La Côte des Mosquitos

Il n’est pas aisé de se rendre à Laguna de Perlas. Tout d’abord, il faut réserver son siège sur un des vols mouvementés desservis par La Costeña, la seule compagnie aérienne qui assure la liaison avec la fameuse – et isolée – Côte des Mosquitos du Nicaragua. Il faut une heure pour rejoindre Bluefields, une ville portuaire de 50 000 habitants, depuis Managua, la capitale du pays. Quand l’avion décolle à l’heure – et ici, ce n’est pas chose courante. Le prix du voyage est dissuasif pour beaucoup dans une des régions les plus pauvres du second pays le plus pauvre de l’hémisphère nord. Nombreux sont ceux qui, lorsqu’ils souhaitent se rendre sur la côte, doivent enchaîner bus et ferries, pendant huit heures ou plus – si tout va bien, ce qui n’arrive jamais. ulyces-mosquitocoast-02 De Bluefields, située sur l’embouchure de la rivière Escondido, part un petit bateau à moteur en fibre de verre qu’on appelle ici une panga, remplie de passagers et de marchandises. Pastèques et piñatas en forme de Blanche-Neige se disputent les rares espaces libres. Un moteur de hors-bord propulse la panga à travers des canaux labyrinthiques qui sillonnent les forêts de mangrove, dépassant les pêcheurs sur leurs frêles esquifs. À bord de l’un d’eux, un Mosquito tient sa canne dans une main, son téléphone dans l’autre. Sur un autre plus loin, on aperçoit des filets de pêche, des matériaux de construction et une petite portée de cabots bien rachitiques. La Côte des Mosquitos était un refuge pendant des générations. Son territoire se divise entre les autochtones et les Afro-Carribéens, qui eux-mêmes se répartissent en six groupes ethniques. Aucun d’eux n’a connu la colonisation des « Espagnols », comme ils appellent les métis catholiques et hispanophones qui forment la majorité de la population du pays, et avec lesquels ils ont un contentieux depuis des siècles. Malgré l’arrivée récente des métis, la Côte des Mosquitos est un territoire autonome, doté de son propre gouvernement et de sa propre culture. Les Costeños parlent un mélange d’anglais, de créole et de dialectes autochtones, mangent des ragoûts de poisson au curry et écoutent de la musique country, conséquence d’années d’échanges commerciaux avec le Texas et la Louisiane. La région sert de décor au livre de Paul Theroux et au film de Peter Weir qui en est adapté, The Mosquito Coast, dans lequel Harrison Ford incarne un inventeur misanthrope au bord de la folie, qui cherche désespérément à apprivoiser le territoire et civiliser ses habitants. Le journaliste américain Stephen Kinzer l’a décrite comme « une île des Caraïbes qui, à la suite d’une catastrophe naturelle, a dérivé vers l’Amérique centrale et s’est retrouvée au milieu d’un pays avec lequel elle n’a rien en commun ».

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Le trajet depuis Bluefields, par Freda Moon

À Laguna de Perlas, il n’y a ni banque, ni supermarché. Deux routes pavées et une borne de téléphonie mobile font office de marqueurs de progrès. Cependant, on y trouve une demi-douzaine d’églises, ainsi que la plus grande et la plus incongrue des maisons de la ville – une demeure ressemblant à un manoir en carton-pâte sorti tout droit d’une banlieue de la Californie du sud – qui appartient à une femme qui, d’après les habitants du coin, a fait fortune dans le trafic de drogue. Ici, on est pêcheur ou fermier : on part en mer pour travailler sur des bateaux de croisière et des tankers de marchandises ; on vit dans des villages faits d’ardoise, de béton et de ciment ; et dans des lotissements de fortune encerclés par des manguiers. Au large de la côte, un archipel d’îles peuplées de cocotiers forme les Pearl Cays. Ce sont de petites parcelles de terre (la plus large mesure 26 hectares) très fragiles : en quelques années, sous les assauts de l’exploitation humaine et les caprices de l’environnement, une île peut être rayée de la carte. Autrefois lieu d’accostage pour les pirates et les explorateurs, les contrebandiers et les trafiquants, les cayes sont aujourd’hui inhabitées, mais largement utilisées par les villages tout proches, qui les considèrent comme un bien commun. Elles font figure d’aires de repos dans l’esprit marin de la Côte des Mosquitos, un endroit où les pêcheurs et les voyageurs viennent se réfugier pour échapper à l’orage, le temps d’une nuit. « Nous voyons les cayes comme un endroit où les gens vont pêcher ou cueillir des noix de coco », m’explique Wesley Williams, un historien propriétaire d’une maison d’hôte à Laguna de Perlas. « Jamais personne n’aurait voulu les vendre. »

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Laguna de Perlas, par Freda Moon

Et pourtant, quinze ans auparavant, c’est précisément ce qu’a fait un énigmatique homme d’affaires venu d’ailleurs. Sept îlots de l’archipel se sont retrouvés sur le marché international des îles privatisées et ont été achetés par des personnages tous plus excentriques les uns que les autres : une ancienne playmate et sa famille, suivis à la trace par une équipe de télé-réalité ; un dandy new-age originaire de Nouvelle-Zélande bien décidé à organiser les fêtes les plus folles du monde ; ainsi qu’un inventeur français qui rêvait de posséder son propre complexe hôtelier, lequel serait exclusivement dédié aux sports nautiques. Ainsi, ils ont débarqué et ils ont fait construire. Mais dès leur arrivée, des voix discordantes se sont faites entendre. Les habitants de Laguna de Perlas arguaient que les îles sont des zones communes protégées par la Constitution. Une célèbre avocate spécialisée dans les droits de l’homme qui avait appris son métier aux États-Unis, une certaine Maria Luisa Acosta, s’est alors emparée de l’affaire. Quelques semaines plus tard, son mari a été retrouvé mort. Acosta a quitté la Côte, et la population est retournée au silence. Depuis, les hommes qu’Acosta tient pour responsables du décès de son époux sont toujours en liberté, et les cayes ont été irrévocablement défigurées. Ce que les habitants racontent au sujet du devenir de leurs îles – et au sujet d’Acosta – est à la fois surréaliste et tragique. Mais ce n’est que l’énième histoire d’un affrontement entre les puissances de l’argent et la volonté fragile des humbles, dans une passe d’armes où les promoteurs agissent à la manière des empires coloniaux de jadis, qu’on croyait bel et bien disparus. Comme le rappelle un rapport publié cette année par le Groupe de travail international pour les affaires autochtones (International Work Groupe for Indigenous Affairs), les investisseurs étrangers absorbent les terres à une vitesse affolante, déplaçant les populations dans un mouvement « sans cesse croissant de développement des frontières ». Aujourd’hui, plus d’une décennie après, alors que le dossier de l’assassinat de son mari est entre les mains de la branche juridique de l’Organisation des États américains, à Washington, D.C., Acosta est persuadée qu’elle peut enfin obtenir une chose rare dans cet environnement hostile : la justice.

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Une cay déserte, par Freda Moon

El Griego

Dans l’univers des célébrités et des super-riches, l’attrait que peuvent avoir des îles privées et isolées est évident. En lieu et place des douves et des ponts-levis du Moyen-Âge s’étend une mer chaude et accueillante. Mais vivre à temps complet sur une île de ce genre, si séduisante soit-elle, signifie vivre éloigné de tout – littéralement et métaphoriquement –, sauf de ce qu’on peut y amener avec soi. Il faut une certaine dose de cran et de volonté pour franchir les étapes qui séparent le désir de s’offrir une île déserte du fait d’emménager sur cette dernière pour y vivre.

