Avant l’arrivée de Neymar Jr, vendredi 4 août, le feuilleton du mercato du Paris-Saint-Germain (PSG) avait des airs de roman-photo. Dimanche 23 juillet, le joueur du FC Barcelone Gerard Piqué postait un cliché sur Instagram pour démentir le départ de son coéquipier brésilien vers la capitale française. « Il reste », tranchait le défenseur accroché à son cou comme s’il célébrait un but. Voire. Trois jours plus tôt, Radio Catalunya assurait que le transfert avait 95 % de chances d’advenir. Soit à peu près la probabilité des Parisiens de l’emporter, au printemps dernier, contre les Espagnols. https://www.instagram.com/p/BW5zNYmlavf/?taken-by=3gerardpique
La vitrine
À 22 h 22, ce mercredi 8 mars, l’écurie française se dirige tranquillement vers la qualification pour les quarts de finale de la Ligue des champions. Corrigés 4 à 0 au match aller, Gerard Piqué et Neymar ne mènent que 3 à 1, alors qu’il reste une dizaine de minutes de jeu. Comment pourraient-ils marquer les trois buts nécessaires à la victoire face à une des formations les plus richement dotées d’Europe ? Depuis son rachat par le bras financier du régime qatari, QSI, en mai 2011, le PSG possède une constellation d’internationaux. Il est taillé pour remporter la compétition. « C’est pas Gijón, c’est pas Valladolid », apprécie le commentateur de Canal+, Stéphane Guy, en direct. Autant dire, too big to fail. Mais en trois minutes, Neymar dépose un coup franc dans la lucarne avant de transformer un penalty. Paris vacille. Dans les profondeurs des arrêts de jeu, à l’approche de l’ultime seconde, un lumineux ballon piqué du Brésilien atterrit au bout du pied droit de Sergi Roberto qui offre l’exploit à Barcelone. Tandis qu’une nuit épaisse recouvre la capitale française, le quotidien L’Équipe imprime le mot « Inqualifiable » en une, identique à celui qui avait entaché la défaite de l’équipe de France contre la Bulgarie, en 1993.
Cette fois, le revers n’affecte pas seulement l’Hexagone. Il enfonce un coin dans le projet « Rêvons plus grand », élaboré par les Qataris afin de gagner le trophée « dans les dix ans à venir », selon le président de QSI, Nasser Ghanim Al-Khelaïfi. En s’inclinant dès le premier tour à élimination directe, la danseuse des émirs réalise sa pire performance européenne depuis leur arrivée. Or, pour ce petit État gazier de deux millions d’habitants que personne ne savait placer sur la carte du monde il y a encore vingt ans, le PSG est une vitrine – peu garnie diront les mauvaises langues. « Les spécialistes des questions énergétiques ne sont plus les seuls à le connaître comme c’était le cas auparavant », constate Carole Gomez, chercheuse chargée des questions liées à l’impact du sport sur les relations internationales à l’Iris.
Pour gagner en visibilité, le Qatar s’est lancé dans une série d’investissements sportifs. Quoique ce levier d’influence culturel, le soft power, mette souvent des décennies à produire des effets, il a habilement trouvé dans le football un moyen de l’activer rapidement. « Les achats de joueurs connus ou le sponsoring de maillots fonctionnent à court terme », observe Jean-Baptiste Guégan, professeur de géopolitique du sport à l’ESJ Paris. La direction a jusqu’ici dépensé la bagatelle de 700 millions d’euros en transferts. « Pour le moyen-terme, il y a l’organisation de grands événements sportifs », poursuit l’auteur du livre Géopolitique du sport, une autre explication du monde. En 2022, la Coupe du monde de football aura lieu sur le petit territoire de l’émirat. S’il est toujours capable de l’organiser.
