires de la rivière Nam Ngum. « Nous n’avions aucune expérience et aucune connaissance sur la gestion d’une telle opération », raconte Bounmixay. « Que pouvions-nous faire ? Nous ne pouvions que nous armer de courage. Nous avons accompli l’impossible. »


Traduit de l’anglais par Morgane Le Maistre d’après l’article « The Men Who Conquered the Mekong », paru dans Latterly Magazine. Couverture : Les eaux agitées du Mékong, par James Antrobus. Création graphique par Ulyces.