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Peter Tsokos

Sans ces personnes capables de faire le grand saut, le site Tropical-Islands.com n’aurait jamais connu la gloire. Ayant senti le vent tourner en pariant sur le développement exponentiel du marché des îles privatisées, le site a ouvert ses portes en 1999. Son design était pauvre et le visiteur devait cliquer sur des bulles pour passer d’une page à l’autre. Le slogan : « Votre propre ROYAUME dans le monde d’aujourd’hui. » Malgré son fond blanc rempli de texte et d’hyperliens, et ses photos des Pearl Cays de piètre qualité, le sentiment d’évasion était bien là. Les descriptions des offres étaient maladroites, mais les prix – 105 000 dollars pour l’île la moins onéreuse – avaient été habilement réfléchis : suffisamment hauts pour dresser des barrières à l’entrée, mais suffisamment bas pour donner au client l’impression de faire une bonne affaire. En tout, le site proposait à l’époque sept ou huit cayes. Un de leurs deux arguments de vente était la possibilité de renommer son île – « Marquez l’histoire… Vivez sur une île dont vous aurez choisi le nom ! » Et l’autre mettait en avant la « main d’œuvre peu coûteuse ». L’homme qui a lancé ce site web est un entrepreneur aux cheveux noirs du nom de Peter Tsokos. El Griego, comme on a fini par l’appeler dans les médias sud-américains, était arrivé sur la Côte des Mosquitos au début des années 1990. Le Grec vivait depuis peu aux États-Unis, où il semblerait qu’il ait passé du temps au Texas et en Floride – suffisamment du moins pour obtenir la nationalité américaine. Le Nicaragua n’était pas le premier endroit où Tsokos avait acheté des terres : plus au sud, au Costa Rica et au Panama, il avait également fait main basse sur des propriétés. En dehors de ces éléments biographiques difficiles à confirmer, on ne sait rien de lui. À Bluefields, Tsokos a entendu parler d’un avocat originaire de Laguna de Perlas, Peter Martinez. Ensemble, ils ont commencé à rencontrer et à traiter avec des gens qui affirmaient posséder tout ou partie de Laguna de Perlas et des îles alentours. Une de ces familles vivait à Miami, une autre sur Corn Island et la troisième à Bluefields. Interrogez cinq personnes originaires de Laguna de Perlas et vous entendrez cinq histoires différentes sur la manière dont Tsokos a fait l’acquisition des cayes. longform-30303-1408665766-37Après quoi Martinez s’est présenté devant les sept membres du conseil des anciens de la communauté pour solliciter leur avis. Le propriétaire d’un hôtel de Laguna de Perlas lui avait d’abord suggéré de les corrompre. Bill McCoy, ancien pêcheur travaillant aujourd’hui pour la Société pour la Conservation de la Vie sauvage (Wildlife Conservation Society), se souvient : « Il leur a fait une belle offre en leur disant : “Nous générerons de l’emploi, nous allons vous aider à construire des églises et des écoles.” Et ils ont tous dit oui, car il avait l’art de bien présenter les choses. » Certains ont cru voir une entourloupe dans la proposition de Martinez, avançant que les titres de propriété, certains vieux de plus d’un siècle, avaient été fabriqués de toute pièce et que Tsokos les avait obtenus pour une bouchée de pain : 36 000 dollars pour les sept. Martinez rejette ces accusations : « C’était un acte sous seing privé, appuyé par les documents légaux nécessaires. » Il ne confirme pas le prix de vente, même s’il dit se rappeler avoir négocié une somme supérieure à celle avancée par les habitants du coin. « On a acheté au prix affiché », affirme-t-il. Une fois les contrats signés, les ennuis ont commencé. « C’est à partir de là que les habitants se sont mis en colère, se souvient McCoy. Ils se sont dits qu’ils n’auraient jamais dû les laisser faire. »

La playmate

Jayne Gaskin est fière d’avoir été l’une des premières acheteuses de Tsoko. Elle vit aujourd’hui à Londres, depuis son retour du Nicaragua, où elle a vécu de nombreuses années. Elle est toujours très attachée aux Pearl Cays – à tel point qu’elle se les est faites tatouées. Elle a moins d’égard pour les habitants de la région, qu’elle décrit comme des gens paresseux, ignorants et peu dignes de confiance. « Ils picolent », dit-elle, sans prendre la peine de dissimuler son mépris. « On peut les acheter avec un paquet de clopes ou une bouteille de bière. » Quand je l’ai eue au téléphone, Gaskin était sur la défensive. Sa fille, qui veut devenir actrice, a même pris le combiné pour remettre en cause ce que j’avançais des statuts juridiques des cayes. Cette dernière a plus tard ajouté qu’elle « tomberait » sur tous ceux qui écrivent des « bobards » à ce sujet sur Internet. « Nous allons devoir poursuivre des gens, dit-elle. Nous avons de très bons avocats à Managua. »

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Jayne Gaskin
Crédits : Myspace

Que les Gaskin soient aussi méfiants est tout à fait compréhensible. Ils ont peut-être fui le Nicaragua, mais leur avenir financier se joue dans les Pearl Cays. Les médias britanniques et l’émission de télé-réalité dont Gaskin a été la vedette la présentent comme une playmate sur le retour. Au téléphone, elle refuse de parler de sa vie personnelle, affirmant que lorsqu’elle a acheté l’île en 2000, elle était femme au foyer et ne se faisait guère d’illusions sur son avenir en Angleterre. Elle ne se souciait que de trouver un moyen de « sortir de cette foire d’empoigne [qu’était l’Angleterre] ». « Tout le monde rêve de vivre sur une île déserte quand il fait froid dehors, non ? » Un jour, Jayne est tombée sur Tropical-Islands.com. C’est là qu’elle a vu pour la première fois Lime Cay, une île au charme de dépliant touristique d’environ 5 hectares : une bande de sable blanc encerclant une forêt de palmiers verts, posée sur une eau turquoise qui semble tout droit sortie d’une piscine de luxe. Vue du ciel, Lime Cay est un îlot en forme de cœur. « Les nombreux cocotiers indiquent qu’on y trouve de l’eau claire, peut-on lire dans la légende. Cette cay peut tout à fait accueillir une résidence moderne. » Lime Cay était affichée à 299 000 dollars. Gaskin a vendu sa maison du Hampshire, ainsi que la plupart de ses biens. Avec son compagnon, Phil Broadhead (qui finirait par prendre le nom de sa bien-aimée) et ses trois enfants, âgés entre 8 et 13 ans, ils se sont envolés pour la Côte des Mosquitos. Un producteur de l’émission de télé-réalité No Going Back, qui suit dans leur périple des Anglais ayant décidé de partir vivre à l’étranger, a entendu parler des Gaskin. Jayne était un personnage tout indiqué – extravagante et vulgaire, avec son allure de star du porno à la retraite – et son île, qu’elle ne tarda pas à rebaptiser Jaynique, était télégénique à souhait (elle fut plus tard utilisée comme décor pour une version espagnole low-cost de Koh-Lanta Supervivientes). L’émission, qui devait au départ n’être qu’un épisode de la première saison de No Going Back, a immédiatement dénoté du reste du show, dans lequel des Anglais étaient la plupart du temps confrontés à des problèmes triviaux, comme la rénovation des gouttières d’un château français. Avec les Gaskin, les producteurs avaient leur lot de spectaculaire et de sensationnel. Quatre mois plus tard, une suite a été envisagée. Bien que la famille Gaskin ne soit apparue que deux fois sur Channel 4 (en janvier et en avril 2002), ils ont fait parler d’eux pendant des années, les téléspectateurs s’inquiétant à leur sujet, se demandant s’ils étaient encore en vie. Au début de l’épisode, Jayne, Phil et les enfants se tiennent debout sur les côtes anglaises, non loin de leur ancienne propriété du Hampshire, le regard tourné vers l’horizon. Jayne est engoncée dans son manteau de fourrure blanc, ses cheveux blonds jaillissant d’une toque elle aussi en fourrure. Elle ressemble à un cône glacé. Une voix-off sentencieuse annonce ce à quoi les spectateurs vont assister : « Leur rêve a tourné au cauchemar et douze mois plus tard, leurs vies ont été brisées. »