Depuis lundi 5 juin, Doha traverse une zone de turbulences sans précédent. Jaloux de son indocilité et de sa proximité avec l’Iran, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis (EAU), le Yémen, Bahreïn, l’Égypte et les Maldives ont décidé de couper les ponts. Accusé de soutenir le terrorisme, le Qatar se retrouve soumis à un embargo et isolé dans le Golfe. Si ses dirigeants multiplient les appels à l’apaisement, ils refusent de satisfaire les demandes de leurs voisins – et notamment de fermer la chaîne nationale, Al Jazeera. Certaines manches du bras de fer engagé se disputent sur le terrain du football. Début juillet, après d’intenses négociations, le PSG obtient la signature du latéral brésilien Dani Alves, aux dépens de Manchester City, propriété des cheikhs d’Abou Dabi (EAU). Derechef, il se lance dans une autre négociation pour un Brésilien encore plus réputé, Neymar. Afin de s’attacher ses services, les Qataris ont mis les 222 millions d’euros de sa clause libératoire sur la table. L’attaquant est ainsi devenu le joueur le plus cher au monde et un trophée à lui seul pour le Qatar.
Soft power
Jeudi 27 juillet, au petit matin, le PSG a raté Neymar. Pendant que l’avion du club décollait de Miami, sa proie se préparait à y atterrir. Hasard du calendrier, n’ont pas manqué de souligner les médias, la tournée de préparation du FC Barcelone faisait étape au même endroit que celle des Parisiens. Mais cet acte manqué doit-il vraiment quelque chose à la providence ? Si, par le biais de ces matchs amicaux, les stratégies de promotion des deux formations se rejoignent, c’est en partie parce que toutes deux ont le même bienfaiteur : le Qatar. En plus de posséder le vice-champion de France, l’émirat s’affiche en lettres capitales sur le maillot catalan. Pour lui, l’achat de Neymar ne constitue qu’un pallier supplémentaire dans une diplomatie sportive globale. Indépendant des Britanniques en 1971, le Qatar refuse d’entrer dans la fédération formée par les Émirats arabes unis. Dès lors, il se retrouve dans une position de « pays très riche mais vulnérable », dépeint le chercheur Nabil Ennasri, auteur de L’Énigme du Qatar. Assis sur de gigantesques réserves fossiles, l’émirat est le premier exportateur de gaz liquéfié mais « n’a ni les moyens ni la volonté de se constituer une armée suffisamment forte pour contrer les éventuelles menaces multiformes qui pèsent sur lui », pointe le directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), Pascal Boniface. « Le hard power classique est hors de sa portée. Il a donc choisi délibérément de miser sur le soft power, afin d’être un point reconnu de tous sur la carte du monde. »
L’impact de Neymar dépasserait largement le cadre sportif.
Parmi tous les secteurs de l’économie, le football est celui qui offre le plus de visibilité. Dès 1988, sa Coupe d’Asie est organisée à Doha. Mais, tandis que plusieurs grands événements sont en projet dans d’autres disciplines, l’Irak envahit le Koweït en 1990. Cette attaque à proximité donne des sueurs froides aux émirs qui n’entendent pas rester à découvert. Après être intervenu dans la guerre du Golfe pour repousser les troupes de Saddam Hussein, Washington signe un accord de coopération militaire avec le Qatar. Une base américaine est installée à Al Udeid, au sud-ouest de la capitale. La stratégie du petit État comporte désormais deux volets : « Il essaye de s’allier avec les grands de la planète, notamment les États-Unis, et soigne son image », résume Nabil Ennasri.
Après la création d’un Open de tennis en 1993, d’un Masters de golf en 1998 et d’un Tour cycliste en 2002, le Qatar lance une filiale sportive à Al Jazeera – ce sera BeIn Sports – et une académie interdisciplinaire, Aspire, vouée à former les champions par wagons. Pour compléter la panoplie, il donne naissance au fonds Qatar Sport Investment (QSI) en 2005 et, un an plus tard, à une marque de sportswear, Burrda, dont le logo en dents de scie rappelle la bannière nationale. Ces années sont aussi celles où, empruntant des ponts d’ors, de grands noms du football en fin de course rejoignent le championnat qatari. Neymar a 12 ans, en 2003, quand l’international espagnol Fernando Hierro signe à Al Rayyan. Ayant vu la famille royale d’Abou Dabi faire main basse sur Manchester City en 2008, le cheikh qatari Abdallah ben Nasser Al Thani s’offre Malaga en 2010 pour 36 millions d’euros. Pour quatre millions de plus, QSI rachète 70 % du Paris-Saint-Germain en mai 2011 avant de l’avaler complètement dans l’année. « La feuille de route est d’asseoir la légitimité footballistique du pays et donc de remporter le Graal en la matière, la Ligue des champions », indique Nabil Ennasri. À deux reprises, le FC Barcelone évince les Parisiens en quart de finale. Et quand, en 2016, ils sont éliminés par Manchester City à ce stade de la compétition, l’entraîneur, Laurent Blanc, saute à la fin de la saison. Pour faire mieux, son remplaçant, Unai Emery disposera de celui qui vient de lui barrer la route, Neymar. « Il pourrait apporter ce surcroît offensif indispensable à l’effectif parisien », estime Nabil Ennasri. Mais son impact dépassera largement le cadre sportif.
