Le trophée

Sur le haut de l’avenue Velyka Vasylkivska, dans le centre de Kiev, un grand vaisseau blanc apparaît par morceaux entre les immeubles aux tons pastel qui longent la chaussée. Sa forme se dessine en pointillé à chaque intersection. Le stade Olimpiyskiy est planté là, parfait ovale hérissé de haubans, dont la modernité jure dans l’architecture Art Nouveau du quartier comme le font ici et là des centres commerciaux. Sur les flancs de l’enceinte, une série de photos montre les joueurs du Dynamo Kiev vêtus du maillot de la saison 2017-2018, avec son col qui mime les broderies traditionnelles ukrainiennes. La mode est aux symboles nationaux. Les soldats qui patrouillent en treillis dans le secteur rappellent la raison de cette fièvre patriotique : le gouvernement fait toujours la guerre aux séparatistes et leurs parrains russes dans l’est du pays.

Le NSC Olimpiyskiy
Crédits : Wikimedia commons

Dans le restaurant du stade trône pourtant un trophée à la gloire de la Sbornaya, l’équipe russe de football. Le soulier d’or du meilleur buteur de la Coupe du monde 1994 est exposé ici. « J’aimerais qu’il bénéficie d’un peu d’attention pendant la compétition cette année parce que c’est une reconnaissance qui va à toute l’équipe nationale, pas seulement à moi », observe son détenteur, Oleg Salenko. Né à Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) en 1969 d’une mère russe et d’un père ukrainien, l’ancien avant-centre est le seul à avoir jamais inscrit cinq buts dans un même match de Coupe du monde, le 28 juin 1994, contre le Cameroun. Il vit aujourd’hui à Kiev, où joue son fils. « Quand on me demande qui battra mon record, je dis toujours que c’est lui, Roma, qui a aujourd’hui 13 ans et qui s’entraîne avec le Dynamo », s’amuse-t-il.

Pour obtenir à son tour la récompense, Roma Salenko doit d’abord être sélectionné par l’Ukraine. Il suivrait ainsi les pas de son père, appelé à jouer avec l’ancienne république soviétique, fraîchement indépendante, le 29 avril 1992. Après cette unique apparition sous le maillot jaune et bleu, Oleg a finalement opté pour la Sbornaya. Aujourd’hui, il refuse de choisir entre deux États dont la guerre représente selon lui « un énorme gâchis ». Depuis Kiev, l’ancien joueur se rend régulièrement à Moscou et Saint-Pétersbourg pour parler de football ou prendre part à des matchs avec d’autres vétérans de l’antique sélection d’Union soviétique. De toute manière, il dit ne pas aimer mélanger la politique et le sport. D’ailleurs, lorsque le contrat de l’international ukrainien Roman Zozulya a été rompu par le Rayo Vallecano, parce que ses idées indisposaient le club de Madrid, en 2017, Salenko a pris sa défense.

« Il appuie simplement les gars qui sont au front », a-t-il tenté de calmer. Son successeur à la pointe du Dynamo Kiev, passé comme lui par l’Espagne, soutient ouvertement les groupes paramilitaires nationalistes qui combattent dans l’est du pays. Il a aussi déjà fait part de son admiration pour l’indépendantiste Stepan Bandera, qui s’est compromis dans une alliance avec les Nazis pendant la Seconde Guerre mondiale… Salenko ne veut quant à lui lâcher aucun de ses deux passeports. Car il a grandi à une époque où, réunis sous l’égide de l’Union soviétique, ils ouvraient les portes des plus hautes sphères du football.

Oleg Salenko
Crédits : AFP

Ce 28 juin 1994, la Russie réalise un coup d’éclat en forme de champ du cygne au stade Stanford de San Francisco, autrement dit chez le vainqueur de la guerre froide. Elle étrille le Cameroun 6 à 1 grâce à 5 buts de Salenko mais est éliminée. La Suède et le Brésil vont en huitième de finale. En fait, l’attaquant établit son record au moment où le football russe s’effondre, en même temps que tout le reste dans le pays. Contrairement à l’URSS qui s’est retrouvée quatre fois parmi les huit meilleurs équipes au Mondial, la Russie n’a jamais passé les poules lors de ses deux participations, en 1994 et 2002. Elle n’était même pas qualifiée lors des autres éditions. Et, alors que son étoile rouge palissait, Oleg Salenko a complètement disparu de la surface du football international.