« Je veux cette île. Et j’adore respirer l’odeur du napalm le matin. C’est ça, qui va se passer. C’est la guerre ! » — Jayne Gaskin

Dans une des premières scènes tournées au Nicaragua, on peut voir la famille partir faire des courses en panga – que Jayne voulait absolument faire peindre en rose bonbon. Dans une autre séquence, les Gaskin se trouvent dans une armurerie quand leur fils pointe un énorme fusil sur sa petite sœur de 8 ans pour s’amuser. Jayne assiste passivement à la scène, dans son body argenté au décolleté vertigineux. Lorsqu’ils arrivent enfin à destination, ils découvrent que la maison n’est pas habitable. Commencent alors de longues journées de ménage, d’élagage et de bricolage. Les Gaskin passent leur temps à organiser des courses de crabes, à se promener nus sur la plage ou à s’inquiéter de l’état critique de leurs finances. La vie sur Jaynique est difficile mais, d’une façon ou d’une autre, la petite famille parvient à joindre les deux bouts. Par la suite, Jayne a commencé à coucher avec un homme du coin, que Phil avait embauché pour l’aider dans la rénovation de la maison. Quand son amant, Teodoro, a eu une liaison avec la cuisinière, Jayne a décidé de le bannir de l’île. Mais la vie sentimentale l’ancienne playmate n’était pas le seul arc narratif de la série : bientôt, les responsables de la communauté ont commencé à se plaindre de la présence des Gaskin, et ont émis des doutes sur la légalité de l’opération d’achat de Jaynique. Dans une autre séquence de No Going Back, la caméra suit la famille jusqu’à un rendez-vous tendu avec le maire de Laguna de Perlas, au cours duquel les Gaskin essaient de le convaincre que leur présence est une aubaine pour ce territoire rongé par la misère. « C’est un signe d’espoir, dit Phil. C’est le futur, comme au Bélize il y a vingt-cinq ans. Ils n’avaient rien, et maintenant ils ont tout. » Le maire ne réagit pas. « Les biens du peuple – du peuple autochtone – ne peuvent pas être louées, ni même être données », affirme-t-il sans ciller. Les cayes, annonce-t-il à la caméra, sont sacrées, et transmises d’une génération à l’autre. « On n’abandonnera pas notre combat », conclut-il. La bataille s’est intensifiée. McCoy, l’employé de la Société pour la Conservation de la Vie sauvage, avait été embauché pour surveiller la nidification des tortues sur les îles. Mais un jour, il a été jeté en prison pour violation de propriété privée, après s’être rendu sur Jaynique. « J’ai dû signer un document qui stipulait que je ne retournerais plus jamais sur les cayes », se souvient-il. Une pétition a commencé à circuler. Les habitants voulaient qu’on mette un terme à la coupe des mangroves, et ils s’alarmaient de l’érosion qui entamait sérieusement les îles, de plus en plus dépourvues de leurs protections naturelles. Très vite, une manifestation a été organisée et une flottille de pangas a conduit les activistes de Laguna de Perlas jusque sur le seuil de la maison des Gaskin. Arnoldo Aleman, alors président du Nicaragua, a été impliqué dans l’affaire et s’est rendu sur l’île lui aussi, accompagné d’une équipe de télévision. Là, il a assuré au peuple en colère que tout allait être fait pour remédier à ces fâcheux incidents.

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Jayne Gaskin fait face à la colère des habitants
Crédits : Ricochet TV

Les Gaskin demeuraient méfiants. Phil a accusé les manifestants de racisme, et Jayne était prête à s’armer pour leur résister. « Je ne vais pas me défiler », disait-elle aux équipes de No Going Back. « Je veux cette île. Et j’adore respirer l’odeur du napalm le matin. C’est ça, qui va se passer. C’est la guerre ! » Le retour de flamme a été violent. Tard une nuit, la petite famille a été kidnappée par quatre hommes armés, jetée sur un hors-bord et rançonnée à hauteur d’un million de dollars. Les ravisseurs étaient masqués, mais les Gaskin ont reconnu la voix de leur leader : c’était Teodoro, l’ancien amant de Jayne. Phil a répliqué, renversant de l’essence sur l’un des hommes, qui a coulé jusqu’au moteur. Le bateau a pris feu et les Gaskins ont nagé jusqu’aux mangroves, où ils se sont cachés pour la nuit. Ils ont survécu, mais Phil s’en est sorti avec une grave infection respiratoire. « Il n’y a que dans mes rêves que je parviens à m’échapper de cette île », confiait-il aux caméras de No Going Back.

L’avocate

Maria Luisa Acosta est assise dans la salle d’attente aux murs verts de l’aéroport international de Managua. Sous la lumière glauque des tubes au néon, un poste télévision retransmet une rencontre de football dont les commentaires assourdissants envahissent l’espace exigu. Pour se faire entendre, Maria Luisa doit hausser la voix. Alors qu’elle me raconte sa vie, je me fais la réflexion que, dans son t-shirt blanc et ses jeans délavés, elle ressemble davantage à une jeune activiste qu’à l’avocate internationalement renommée qu’elle est en réalité. Ses oreilles sont parées de boucles d’oreille en forme de noix de coco. Avec ses cheveux noir frisés et décoiffés – pas l’ombre d’un cheveu blanc ne pointe sur le crâne de cette femme de 54 ans – et ses yeux ronds immenses, elle m’évoque une Betty Boop très polie, mais parée au combat. Comme la plupart des habitants du Pacifique, Acosta confesse qu’elle a grandi sans rien connaître de la Côte des Mosquitos. Sa famille vivait à Chinandega, une ville agricole et relativement riche située non loin de la frontière avec le Honduras. Son père était avocat d’affaires et sa mère possédait une pharmacie. Alors que le pays s’enfonçait dans la guerre civile, dans les années 1970, elle et ses cinq frères et sœurs ont pris la fuite. Tous ou presque ont débarqué à Miami : Acosta, elle, a choisi Bogotá, en Colombie, où elle a débuté ses études de droit. « Je pensais vouloir travailler dans une banque, montée sur des talons hauts », se souvient-elle.