Le paradoxe
En deux mots, un point et une vieille photo, Gerard Piqué pensait peut-être mettre fin aux rumeurs de transfert qui couraient sur le compte de son partenaire. Au contraire, il n’a fait qu’ajouter de la confusion à la confusion. Mardi 25 juillet, interrogé sur ce geste, l’arrière central a reconnu la portée limitée qu’il fallait lui accorder. « C’était une opinion personnelle », a admis Piqué. « J’ai posté cette photo par rapport aux discussions que j’ai eues avec Neymar, par rapport à ce que j’ai pu ressentir et ce dont j’avais envie. C’était un moment de détente, c’est venu comme cela, il n’y a rien de spécial. Ce n’est pas officiel. C’est à Neymar de communiquer. » Pour le Qatar également, l’enjeu est là : communiquer. L’événement sportif que représente la venue de l’attaquant n’est, de son point de vue, qu’un moyen de rayonner davantage. « Au départ, quand le PSG réfléchit à Neymar, il pense d’abord à améliorer l’équipe et à la faire gagner », contextualise Jean-Baptiste Guégan. « Mais le président du PSG, Nasser Al-Khelaifi, gère le développement à l’étranger du Qatar – il est notamment chargé du cinéma. C’est un homme de confiance de l’émir. Il a forcément les questions d’images dans un coin de sa tête. » La plupart des hommes placés au sommet d’instances sportives qataries exercent par ailleurs des responsabilités politiques. Le président du comité olympique, Tamim ben Hamad Al Thani n’est autre que l’émir. Son prédécesseur aux manettes, Hamad ben Khalifa Al Thani, préside aujourd’hui la fédération de football. « Les diplomaties sportives sont toutes politiques », souligne Carole Gomez. « Nous avons vu émerger celles de la Chine, de la Russie ou du Brésil, par exemple, ce qui prouve que c’est aussi le cas ailleurs. »
Le Qatar part de loin. Avant les années 2000, aucun de ses sportifs n’était réputé à l’international. Pour y remédier rapidement, des naturalisations de joueurs de handball ont été engagées. Fait inédit, une équipe « nationale » composée d’un Cubain, d’un Français, d’un Égyptien et d’un Espagnol est allée jusqu’en finale des Mondiaux organisés à domicile en 2015. Seuls trois des 16 membres étaient nés sur place. En football, les règles de la Fifa rendent la pratique malaisée, un « lien clair » devant exister entre le joueur et le pays de son maillot.
Alors le Qatar a mis en place une politique de formation ambitieuse, couplée à un réseau de détection tentaculaire en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud. Il envoie ses meilleurs éléments dans ses clubs partenaires de Linz, en Autriche, de Leonesa, en Espagne, et d’Eupen, en Belgique. Lorsque ses moins de 19 ans sont devenus champions d’Asie en 2014, quatre d’entre eux évoluaient dans ce dernier. Grâce à tous ces efforts, l’émirat espère être compétitif pour l’événement cardinal de sa diplomatie sportive : la Coupe du monde de football 2022. Neymar aura 30 ans en 2022. « Il sera vraisemblablement un cadre de l’équipe brésilienne », devine Jean-Baptiste Guégan.