La loi du marché

À la naissance d’Oleg Salenko, en 1969, l’Union soviétique s’apprête à participer à sa quatrième Coupe du monde. Par deux fois, en 1958 et 1962, elle a atteint les quarts de finale. Pour cette édition mexicaine de 1970, elle espère atteindre la finale au pied de laquelle elle s’était inclinée de justesse quatre ans plus tôt. Son équipe est composée pour une large part des joueurs issus des républiques d’Ukraine et de Géorgie : cinq servent le Dynamo Kiev, autant l’équipe de Tbilisi. Parmi ces derniers, il y a notamment Anzor Kavazashvili, qui garde les cages sur les conseils de la légende Lev Yashin, encore sélectionné à 40 ans. Seul gardien à avoir reçu le Ballon d’or, ce dernier faisait partie de l’équipe qui a remporté la médaille d’or aux Jeux olympiques de Melbourne, en 1956.

En 1970, l’URSS s’incline finalement en quart de finale, après prolongation, contre l’Uruguay. Ses joueurs ne sont pas professionnels : ils sont considérés comme des travailleurs des institutions à l’origine de leur clubs. À Moscou, la police a par exemple créé le Dynamo, l’armée le CSKA, les usines automobile le Torpedo, et le Spartak appartient à un syndicat. Jusqu’ici hégémoniques, les formations de la capitale sont dominées par les fleurons du sport ukrainien et géorgien dans les années 1970.

Quand, en 1986, Oleg Salenko fait ses débuts au Zenit Leningrad, le Dynamo Kiev vient d’être sacré. À seulement 16 ans, il bat déjà un record de précocité en étant le plus jeune joueur à marquer en première division. Trois ans plus tard, il est le premier à faire l’objet d’un transfert payant entre deux clubs soviétiques, rejoignant les rangs du grand Dynamo Kiev.

Sous les coups de boutoirs de Mikhail Gorbatchev, arrivé au pouvoir en 1985, la structure du football soviétique se fissure. « Ça a remis en cause l’approche bureaucratique en vigueur pendant des décennies, qui se basait sur le contrôle de l’État et des comités aux sports », explique Benoît Senaux, chercheur en management du sport à l’université de Coventry. « De 1985 à 1991, une série de forces indépendantes a cherché de nouvelles manières d’organiser des événements sportifs, tandis que les joueurs, entraîneurs et représentants des clubs reprenaient du pouvoir sur les fonctionnaires. »

Oleg Salenko monte lui aussi en grade. En 1989, il reçoit le soulier d’or de la Coupe du monde des moins de 20 ans en Arabie saoudite. Il termine également meilleur buteur du championnat soviétique, que quittent la Géorgie et la Lituanie en 1990. À la suite des instances sportives, les gouvernements de différentes républiques déclarent un à un leur indépendance. Sans bouger, l’attaquant se retrouve ainsi poussé à l’extérieur de son propre pays.

Ce séisme géopolitique provoque une réaction en chaîne. Dans la jungle que sont devenues les anciennes économies communistes en se convertissant soudain aux lois du marché, les jeunes hommes d’affaires aux dents longues poussent comme de la mauvaise herbe. Un intermédiaire rachète ainsi les droits d’Oleg Salenko, qu’il s’empresse de proposer au club londonien de Tottenham. Sauf que la réglementation est moins permissive en Angleterre qu’en Ukraine : le joueur ne peut obtenir le permis de travail dont il a besoin pour être transféré, faute notamment de sélection en équipe nationale. Après son match avec l’Ukraine, le 29 avril 1992, il est enfin prêt à partir.

Sans cette fronde, Salenko n’aurait peut être pas foulé une pelouse américaine.

Oleg Salenko arrive à Logroño un jour d’hiver 1993. La ville espagnole de près de 200 000 âmes est couverte de neige et de mystère : « Je ne savais même pas ou c’était », témoigne-t-il. Ses habitants n’ont du reste probablement jamais entendu parler de lui. Le jeune espoir ne touche à son arrivée que 58 000 pesetas par mois, le reste de son salaire allant au Dynamo Kiev comme amortissement de la somme payée à l’intermédiaire. Fort de ses sept buts en une demi-saison, il se rend toutefois dans le bureau du président, Marcos Eguizábal, pour lui demander une augmentation. Le club lui offre alors 400 000 pesetas mensuel et rachète l’intégralité de ses droits. En 1993-1994, il score 16 fois en Liga et est appelé par la Sbornaya.