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Maria Luisa Acosta, par Freda Moon

Acosta a finalement décroché une bourse Fulbright, qui lui a permis d’assister aux cours de l’Université de l’Iowa, où elle a étudié aux côtés de James Anaya, un avocat spécialisé dans les droits de l’homme qui a fini par devenir Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones aux Nations Unies (Il n’a quitté son poste qu’en mai dernier, nde). Quand Acosta a enfin pu retourner sur ses terres natales, elle a commencé à travailler avec Anaya sur un dossier qui allait bouleverser le droit international : c’était la première fois qu’un groupe autochtone faisait valoir ses droits sur des terres destinées à être vendues. Pour Acosta, cela a été une expérience inouïe : « J’avais l’impression que je pouvais tout faire », dit-elle. Ce qui devait n’être qu’un simple projet – elle avait été embauchée le temps de la mission – a duré sept ans et, au bout du compte, Acosta a fondé le Centre pour l’assistance légale aux peuples autochtones. Afin de se rapprocher des communautés qu’elle représentait désormais, elle a emménagé dans une petite maison jaune, nichée sur une colline de Bluefields. Une nuit de 1994, un ami l’a présenté à un beau professeur de chimie de l’université, Francisco García. García, alors âgé de 37 ans, avait passé sa vie à Bluefields. Mais l’endroit n’était plus le même. À l’époque, les routes n’étaient même pas en terre, mais recouvertes de gazon. Le commerce de la drogue et sa myriade de dangers n’avaient pas encore contraint les habitants qui pouvaient se l’offrir à fortifier leurs propriétés avec des barbelés. « On pouvait laisser sa maison ouverte jour et nuit », se souvient Donald Weil, médecin et ancien ami de García, lorsqu’il évoque le Bluefields d’antan. Quand il était jeune, García avait un goût prononcé pour la fête, et un vrai problème avec le rhum. Le soir où Acosta et lui sont sortis danser la première fois, il avait arrêté de boire, rencontré Dieu et survécu à la longue route empruntée par ceux qui avaient fui la guerre civile pour rejoindre les États-Unis. Comme Acosta, il avait été marié, puis divorcé. « Nous sommes un peuple traumatisé », dit-elle. Quand ils ont fait connaissance, Acosta ne se cherchait pas d’époux. Le précédent avait fait d’une pierre deux coups en l’abandonnant ainsi que ses deux enfants. Mais au bout d’un an, García et elle sont devenus bons amis. Il leur fallait faire davantage que de passer leurs nuits à admirer les étoiles, pour être heureux ensemble. Lui n’était pas du tout impliqué dans le militantisme, mais cet aspect de la personnalité d’Acosta l’intéressait. Ils se sont mariés et García a emménagé avec elle. Il s’occupait des enfants de sa nouvelle épouse comme s’ils étaient les siens. « Je lui disais qu’avant lui, ma vie était comme du pain sec, me confie Acosta. Mais maintenant qu’il était là, j’avais du beurre sur mes tartines ! »

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L’ancienne maison d’Acosta à Bluefields, par Freda Moon

García enseignait à la faculté qui venait d’ouvrir ses portes – l’Université indienne et caribéenne de Bluefields – et faisait tourner un petit commerce de tissu, tout en étant également le président de la chambre de commerce locale. « Les gens l’adoraient », se souvient Weil. À l’époque, Acosta aussi jouissait d’une bonne réputation. Dans les rues de Bluefields, les gens l’appelaient « Doctora » quand ils la croisaient. Elle avait représenté un groupe de pêcheurs mosquitos et créoles qui avaient intenté un procès à leur employeur, réclamant de meilleures conditions de travail, et leur avait permis d’obtenir une compensation à hauteur de 150 000 dollars. Au sud de la ville, elle s’était occupée d’un litige foncier pour les Créoles de Monkey Point. Selon Allen Claire, responsable d’une communauté locale, son honnêteté était inhabituelle : à l’inverse des autres avocats de Bluefields, qui vendaient leur loyauté au plus offrant, Acosta ne réclamait jamais d’argent. Elle n’en avait pas besoin : elle était financée par des organisations non gouvernementales. Les droits des autochtones n’ont jamais été la spécialité des tribunaux de Bluefields, et beaucoup ne considéraient pas Acosta comme une vraie professionnelle. D’autres nourrissaient des doutes quant à ses véritables motivations. Pour Peter Martinez, « elle collectait de l’argent et se faisait du fric sur le dos des droits des autochtones ». Quand Acosta a décidé de s’occuper de l’affaire des Pearl Cays, Jayne Gaskin n’a vu en elle qu’un fauteur de trouble faisant tout pour attiser la colère d’une communauté incapable de s’organiser seule. « C’étaient des gens simplets », insiste Gaskin.

Le dandy

« Nous ne voulions pas faire de vagues, raconte Martin Thomas. Nous tenions à rester discrets. » Son visage s’illumine d’un sourire malicieux. Avec son teint olivâtre et ses cheveux poivre-et-sel soigneusement coiffés, Thomas a conservé l’apparence du modèle qu’il était. « Mais peut-être que les lustres et les antiquités tape-à-l’œil n’étaient pas ce qu’il y a de plus discret », admet-il, les yeux plantés dans l’objectif de la caméra. « Mais je crois qu’au final, je suis arrivé à donner une impression d’harmonie. »

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Martin Thomas et sa famille

Thomas, sa femme Jenifer et leurs quatre enfants ont été les derniers expatriés à façonner une cay à leur image. Originaires de Nouvelle-Zélande, ils étaient suivis par un reporter télé qui documentait le moindre de leurs faits et gestes. Ils sont arrivés en 2002, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils avaient mal choisi leur moment. Acosta s’était déjà emparée de l’affaire des cayes, et l’une de ses tâches principales consistait à vérifier si ce qu’on disait sur Tsokos était vrai – notamment sa propension à arroser les policiers locaux afin qu’ils endossent le rôle de milice privée pour le compte des habitants des cayes. Rapidement, elle a commencé à émettre des doutes sur les activités de l’entrepreneur, en calquant sa méthodologie sur celle qu’elle avait employée, avec succès, dans l’affaire des Créoles de Monkey Point. « Qu’on puisse vendre les cayes est aussi inconcevable pour nous que de vendre la Maison-Blanche pour un Américain », explique-t-elle. Martinez, lui, estime que les réformes constitutionnelles ne sont pas rétroactives, et que les cayes ont toujours été privées, comme le prouvaient les titres qu’il avait achetés. Les Thomas sont arrivés comme la cerise sur le gâteau, un gâteau en apparence délicieux mais truffé d’emmerdements. Martin avait connu une trajectoire atypique : issu d’une famille catholique pratiquante, il avait quitté la Nouvelle-Zélande pour travailler en tant que mannequin en France et en Italie, avant de tenter sa chance à Hollywood. Il avait fini par revenir au pays, où il avait suivi les préceptes de la philosophie New-Age. « On se sentait moins “chrétiens” qu’ “illuminés” », écrit-t-il dans son livre Slice of Heaven : A family on the move. Bien que Martin soit un homme raffiné – ses enfants s’habillent à l’identique, jupes en soie pour les filles et bermudas pour les garçons –, lui et sa femme ont toujours été des aventuriers dans l’âme. Armés de leur nouvelle philosophie, ils ont mis sur pieds un voyage qui les entraînerait aussi loin que possible de la Nouvelle-Zélande. Avec l’argent gagné au cours d’une opération financière qui leur avait été profitable, la famille Thomas s’est offerte une villa en Italie. Ils l’ont alors transformée en Bed & Breakfast de luxe, avec harpe, piano, lustres en cristal et bien d’autres accessoires que Martin, au cours d’une interview, a décrit comme du « chic débraillé ». Peu après, Martin a aperçu une publicité en ligne à la suite de laquelle il a sauté dans un avion pour partir à la rencontre de Tsokos. Pour un demi-million de dollars, les Thomas ont fait l’acquisition de Wild Cane Cay, qu’ils ont rebaptisée Little Eden.

Une balle de calibre .25 avait transpercé son coeur, le tuant sur le coup.