Nouvel éclat sur le blason déjà scintillant du PSG, l’arrivée du Brésilien a aussi entraîné une pluie de liquidité dans le monde du football professionnel. À chaque investissement, le Qatar espère se faire des alliés en dispensant ses bonnes grâces, bien que cette démonstration de puissance ne laisse pas d’agacer. Cela rendra-t-il certains responsables plus fébriles au moment d’accuser le Qatar de corruption ? L’argent a en tout cas été décisif dans l’attribution de l’organisation de la Coupe du monde. « Un ancien membre exécutif de la Fifa a félicité des membres de la Fédération qatarie et les a remerciés par mail pour un virement de plusieurs centaines de milliers d’euros », écrit le quotidien allemand Bild, citant un rapport de la Fifa, entre autres éléments suspicieux. Paradoxalement, l’arrivée de Neymar pourrait aussi « braquer la lumière sur ces problèmes », postule Carole Gomez. Les Émirats arabes unis, qui possèdent Manchester City par le truchement de la famille royale d’Abou Dabi, auraient toutes les raisons d’en prendre ombrage. Pas sûr, donc, qu’ils inclinent à davantage de souplesse dans la crise du Golfe. « C’est parce que le Qatar volait de succès en succès que ses voisins ont été irrités », rappelle Nabil Ennasri. « Il existe donc un risque d’accroître leur sensibilité. » À moins que la puissance ne respecte que la puissance.
Jeu de séduction
De la même manière que ce transfert à 222 millions d’euros a des chances, au moins pour un temps, de mettre sous l’éteignoir les accusations de corruption, il n’est pas exclu qu’il « mette fin aux accusations de terrorisme » proférées par ses voisins, juge Jean-Baptiste Guégan. « Ce ne serait pas cher payé », ajoute le chercheur. « Dans le cadre de la crise régionale actuelle, le sport représente un atout. Le Qatar est sur la défensive et n’a pas beaucoup de moyens de reprendre le leadership, sinon le sport. » Au moment d’acheter le PSG, Doha n’avait-il pas entamé une idylle avec Nicolas Sarkozy, mêlant de la sorte mécénat sportif et influence politique ? Bien sûr, « le soft power ne remplace pas le hard power », reconnaît Jean-Baptiste Guégan. Au terme d’une discrète diplomatie, le Qatar a signé un accord sur la lutte contre le terrorisme avec les États-Unis, le 11 juillet. Or, jusqu’ici, le président américain, Donald Trump s’était toujours prononcé en faveur du camp de son allié historique, l’Arabie saoudite. Persuadés, d’après le Washington Post, que les Émirats arabes unis ont hacké le site de l’agence de presse officielle qatarie pour mettre Doha en porte-à-faux, les services de renseignement américains ont sans doute infléchi la position de la Maison-Blanche. Depuis, le Conseil de coopération du Golfe a réduit le nombre de ses exigences et le secrétaire d’État américain, Rex Tillerson a demandé une levée de l’embargo.
Dans ce contexte, sans changer fondamentalement le rapport de force, la venue de Neymar constitue un outil pour « séduire les opinions publiques », considère Jean-Baptiste Guégan. « Or, ce sont elles qui décident des choix des gouvernants. L’Arabie saoudite a essayé de dicter son agenda au Qatar, lequel a allumé un contre-feu via le football. » Mais ce dernier ne peut pas tout se permettre. En plus de cette dépense de 222 millions d’euros, les coffres parisiens ont été amputés par l’achat de l’attaquant français Kylian Mbappé pour environ 180 millions d’euros bonus compris. Le club aura a priori du mal à respecter l’exigence d’équilibre imposée par « le fair play financier » de l’Union européenne des associations de football (UEFA), sauf à vendre des joueurs. Un dépassement de déficit n’entraînerait pas sanction à condition d’être lissé sur les années à venir, ce qui implique de présenter des prévisions de recettes en forte hausse. Dans cette optique, le PSG est en droit d’attendre de grosses rentrées en merchandising et l’intérêt de sponsors de dimension internationale. Pour le Qatar, ce serait autant de nouvelles relations et un surplus d’exposition indéniable, alors que les autres pays du Golfe ne jouissent pas d’une bonne image partout. « La poursuite de la diplomatie sportive permet de réaffirmer sa volonté d’être présent sur la scène internationale, en dépit de ce que souhaiteraient l’Arabie saoudite et d’autres », observe Carole Gomez. Couplé à un efficace travail de lobbying, notamment auprès des États-Unis, l’arrivée de Neymar pourrait permettre au Qatar de sortir de l’embargo sans perdre la face. Loin de là.
Couverture : Neymar déjà sous les couleurs du PSG. (Nike/Ulyces.co)