Le chant du cygne

Oleg Salenko a été lancé en première division soviétique par Pavel Sadyrin en 1986. Deux ans plus tôt, alors que l’attaquant était encore en équipe jeune, le club a gagné son unique titre de champion sous sa direction. Ne parvenant pas à faire aussi bien les années suivantes, Sadyrin est parti au Kristall Kherson avant d’être engagé par le CSKA Moscou. Il l’a mené au titre en 1991, le dernier avant l’éclatement de l’Union soviétique. C’est donc logiquement que le technicien est nommé sélectionneur de l’équipe nationale de Russie l’année suivante, avec pour mission de bien figurer à la Coupe du monde 1994.

Versée dans un groupe de qualification où figure un autre pays en décomposition, la Yougoslavie, la Sbornaya profite de sa suspension pour prendre la deuxième place et valider son ticket pour les États-Unis. Mais, comme le reste de la société, elle est dans un « bordel monstre », constate le Washington Post juste avant la compétition. « N’espérez pas de grandes choses de sa part, soyez juste content qu’elle existe », écrit le quotidien américain. « Les joueurs russes semblent prendre exemple sur Boris Eltsine et le parlement, tout le monde a du mal à savoir qui est au pouvoir. »

Le chaos est si grand que la Fédération a signé un accord avec l’équipementier britannique Reebok pour que les joueurs de la sélection portent sa griffe, alors même que chacun s’est engagé avec d’autres marques de son côté. Ils reprochent au sélectionneur d’avoir organisé l’affaire. Alors, après une défaite lors d’un match sans enjeu contre la Grèce, 14 d’entre eux signent une lettre adressée au conseiller aux sports de Boris Eltsine, Shamil Tarpischev, pour se plaindre des conditions d’entraînement, de la faiblesse de leurs primes et du contrat avec Reebok. Ils demandent même la tête de Pavel Sadyrin.

Les conjurés comptent parmi leurs rangs le milieu de l’Inter de Milan Igor Shalimov, le buteur de Karlsruhe Sergei Kiryakov ou encore l’avant-centre de Manchester United Andrei Kanchelskis. Ces trois-là ne verront pas les États-Unis. « Beaucoup de gens disent que nous allons perdre sans eux mais qu’est-ce qui garanti que nous gagnerions avec eux ? » se défend alors Sadyrin. « Prenez le match face à la Grèce. Les 14 signataires de la lettre y ont participé et vous connaissez le résultat. C’est vrai qu’ils ont joué pour l’équipe nationale, et vrai aussi que ce sont d’assez bons joueurs. Mais il s’agit de l’équipe nationale. Tout le monde doit partager le fardeau. »

Sans cette fronde, Salenko n’aurait peut être pas foulé une pelouse américaine. Il est finalement appelé par son ancien entraîneur au Zenit, Pavel Sadyrin, deux mois après avoir signé à Valence. Lors du premier match, contre le Brésil, il débute sur le banc de touche avant de remplacer Sergei Yuran à la 69e minute. La Russie est déjà menée 2 à 0. Elle en reste là avec le joueur de Logroño puis s’incline contre la Suède, 3 à 1, malgré sa titularisation. La nuit avant la troisième rencontre contre le Cameroun, « j’ai rêvé que je marquais beaucoup de buts », se souvient Salenko. « Vous avez parfois des prémonitions comme ça. Mais je n’imaginais pas que j’allais en mettre cinq ! »

Son entraîneur non plus. « Avant le match, je suis allé voir Oleg et je lui ai dit : “Si tu fais ce dont tu es capable, tu pourrais marquer une paire de buts” », raconte Sadyrin. « Mais je ne pensais pas qu’il allait en inscrire cinq. » La Russie a encore une petite chance de se qualifier en finissant meilleur troisième. Elle entame donc le match pied au plancher. Salenko fait trembler les filets à la 16e minute, à la 41e, à la 45e sur penalty puis aux 73e et 75e. « Je n’ai pas pensé au record pendant le match », remet-il. « Le speaker a dit quelque chose en anglais mais j’étais concentré. » Il laisse le sixième à son compagnon de chambre, Dimitri Radchenko. Mais c’est insuffisant pour atteindre les huitièmes de finale. « Tout ce que je peux dire, c’est qu’il a définitivement prouvé qu’il était un très bon joueur », déclare le sélectionneur du Cameroun Henri Michel.