Avec ses 13 hectares, c’était la plus grande des îles proposées par Tsokos, et ses plages abritaient la plus importante population de tortues de l’archipel. Sur l’une de ses côtes, Jenifer et Martin voulaient construire une villa clinquante : le sol, les tabourets de bar et la table de la salle à manger seraient en palissandre, et on y compterait plus d’une douzaine de portes-fenêtres. Les draps des lits seraient en coton égyptien, la piscine remplie d’eau de source et la chambre principale aurait sa harpe, de grands miroirs et une vue imprenable sur le jardin, où trônerait en bonne place une Vénus alanguie. On parlerait de cet endroit comme d’un véritable « temple du bien-être ». C’était un rêve digne de Gatbsy le Magnifique. Mais on ne saura jamais si Thomas savait où il mettait les pieds. Il dit aujourd’hui avoir « passé des heures à rechercher [son] île avant d’en acheter une », mais le jour où un bateau a accosté sur Little Eden et que la famille Thomas s’est retrouvée nez-à-nez avec des habitants de la région, des activistes, des photographes, des reporters, des policiers et des membres du gouvernement, il s’est senti « abandonné », comme il l’a écrit plus tard. Le matin suivant, Thomas s’est rendu à Bluefields pour parler au Grec. Il se souvient avoir collé Tsokos au mur, et celui-ci lui a répondu que la situation n’était le fait que de politiciens opportunistes, qui agitaient le spectre de l’écologie pour bloquer les investissements étrangers. L’île appartenait bel et bien aux Thomas, et il n’avait qu’une seule chose à faire : affirmer son statut d’hôte de l’un des plus précieux joyaux des Caraïbes nicaraguayennes.

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Les ruines de la maison des Thomas, par Freda Moon

C’était tout ce que Thomas souhaitait entendre. Peut-être était-il moins agressif que Jayne Gaskin, mais sa plume trahit malgré tout son arrogance. « Je savais que nous étions des pionniers, écrit-il. Nous ne pouvions décemment pas abandonner. »

Le meurtre

Un lundi de printemps, en 2002, quelques semaines après qu’Acosta a officiellement pris les rênes du dossier de Laguna de Perlas, elle a été invitée à s’exprimer devant l’association humanitaire Pastors for Peace sur les conditions de vie des peuples autochtones de la région. Les militants américains qui avaient organisé l’événement sont arrivés en retard, et Acosta n’a terminé son allocution qu’après 20 h. Elle avait également égaré les clefs de son domicile, mais cela importait peu puisque son mari n’était pas de sortie ce soir-là : il pourrait lui ouvrir. Quand elle est arrivée sur le palier, personne n’est venu lui ouvrir et elle a songé qu’il devait s’être absenté. Ses enfants étant à la fac, Acosta a dû prendre son mal en patience. Elle s’est rendue chez un voisin, qui lui a dit ne pas avoir aperçu son époux depuis plusieurs heures. Elle s’est alors résolue à passer à l’acte : « Je me suis dit que j’allais entrer par la fenêtre. » Elle s’est exécutée, passant par la fenêtre d’une des chambres du premier étage, imitant ses enfants lorsqu’ils découchaient. Celle-ci restait toujours ouverte et elle n’a eu qu’à la pousser pour pénétrer à l’intérieur de la maison, avant de se rendre dans le salon. C’est là qu’elle a trouvé son mari, allongé sur le sol dans une position étrange. Son visage était tuméfié, ses mains et ses pieds entravés par des liens solides. Une balle de calibre .25 avait transpercé son cœur, le tuant sur le coup. « J’ai eu l’impression de tomber dans un trou noir », dit-elle.

D’après le juge, Acosta devait cacher quelque chose.

Acosta a abandonné l’affaire des Pearl Cays et a quitté Bluefields. Presque immédiatement, elle a identifié un suspect : l’homme à qui elle avait loué l’appartement indépendant sis au premier étage de sa maison, pour 100 dollars par mois. Il s’appelait Iván Argüello Rivera, un Nicaraguayen venant d’un des quartiers en périphérie de la capitale. Il avait aménagé peu de temps avant le meurtre de García et il avait depuis soudainement disparu, laissant l’appartement vide. Mais pourquoi, s’est alors demandée Acosta, quelqu’un serait-il venu de Managua pour assassiner son mari ? La nouvelle du meurtre s’est répandue à Laguna de Perlas, et la bataille pour la conservation des cayes est restée lettre morte. « Quand j’ai entendu la nouvelle, je me suis dit : “Mon Dieu, qu’avons-nous fait ?” », se souvient Ingrid Cuthbert, une ancienne membre du conseil des sages. Bien qu’aucune preuve ne soit parvenue à relier Tsokos et Martinez au meurtre de García, la rumeur de leur implication s’est propagée comme une traînée de poudre. Acosta en était également convaincue, et quand on lui a demandé de témoigner devant le tribunal pénal de Bluefields, quelques semaines plus tard, elle avait pris la décision de le faire savoir à tous. Argüello Rivera, a-t-elle affirmé au juge, était l’homme qui avait appuyé sur la gâchette. Quant aux deux Peter, ils avaient assurément commandité le meurtre. Ainsi a débuté le long et sinueux voyage d’Acosta dans les méandres d’un système judiciaire sans queue ni tête. Selon une récente étude du Forum économique mondial, qui a examiné le degré d’influence dont disposent les politiciens sur les différents systèmes judiciaires nationaux, le Nicaragua est un des pays les plus corrompus au monde : des 142 pays listés, il occupe la 136e place. Sergio León, un journaliste de Bluefields, décrit la justice nicaraguayenne en ces termes : « La loi et l’ordre n’y existent pas. » Quelques jours après le coup d’éclat d’Acosta, le juge en charge d’enquêter sur ces affirmations, Julio Acuña Cambronero, a inspecté sa maison pour examiner la scène de crime. Elle lui a parlé de l’étrange coup de téléphone qu’elle avait reçu de la part d’un homme qui prétendait connaître l’assassin de son mari : « “Je connais Ivan Argüello, il a tué mon frère” », se rappelle-t-elle avoir récité au juge. « “Je ne pouvais rien y faire, mais vous si. Et je veux vous aider.” »

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Maria Luisa Acosta et son mari

Acosta ne savait pas quoi faire de cette nouvelle donnée. Peu importait qui il était, son interlocuteur semblait être sur les traces d’Argüello Rivera. Il savait, par exemple, qu’Argüello Rivera était de retour à Managua, qu’il avait une main atrophiée, et qu’il n’arrêtait pas de se vanter d’avoir tué le mari d’Acosta. Mais l’homme au téléphone avait le ton d’un justicier, et prévenir les autorités lui semblait être la meilleure chose à faire. Quand elle s’est exécutée, on lui a posé une étrange question : Avait-elle tenté de « retenir » Argüello Rivera ? Pourquoi, se demandait-elle, une victime – et une citoyenne – comme elle voudrait-elle séquestrer l’assassin de son mari ? Puis, à nouveau, elle a reçu une visite inattendue. Acosta avait accusé Martinez d’être impliqué dans le meurtre de García, mais celui-ci s’est présenté à son domicile accompagné d’Acuña Cambronero (« J’ai parfaitement le droit de participer à toutes les étapes de l’enquête », s’est-il justifié) lors de la reconstitution. Alors que des hommes fouillaient son domicile, Acosta a répondu aux allégations de la justice avec une phrase qui, elle l’a appris plus tard, lui causerait bien du tort. « Ce n’est pas mon rôle, se souvient-elle avoir dit. C’est celui de la police. » Quelques semaines plus tard, Acuña Cambronero a accordé une interview à La Prensa, le quotidien national. Tsokos et Martinez étaient apparus devant la cour et avaient nié toute implication dans le meurtre du mari d’Acosta, mais aucune décision officielle n’avait encore été prononcée. Pourtant, cela n’a pas empêché le juge de lâcher une bombe dans la presse : Acosta était devenue un suspect dans son enquête. « Je ne comprends pas pourquoi, en tant que victime, elle s’intéresse si peu aux allées et venues des suspects du meurtre », dit-il. D’après le juge, elle devait cacher quelque chose, et elle ne lui laissait d’autre choix que de voir en elle une complice potentielle du meurtre de son mari. « Je n’épargne personne », dit-il.

