Peu après l’aube aux abords de Chengdu, la capitale de la province du Sichuan, Li Quan frappe un sac de sable à coups de pieds. Malgré le vrombissement constant des bus qui se dirigent vers la ville, on peut entendre l’eau bouillir sur la cuisinière. Après son entraînement, Li vérifie son téléphone et se sert une tasse de thé. Des étrangers sont en chemin pour s’entraîner au Kung-fu avec le maître. En Chine, le nombre d’artistes martiaux qui, comme Li, maintiennent en vie la flamme de cette vieille tradition, se réduit rapidement. Quelques-uns de ces maîtres, généralement âgés de quarante ou cinquante ans, sont d’heureux directeurs d’écoles d’arts martiaux remplies d’élèves… mais pour la plupart, ils sont agents de sécurité, professeurs d’éducation physique, conducteurs de poids lourds, voire gardes du corps. Dans les films, les maîtres du Kung-fu ont un travail pour couvrir leurs activités nocturnes héroïques. Mais en réalité, ce travail leur permet tout bonnement de survivre.
Shaolin, Inc.
Après les purges répétées du gouvernement central et des décennies d’exploitation commerciale, le Kung-fu traditionnel chinois n’est aujourd’hui plus que l’ombre de ce qu’il a été. Tandis que les maîtres luttent pour imposer sur le marché leurs styles de plus en plus dilués, leurs étudiants potentiels sont captés par les arts martiaux mixtes (mixted martial arts, le MMA), un sport de combat dont la popularité explose partout dans le monde. De fait, peu de combattants perçoivent encore le Kung-fu comme un art martial crédible.
Ces dernières années, du Kung-fu (terme recouvrant un certain nombre d’arts martiaux chinois développés au fil des siècles) se sont détachés plusieurs courants qui rivalisent pour s’imposer dans le monde des arts martiaux. Parmi eux, on peut citer le wushu performatif, que certains ont vainement tenté de hisser en sport olympique pendant des années ; le sanda, un style de frappe et de takedown spécifiquement pensé pour les sports de combat ; et le tai chi, un « art martial intérieur », qui se concentre sur la maîtrise de l’énergie du corps (le qi) dans une approche auto-défensive. Les Chinois entretiennent une relation complexe avec leur art martial national. Le Kung-fu est d’abord admiré pour son esthétique, mais malgré le profond respect dont jouissent les artistes martiaux traditionnels, leur art est considéré comme inutile en compétition. Le Kung-fu a aussi été entaché par sa commercialisation : au célèbre temple Shaolin, une façade de tradition cache une usine à sous qui permet aux moines de conduire des voitures de luxe et de voyager autour du globe pour promouvoir la marque Shaolin. Les combattants qui se fraient un chemin sur les circuits régionaux trouvent risible qu’on leur demande s’ils pratiquent le Kung-fu. Bien que beaucoup d’entre eux aient commencé leur entraînement par l’apprentissage du wushu (un art performatif acrobatique dérivé de formes de Kung-fu traditionnelles), dès qu’ils entrent sur le ring, les combattants chinois réalisent que le sanda, le muay thai et la lutte sont bien plus efficaces. Tout ceci a généré un déplacement massif des pratiquants des arts martiaux chinois vers des techniques de combat étrangères. L’UFC (Ultimate Fighting Championship) est actif en Chine, tout comme les promotions de MMA plus modestes : parmi elles, la RUFF (Ranik Ultimate Fighting Federation), première organisation de MMA a avoir été approuvée nationalement, et la OneFC, basée à Singapour. Les Chinois qui ont grandi en regardant l’UFC sur leurs écrans ont aujourd’hui toutes leurs chances de remporter la compétition martiale la plus populaire au monde. Les promoteurs locaux essaient eux aussi de tirer profit du boom du MMA. Des opérateurs régionaux temporaires organisent des combats tous les mois. Il parviennent ainsi à attirer les sponsors locaux et à remplir de petits stades. Parmi les plus populaires se trouve le championnat Wulinfeng, nommé d’après l’expression chinoise « wu lin » (« forêt martiale »), qui fait allusion à la communauté martiale en général.
Le Wulinfeng se présente comme une plateforme propice à l’introduction du Kung-fu chinois sur la scène internationale, mais la plupart du temps on y assiste à des combats opposant des pratiquants de sanda à des adeptes de muay thai ou de kick boxing. Le sanda est un sport de combat simplifié, un temps critiqué pour sa prétendue dilution du Kung-fu traditionnel. Et malgré tout, le Wulinfeng est suivi par plus de 40 millions de fans et l’argent y afflue. Les meilleurs combattants peuvent gagner jusqu’à 50 000 voire 60 000 dollars par combat. Le Wulinfeng est retransmis toutes les semaines à la télévision chinoise sur la Henan Provincial Satellite Television, et des manifestations internationales ont été organisées à Las Vegas, Tokyo, et Dubaï. Tandis que le nombre de combattants de Wulinfeng et de sanda ne cesse d’augmenter, les maîtres du Kung-fu traditionnel qui ont dédié leurs vies à leur pratique luttent pour s’en sortir.