Dans les sables

La finale de la Coupe du monde 1994 est bien moins prolifique que le dernier match des Russes. Le score reste vierge. Au bout de 120 minutes d’ennui, le Brésil et l’Italie doivent se départager par une séance de tirs aux buts, finalement remportée par les Sud-Américains. Pour leur sélectionneur, Carlos Albeirto Parreira, c’est une revanche sur les nombreux spécialistes et amateurs qui critiquaient son style défensif. Cette impopularité l’avait d’ailleurs poussé à se ménager une porte de sortie avant la compétition, en négociant un contrat avec le FC Valence. Le club espagnol devait remplacer le Hollandais Guus Hiddink, parti diriger les Pays-Bas au Mondial. Après l’avoir battu en quart de finale, Parreira prend officiellement sa place à Valence où il retrouve un attaquant russe croisé lors du premier match du Mondial, Oleg Salenko.

Arrivé pour 250 millions de pesetas, le Russe doit en toucher 50 par saison. Pour ce prix-là, il joue le rôle de professeur particulier de penalty au milieu espagnol Gaizka Mendieta. Après quoi, on peut le voir prendre le soleil allongé sur la pelouse et dévorer des crevettes en terrasse. Mais le temps tourne rapidement à l’orage. Salenko ne s’entend ni avec le coach de son club, Carlos Alberto Parreira, ni avec le nouveau sélectionneur de la Sbornaya, Oleg Romantsev. Malgré une blessure contractée face au FC Barcelone, le premier l’aligne à 25 reprises en Liga, lui permettant de marquer sept fois. Le second l’ignore en revanche complètement. « Romantsev m’en voulait d’avoir une plus grosse réputation que lui », veut-il croire. « Il préférait des joueurs qu’il connaissait. Et quand Boris Ignatyiev l’a remplacé, en 1996, j’ai eu des blessures. »

Salenko à Valence

Salenko est poursuivi par une lésion du ménisque. Mais sa colère est toute entière dirigée contre son entraîneur. « Parreira est une malédiction pour Valence », maugrée-t-il dans un magazine russe en février 1995. Cet « incompétent » les discriminent, lui et le Bulgare Lyuboslav Penev, s’agace-t-il. « Parreira cherche toujours quelqu’un sur qui mettre la faute, si possible un étranger. » Confronté à des difficultés financières, le club met les deux joueurs sur la liste des transferts à l’été 1995. Salenko signe aux Glasgow Rangers pour deux millions de livres. Souvent utilisé comme joker, il marque sept fois en 16 apparitions sans parvenir à convaincre les dirigeants de le garder. Le Russe atterrit dès l’intersaison à Istanbulspor, dans le cadre d’un échange avec le néerlandais Peter Van Vossen.

En Turquie, le buteur se montre décisif 11 fois en 18 matchs. Ce très bon bilan est gâché par la dégradation de son ménisque qui le tient éloigné des terrains une bonne partie du temps. En 1999, il est cédé à Cordoba, en deuxième division espagnole, où un million de pesetas par mois et par buts lui sont promis. Mais en plus de son genoux défaillant, Salenko accuse du surpoids. Alors, quand il en vient aux mains avec des partenaires, on lui montre la porte après seulement trois rencontres. Au Pogoń Szczecin, dans l’ouest de la Pologne, l’essai s’avère encore moins fructueux : Salenko plie bagage après un seul match et met un terme à sa carrière.

Rentré à Kiev, le retraité devient consultant pour la télévision. Il mesure alors la différence de niveau entre le football soviétique de ses débuts et la forme guère reluisante de son héritier russe. Après avoir échoué à se qualifier pour la Coupe du monde 1998, la Sbornaya se présente avec peu d’espoirs à l’édition 2002. « La Russie n’est pas comme l’Union soviétique en termes de football », observe-t-il à l’aube de la compétition. « Nos joueurs sont moyens et nos entraîneurs médiocres, ce qui amène des résultats moyens. » En sorte qu’ils ne passent pas le premier tour. L’équipe ukrainienne de beach soccer dirigée par Salenko ne fait pas mieux au Mondial de 2003. Il préfère alors les affaires au terrain avec un succès tout aussi relatif.

En 2008, alors que l’équipe nationale retrouve la lumière en atteignant les demi-finales de l’Euro, la crise financière met à mal son « petit business ». « Les choses ont mal tourné et j’ai besoin de rembourser des dettes », admet-il en 2010 pour justifier son choix de vendre son soulier d’or. Les Russes regardent le Mondial sud-africain depuis la maison cette année-là. « Je ne suis pas ruiné mais j’ai reçu une offre difficile à refuser. De riches cheikhs arabes m’ont promis d’en prendre soin et de le mettre dans un musée local. » Finalement, l’offre ne vient pas. Salenko décide donc d’exposer le trophée dans le restaurant du stade Olimpiyskiy de Kiev : en Ukraine mais à portée de vue de la Russie. 


Couverture : Salenko face au Cameroun dans un match légendaire.