Le Français

Les deux premiers épisodes de No Going Back se concluent sur le cœur défaillant de Phil, agonisant à l’hôpital de Bluefields, où il combat toujours son infection respiratoire développée après le kidnapping de sa famille. Un texte en surimpression à la fin du programme informe les téléspectateurs que Phil est mort en décembre 2001, quelques semaines avant la diffusion de l’émission. Mais alors que le premier épisode était déjà dérangeant, le second s’est avéré carrément grotesque. « Il ressemble à un poisson rouge qui cherche désespérément de l’air », confiait Jayne aux reporters de No Going Back dans les premières minutes de l’épisode. Jayne s’est arrangée pour que le corps de Phil soit transféré dans la ferme d’un ami du couple, Steve Hill, un Américain aux cheveux longs qui avait fait fortune dans l’élevage de serpents et dans le commerce d’animaux exotiques. Tout le monde le connaissait mieux sous le nom de Snake Man (l’homme aux serpents, ndt). Jayne a enterré Phil sur les terres de la ferme aux serpents plutôt que de le renvoyer en Angleterre, et Channel 4 a retransmis vers trois millions de foyers les images du corps livide de Phil, étendu dans un modeste cercueil doublé de satin. On y voit Jayne derrière son mari, un bustier rose pour tenue de deuil. « Je ne pourrai jamais le remplacer », dit-elle. Phil est alors mis en terre dans une tombe en béton, et l’homme aux serpents retourne auprès de Jayne et de ses enfants. Fin de la retransmission.

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La villa abandonnée de Jayne Gaskin, par Freda Moon

Les Gaskin n’ont pas été les seuls à dire adieu à leur rêve. En 2001, un émigré américain arrivé tout droit de France, Christian Billard, s’est offert la Water Cay pour un million de dollars. Après avoir inventé, breveté et autorisé la revente d’un dispositif sophistiqué de pêche à la mouche, il était fin prêt pour réaliser un vieux rêve : ouvrir un complexe hôtelier construit autour de la pêche. Il a renommé son île Coco Cohiba, avant d’entreprendre la construction d’un petit hôtel, qui pouvait accueillir jusqu’à douze clients. Il officierait également comme chef cuisinier du complexe, et son ambition était de proposer à ses hôtes une nouvelle forme de sophistication touristique. « Pas de téléphone, pas de télévision, pas de fax dans les chambres, pas de parapluie dans les cocktails… » expliquait-il à un reporter en 2001. Billard a dépensé un million de dollars en travaux et embauché douze guides et femmes de chambre. Les problèmes sont survenus presque immédiatement. Les pêcheurs, qui payaient 2 600 dollars la semaine pour le gîte, le couvert et la pêche, se plaignaient de la pauvreté des eaux des cayes, ainsi que de leurs guides, qui n’avaient aucune idée de ce qu’ils faisaient. Les habitants du village voisin maudissaient Billard, qui leur interdisait l’accès à son puits – la seule source d’eau disponible sur plusieurs kilomètres à la ronde –, un point de ravitaillement pour eux depuis des générations. Deux ans après son ouverture, le Coco Cohiba avait déjà disparu des mémoires, se souvient aujourd’hui Bill Ninke, un pêcheur qui s’était rendu sur l’île au printemps 2004. Les toits des chambres étaient criblés de trous, les natifs de la région volaient la nourriture, les employés avaient démissionné… Billard « a tout abandonné et il est aujourd’hui introuvable. Tout ce qui restait là-bas a été pillé », dira Ninke quelques années plus tard.

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Little Eden Cay sur privateislandsonline.com

Sur Little Eden, les Thomas semblaient s’en sortir un peu mieux. Les responsables locaux ne sont jamais revenus, et leurs menaces en cas de nouvelles constructions n’ont jamais été mises à exécution. Pourtant, avant même la fin de leurs travaux, le couple a découvert que Jenifer était enceinte de son cinquième enfant, une fille – qu’ils ont plus tard prénommée Coco. « Ce n’était pas l’endroit idéal pour élever un nouveau-né », écrit Martin. Les Thomas avaient englouti en totalité un million de dollars dans Little Eden. Ils ont décidé d’y retourner puis, une fois la villa achevée, l’ont vendue avec la Cay en prime. Dans un dépliant publicitaire de dix pages qu’ils avaient mis en ligne, Little Eden était décrite avec une profusion de détails, de la sélection de certains bois (« pour préserver l’aspect naturel de notre construction, sans qu’elle ne soit trop grandiose ou tape-à-l’œil pour autant ») jusqu’aux dimensions des poutres qui soutenaient le toit. Aucune mention n’était faite des conflits avec les habitants. Au contraire, leur île était présentée comme « un investissement solide » pour ceux qui souhaitaient profiter du boom immobilier dont le Nicaragua était le récent théâtre. Little Eden, concluait la réclame, avait été « apprivoisée » et transformée en un « magnifique paradis civilisé ». Prix affiché : 3,95 millions de dollars.

Le poisson meurt par la bouche

À Bluefields, Acuña Cambronero n’avait trouvé aucune preuve de l’implication d’Acosta dans le meurtre de son mari, ni de celle de Tsokos et Martinez. Au lieu de cela, le juge avait décidé qu’un seul homme serait poursuivi pour la mort de García : Argüello Rivera. L’avocat d’Acosta, Silvio Lacayo, n’en croyait pas ses oreilles. Acuña Cambronero avait été saisi pour vérifier les dires de sa cliente et dénicher les preuves de ce qu’elle avançait, mais Lacayo n’a trouvé aucune trace de ces recherches dans le dossier de l’instruction. « Il n’a jamais rien fait », dit-il.

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Iván Argüello Rivera

Lacayo a fait appel, et l’affaire a pris un tournant plus étrange encore. Acuña Cambronero lui a demandé de participer au coût des photocopies – 8 dollars. Bien que ce genre de pratique était officiellement punie par le droit nicaraguayen, Lacayo s’est plié aux exigences – du moins a-t-il essayé. « Dans un pays aussi corrompu que le nôtre, on n’appelle plus cela des pots-de-vin. C’est entré dans les mœurs. » Mais quand Lacayo a amené la somme à la secrétaire du juge, cette dernière l’a refusée. « Le juge m’a demandé de ne pas accepter votre argent », voici ce que Lacayo s’est entendu dire ce jour-là. Le 3 juin 2002, l’appel a définitivement été rejeté : le papier pour les photocopies n’avait pas été fourni. « Ils m’ont reproché de ne pas avoir rendu un dossier suffisamment fourni, dit Lacayo. Ils ne m’ont rien dit de plus. Simplement : “Vous n’avez pas rempli toutes les cases.” » Lacayo est allé se plaindre des agissements du juge et a requis une sanction disciplinaire, à la suite de laquelle Acuño Cambronero a été muté. Mais il avait toujours de la famille à Bluefields et, le croisant en ville quelques années plus tard, Lacayo lui a demandé, sourire en coin, combien il avait touché pour enterrer l’affaire Acosta de la sorte. « Por la boca muere el pez » a dit le juge pour toute réponse : le poisson meurt par la bouche. Au cours d’une brève interview téléphonique, Acuña Cambronero m’a avoué ne pas se souvenir de l’affaire, et m’a renvoyé vers Roberto Larios, le porte-parole de la Cour de justice du Nicaragua. Larios a décliné toutes mes demandes d’entretien. Pendant ce temps-là, Acosta a continué de voyager aux États-Unis, où elle donnait des interviews aux journalistes et militait pour les droits de l’homme. Après le lancement par Amnesty International d’une campagne en son nom qui a fini par attirer l’attention de Managua, la police nationale a commencé sa propre enquête. Rapidement, les autorités ont découvert que le pistolet Lorcin de calibre .25 utilisé pour tuer García appartenait en fait à Peter Martinez. Dans le rapport balistique du 3 septembre 2002, on peut lire que la balle qui a tué García provenait bien de cette arme. Pour Martinez, tout part de là : cette enquête est le travail « d’officiers corrompus et de leurs amis » qui ont « fomenté » un complot contre lui, comme il l’a expliqué à des journalistes à l’époque. Au tribunal de Bluefields, un juge a décidé de suivre la thèse de Martinez, et trois des policiers qui avaient rédigé le rapport balistique ont été reconnus coupables d’avoir falsifié des documents officiels. « Cette situation a beaucoup choqué au sein de la communauté », se souvient León, le journaliste. « On ne savait plus comment discerner le Bien du Mal. » Mais, comme c’était devenu l’habitude au long de cette affaire, le verdict a rapidement été révisé : les policiers ont été relaxés en appel.