Évoluer ou disparaître
Le mont Emei est l’une des quatre grandes montagnes chinoises sacrées du bouddhisme. Il s’élève à 3 099 mètres au dessus du bassin de Chengdu, dans la province du Sichuan, et abrite la tradition des arts martiaux, autrefois florissante. Aujourd’hui, aucun maître ne peut se revendiquer de cette tradition, et tout ce qu’il reste de leur temple à la gloire passée est une simple porte au bord de l’effondrement. Zhang Shi Zhong enseigne l’éducation physique à l’école principale d’Emei, au pied de la montagne. L’homme a le visage endurci : son nez est aplati et ses pommettes sont ornées de vieilles cicatrices. Nous nous sommes rencontrés devant son école avant de nous diriger vers la maison de thé, dans la partie ancienne de la ville. La maison de thé est constituée d’un coffrage à béton dénué de tout ornement et de poutres en bois couvertes de plastique et d’aluminium ondulé qui maintiennent le crachin constant à distance.
Lorsque Zhang s’y engouffre, tout le monde lui présente ses respects. Il a beau n’avoir ni école ni étudiants, tous les habitants de cette petite ville savent qu’il « a le Kung-fu », ce qui force l’admiration. Tandis que nous buvons le thé vert local, Maître Zhang m’explique que le style Emei est sur le point de s’éteindre. Aujourd’hui, seuls quelques maîtres pratiquent un Kung-fu proche du style original, et ceux-ci n’ont pas d’étudiants. Beaucoup d’entre eux pratiquent seuls et aucun ne possède une compréhension totale du système. Zhang raconte que le temple Hong Ya, situé sur l’épaule du mont Emei, contenait tout les écrits relatifs à ce style, datés de la période des Royaumes combattants, mais celui-ci a brûlé pendant la Révolution culturelle prolétarienne, ainsi que d’innombrables autres temples chinois. Mais le style Emei était déjà mort lorsque les gardes rouges se sont montrés. Tout au long de l’histoire chinoise, les gouvernements ont périodiquement soutenu puis réprimé les arts martiaux. En temps de guerre, les artistes martiaux peuvent être utiles, mais en temps de paix, un clan de Kung-fu puissant peut représenter une menace. Au XVIIe siècle, tandis que les victorieux soldats de Qing chassaient les sympathisants de la dynastie Ming (pour la plupart des nobles Han, des Taoïstes, des Bouddhistes, et des artistes martiaux) à travers le pays, des villages entiers furent détruits avec leurs traditions. Des milliers d’artistes martiaux se réfugièrent au mont Emei, dans la campagne profonde, et se cachèrent dans les plis des montagnes.
« L’histoire avance quoi qu’il arrive et certaines choses se perdent tandis que d’autres perdurent. » — Ren Gang
« Une centaine de maîtres, représentant une centaine de styles différents, sont venus dans les montagnes semblables au mont Emei et sont devenus des prêtres, dit-il. Puis ils ont discrètement enseigné leurs secrets à une poignée d’étudiants, seulement par oral, à la nuit tombée ou aux premières heures du jour. Ce fut la première grande dispersion des styles. » Depuis ce temps, il est difficile d’évoquer avec certitude une quelconque lignée d’arts martiaux chinois qui remonterait à plus d’un siècle. Ceux qui ont pu retracer leur filiation l’ont fait depuis l’étranger, à l’abri des purges communistes. Le lien entre tradition antique et modernité a été rompu, et depuis ce temps les maîtres de Kung-fu traditionnel n’ont pas encore réussi à le retisser. « Les vieux maîtres n’ont rien laissé derrière eux, et nous vieillissons, nous aussi. Le peu que nous savons, personne ne veut l’apprendre », dit Zhang tandis que nous nous tenons dans l’ombre de la dernière porte du temple Hong Ya. « Le Kung-fu se meurt. » « Je ne suis pas certain que “mourant” soit le mot juste pour évoquer ce qui se passe en ce moment », dit Benjamin Judkins, professeur à l’université de l’Utah et érudit d’arts martiaux. « Je préfère dire que le Kung-fu “évolue” au sens quasi-darwinien du terme, avec tout ce que cela suppose de sélection compétitive, de différenciation et de développement de nouveaux styles… Sans oublier la consolidation ou l’ “extinction” de certaines formes plus anciennes. » Ren Gang, secrétaire de parti de l’association de Sichuan Wushu, serait d’accord avec Judkins. Ren était membre du premier groupe de pratiquants officiels de wushu à émerger après la Révolution culturelle. Ils ont été mandatés pour réintroduire, redécouvrir et ramener l’art ancien à la vie. Son film de 1983, Little Heroes, a influencé une génération entière d’artistes martiaux, dont Li Quan et Zhang Shi Zhong.