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Maria Luisa Acosta à l’enterrement de son mari

Puis, au cours de l’été 2004, la police a fait une descente dans un quartier nicaraguayen du Costa Rica. Là, ils ont trouvé l’homme qu’Acosta avait désigné comme étant le meurtrier de son mari. Argüello Rivera avait été condamné par contumace pour le meurtre de García, et les policiers lui ont remis la main dessus, alors qu’il vivait sous une fausse identité. Sur une photo publiée dans la presse nationale, on peut voir Argüello Rivera les yeux rivés au sol, impassible. Il porte un baggy et un polo déboutonné, sa moustache est parfaitement taillée. Deux officiers sourient derrière lui : l’un regarde même directement l’objectif. Une fois sous les verrous, le tueur s’est confessé et a fait la une de tous les journaux. En guise de réponse à un journaliste qui lui avait demandé s’il avait déjà mis les pieds à Bluefields, Argüello Rivera a répondu que c’était Peter Tsokos qui l’y avait envoyé. Quand la nouvelle a atteint le nord du pays, Acosta a prié la cour d’entendre la déposition de l’homme qui avait tué son mari. Mais ses efforts sont restés vains, et les procureurs ont argué qu’Argüello Rivera et son complice étaient des tueurs que n’obligeaient que leurs instincts « criminels » et « antisociaux », comme ils l’ont précisé dans un rapport légal. Acosta, ajoutaient-ils, tentait « en vain de compliquer l’enquête ». La bataille d’Acosta contre la justice nicaraguayenne a duré cinq ans. Elle était sur le point d’accepter de perdre devant les tribunaux de Laguna de Perlas – contre un « bulldozer », dit-elle –, mais elle n’a pas pu se résoudre à laisser impuni le meurtre de son époux. Durant l’été 2007, elle a rassemblé quantité de notes et de documents, qu’elle a réunis dans de larges piles sur un coin de son bureau, et a déposé une plainte devant la Commission des droits de l’homme de l’Organisation des États américains. Si la commission acceptait de prendre en compte sa déposition, cela impliquerait que le système judiciaire du Nicaragua avait violé les droits de l’homme, et que l’affaire pouvait finir devant la même Cour internationale qui, dix ans plus tôt, avait rendu un jugement inédit ayant fait d’Acosta l’avocate des droits des peuples autochtones la plus célèbre des Caraïbes. « Cela ne me rendra pas mon mari, dit-elle. Mais cela permettra peut-être que des choses pareilles ne se reproduisent pas. »

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Des huttes, par Freda Moon

Pink Pearl

Le site de Tsokos s’est volatilisé en 2009 et son nom de domaine appartient désormais à quelqu’un d’autre, qui n’entretient aucun rapport avec lui. Alors même qu’une rapide recherche Google propose des pages et des pages d’avertissements quant aux problèmes juridiques et à la violence engendrés par l’affaire des Pearls Cays, plusieurs de ces îles sont toujours à vendre. Leur statut d’îles privatisées, déclare Martinez, a été confirmé par les cours de justice nicaraguayennes, ce qui a scellé dans le marbre les transactions effectuées par Tsokos. Ces décisions ont enclenché de nombreuses protestations qui ont « paralysé » Bluefields, comme l’explique un jeune reporter (« Dehors les juges corrompus ! » était l’un des slogans), et il est impossible de dire si elles vont continuer, maintenant que la Côte des Mosquitos a, pour la première fois, dessiné sa frontière locale. Ce processus, qui porte le nom de « démarcation », a rendu claire et officielle l’appartenance de ces terres aux communautés locales. Et cela n’a fait que confirmer les dires des habitants : les Pearl Cays appartiennent à la communauté de Laguna de Perlas. Pourtant, le maire, Oswaldo Morales Sambola, ne saurait préjuger de l’impact que cela doit entraîner pour les propriétaires des lieux. Quand je lui ai demandé s’ils pouvaient rester, il m’a répondu :

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Un Sapajou capucin, par Freda Moon

« Oh, vous savez, nous ne sommes pas si agressifs que cela… » Il s’est interrompu pour éclater de rire. « Dans certains endroits, les gens leur demanderont sûrement de foutre le camp et de ne plus jamais remettre les pieds ici. » Il a ri de nouveau. Pour Acosta, cette question de propriété est réglée depuis 1987, quand la constitution du Nicaragua a été amendée en vue de protéger les terres communales. Mais ce n’est plus son combat désormais. Elle s’occupe toujours du centre d’action légale et d’affaires impliquant les autochtones, mais la bataille juridique autour des cayes demeure vive dans son esprit. Elle n’est jamais retournée à Laguna de Perlas, plus de dix ans après la mort de son mari. En 2010, la Commission inter-américaine des droits de l’homme a accepté de réviser son dossier, et à l’automne dernier, elle a témoigné dans ses bureaux, à Washington. Une décision devrait tomber d’ici la fin de l’année. Tsokos, lui, semble avoir disparu. Bien qu’il ait tenu un business en ligne pendant dix ans, il n’a laissé aucune trace, sur la Toile ou hors ligne. Les efforts répétés pour tenter de le joindre par email, téléphone ou par voie postale ont tous été vains. Récemment, un autre site web, privateislandsonline.com, a fait son apparition. C’est un showroom virtuel pour ceux qui veulent s’offrir une île privée. Géré par Private Island, Inc., le site est souvent mis en avant par des publications comme le New York Times ou Condé Nast Traveler, et semble avoir trouvé sa clientèle. Celle-ci fait aujourd’hui les beaux jour d’HGVT et de son émission, Island Hunters, un magazine qui recherche et loue des îles privées pour des gens pouvant s’offrir aussi bien « un hôtel 6 étoiles ou qui préfèrent des conditions de survie plus rudes ». Le site prétend attirer plus de quatre millions de visiteurs uniques par an. On trouve trois des Pearl Cays sur Private Islands Online. L’une d’entre elles est Crawl Cay, présentée ici sous le nom de « Crescent Cay » et décrite comme faisant partie d’un lotissement d’îles privatisées – les Pearl Cays, toutefois, ne sont pas mentionnées. L’annonce est sans doute délibérément ambiguë mais par email, David Crumley, l’architecte originaire du Mississippi que les habitants de la région ont identifié comme le propriétaire de l’île, nie en bloc et demande à ce qu’aucune mention du « nom déposé » de son île ne soit faite dans cette histoire. L’email est signé « David Crumley ». Mais dans un second email provenant de la même adresse, l’auteur m’a affirmé que Crumley n’était pas le propriétaire de Crescent Cay et que les emails ne provenaient pas de lui. Jaynique est également listée sur Private Islands Online, bien qu’elle n’appartienne plus à Gaskin. Elle l’a vendue il y a plusieurs années à une Anglaise du nom d’Alex Appleby. L’île s’appelle toujours Lime Cay, et en avril, deux jeunes missionnaires américains de passage à Laguna de Perlas ont exprimé le désir de la transformer en lieu de repos pour des « femmes victimes de trafic d’êtres humains ». « Une île, dit l’un d’eux, est comme un château. » Celle-ci coûte 750 000  dollars. D’après le missionnaire, l’acte de propriété est anglais et daterait de 1854 – il aurait depuis toujours été dans la famille du propriétaire déclaré. La vente, ajoute-t-il, est légale (dans un échange de mails, Appleby écrit que « tout ceci a été confirmé par les Cours de justice »).

Quitter Pink Pearl a été difficile pour Gaskin, mais son amour pour l’endroit n’a d’égal que son mépris pour les Costeños.

Après avoir vendu Jaynique à Appleby, Jayne Gaskin a fait l’acquisition d’une autre île, plus petite, qu’elle a baptisée Pink Pearl (la « perle rose »). La cay autrefois connue sous le nom de Grape mesure 2 hectares. Elle est également en vente sur Private Islands Online, pour un demi-million de dollars. Sur Pink Pearl, Jayne a construit une maison ronde de deux étages en béton, nichée dans les arbres. Elle est, bien évidemment, rose. Aujourd’hui vide, à l’exception d’un vieux poste de radio posé sur le sol et d’une paire de lunettes de soleil oubliée sur le comptoir de la cuisine, la maison donne l’impression d’avoir été abandonnée en pleine nuit. Dans le jardin, une piscine en forme de coeur est à sec – au fond, une mosaïque représentant deux poissons entoure la bonde d’évacuation. Le gazon est constellé de décorations en forme de champignons bleus, verts ou rouges, et un bar extérieur affiche le nom de « Coconut Ice Bar ». Aucune offre n’a été émise pour racheter les lieux. « Il faut être quelqu’un de spécial pour pouvoir s’offrir une île, dit Gaskin. Elles ne se vendent pas en claquant des doigts. Beaucoup de gens veulent s’en offrir une, mais peu le peuvent vraiment. » Elle insiste : « Les titres de propriété sont absolument légaux, à 100 % », et rejette toute contestation. « Certaines personnes ne se feront jamais à l’idée que leurs ancêtres ont vendu quelque chose qui vaut aujourd’hui une petite fortune », dit-elle. Elle vend, ajoute-t-elle, car ses enfants ont grandi et ne veulent plus y vivre. Quitter Pink Pearl a été difficile, mais son amour pour l’endroit n’a d’égal que son mépris pour les Costeños. Selon elle, le gouvernement nicaraguayen a commis une grave erreur en leur accordant leur autonomie. « Ces gens ne sont pas assez intelligents pour s’occuper d’eux-mêmes, dit-elle. Ils errent comme des crabes dans un tonneau, se battent entre eux et contre des choses qu’ils ne comprennent pas, comme le tourisme. »

Les ruines

C’est un dimanche d’avril, et Bill McCoy, le pêcheur devenu militant écologiste, conduit sa panga à travers les eaux de Laguna de Perlas et des cayes. Sous ses lunettes de soleil et sa casquette de baseball, il regarde droit devant lui, stoïque. McCoy travaille toujours pour la Société pour la Conservation de la Vie sauvage, et surveille la nidification des tortues sur les cayes. Il émet des avis tranchés aussi bien sur les clients de Tsokos que sur les pêcheurs de la région : l’un vole l’œuf d’une tortue imbriquée, et l’autre veut que sa plage ressemble à celle qu’on peut voir sur les pubs Corona. « Mais sans la végétation, l’île meurt », avertit-il. Vincent Cay, la plus petite des îles à être mise en vente – elle ne mesure pas plus d’une hectare – a été burinée par les Caraïbes. Autrefois présentée comme une « station écolo », les cahutes en bois et les palmiers qu’on voyait sur les réclames en ligne ont disparu. Seuls quelques arbres nus ont survécu. Un peu plus loin, sur la cay d’Appleby, une piscine en bord de mer s’effondre dans l’océan, sous l’effet de l’érosion. La maison est la prochaine sur la liste.

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Bill McCoy et son fils, par Freda Moon

Sur l’île autrefois connue sous le nom de Coco Cohiba, on ne trouve plus trace du complexe rêvé par le Français (qu’il a été impossible de contacter pour la rédaction de cette histoire). Au lieu de cela, on trouve quelques huttes à peine terminées sur le pourtour de l’endroit. Sous la canopée gisent des morceaux de bois et des meubles abandonnés. Une demi-douzaine de personnes s’activent avant l’arrivée des nouveaux propriétaires, un général nicaraguayen en retraite supposé arriver en yacht. Il s’appelle Adolfo « Popo » Chamorro Téfel, et personne ne sait comment il a récupéré l’île, ni ce qu’il compte faire des cahutes déjà construites. Au cours d’un bref entretien, il me dit ne pas pouvoir « confirmer ou infirmer » que Water Cay lui appartient. « C’est un problème d’ordre privé, dit-il, et je n’ai pas à vous parler de ce qui m’appartient. » Sur Little Leden, la villa que les Thomas ont mis tant de temps à construire selon leurs désirs a été éventrée. Il n’en reste quasiment plus rien, hormis les reliques des salles de bain – une pour lui, une pour elle – qui se trouvaient à l’arrière de la maison. Dispersés aux quatre vents, poutres et gravats ont recouvert la surface de l’île. L’antenne satellite est rouillée, et la piscine remplie d’algues. Little Eden n’a pas été détruite par un ouragan, mais mise à sac par les habitants de Laguna de Perlas. La villa des Thomas ne s’est jamais vendue – un fait que Martin, qui vit aujourd’hui en Australie, attribue à une « campagne de diffamation » menée à son encontre. L’affaire García, qui a fait tant de mal à la région, a sabordé ses efforts pour vendre sa propriété et a « fait de l’île ce qu’elle est aujourd’hui ». « J’ai l’impression d’être une victime », ajoute-t-il. Quand il a réalisé qu’il ne vendrait pas, sa vie a basculé. Son mariage est tombé à l’eau. Il travaille aujourd’hui comme serveur dans un restaurant à Sydney et a du mal à boucler ses fins de mois.

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McCoy et les ruines de l’île des Thomas, par Freda Moon

Il y a environ deux ans, l’homme qui gardait Little Eden pour les Thomas n’a plus reçu son salaire. Alors, se souvient McCoy, « il a pris tout ce qu’il pouvait prendre et a quitté Bluefields. Puis, les pêcheurs sont venus et ont pris ce qui restait. » L’île est pourtant toujours en vente. Dans une publicité en ligne, Little Eden est décrite comme un « paradis rien qu’à soi ». Des photos de l’ancienne villa sont utilisées pour vanter le lieu. Le prix est négociable, d’après l’annonce, et le webmaster a inclus les portes-fenêtres, les salles de bain mitoyennes et le jacuzzi dans l’onglet « infrastructure ». Ils sont toujours mentionnés, même s’ils ont été barrés. Au cours de notre visite de l’île, McCoy contemple ce qu’il reste du passage des Thomas et se lamente. « Ils auraient dû s’occuper de tout cela, dit-il. Ce sont leurs ordures, leur bordel, leur merde ! » « Je n’ai pas honte de le dire, conclut-il. Au Nicaragua, tout est permis. »


Traduit par Benoit Marchisio d’après l’article « Murder And Manifest Destiny On The Mosquito Coast », paru dans BuzzFeed. Couverture : Une cay déserte, par Freda Moon. Création graphique par Ulyces.