« J’ai regardé ce film un nombre incalculable de fois quant j’étais enfant, raconte Li. Tous les gosses voulaient devenir maîtres de Kung-fu après avoir regardé Little Heroes. » Non content d’avoir inspiré les jeunes garçons à devenir des maîtres de Kung-fu, Ren entraîne l’équipe de wushu de la province du Sichuan et organise des événements de combat dans des petits villages et des villes de la Chine du Sud-Ouest. Son bureau distribue les ceintures et les titres de toute la province. Tout maître qui veut ouvrir une école officielle, acquérir un terrain pour une école ou participer à une quelconque compétition liée aux arts martiaux doit recevoir l’approbation de Ren ou de l’un de ses associés. Il est aussi co-propriétaire d’une compagnie ayant pour objectif d’établir des spas luxueux sur le thème du tai chi selon le modèle des Taiji Zen, un concept de boutiques d’arts martiaux lancé par Jet Li et Jack Ma, le milliardaire fondateur du groupe Alibaba. « L’histoire avance quoi qu’il arrive et certaines choses se perdent tandis que d’autres perdurent, me confie Ren. Si vous êtes utile, vous resterez, sinon, vous disparaîtrez. » Pour Ren, les vieux traditionalistes sont des dinosaures incapables d’accepter la réalité. Selon lui, la spécialisation est la clé. La tendance est à la « sportification ». L’idéal romantique du vieux maître de Kung-fu qui transmet son savoir secret à une poignée de disciples triés sur le volet n’a plus sa place dans le monde moderne, où les « manuels secrets » écrits au XIXe siècle par des maîtres chinois sont disponibles en PDF sur internet et où, sur iPhone, les applications permettent à tout un chacun d’étudier et de pratiquer des techniques d’épée tai chi.
Un nouveau souffle
Aujourd’hui, ce qui reste du Kung-fu traditionnel est soit maintenu en vie par les associations de wushu gouvernementales, soit en constant déclin. Des centaines d’écoles ont disparu ou se sont déplacées à l’étranger au cours du siècle dernier, et celles qui sont restées en Chine servent les intérêts de l’État. Pour le gouvernement chinois, une tradition bouddhiste patriotique et contrôlée, combinée à une lignée martiale manufacturée et dirigée vers la légende, est un excellent outil de conservation de l’ordre public. L’organisation de combats truqués a toujours cours sur les circuits régionaux chinois, mais cette pratique n’a pas sa place en MMA.
Les Chinois ont compris que leur tradition martiale doit se faire une place sur la scène internationale pour maintenir sa santé et sa vitalité. Mais l’État chinois peine à mettre en place une réglementation assez souple pour promouvoir les traditions martiales du pays à l’étranger, car le gouvernement tient à conserver un certain contrôle sur cette culture et sa pratique. Les discours pompeux autour de l’héritage millénaire des arts martiaux, les scandales des matches truqués et la mince représentation des combattants chinois sur la scène internationale maintiennent le sentiment sceptique de la communauté des sports de combat vis-à-vis de la Chine et de sa capacité à produire ses propres combattants d’élite. Alors, les Chinois cherchent de l’aide à l’étranger. L’UFC a tenu son événement « The Ultimate Fighter : China » à Macao en mars dernier, ce qui a permis à beaucoup de combattants chinois d’obtenir des contrats pour au moins trois combats sur une carte UFC. Suite à cet événement, un nombre croissant de salles de sport privées se sont mises à offrir un entraînement de MMA. Plus important encore, l’entrée du MMA sur le marché chinois a également eu un impact sur le système des sports de combats du pays. L’organisation de combats truqués a toujours cours sur les circuits régionaux chinois, mais cette pratique n’a pas sa place en MMA. Le sport lui-même requiert qu’un combattant soit efficace sur le ring, et les fans – peu importe leur pays d’origine – sont habitués aux combats authentiques. Les puissantes universités sportives chinoises, en première ligne de l’industrie nationale des sports de combat, établissent progressivement des camps d’entraînement MMA et embauchent des coaches étrangers pour aider leurs combattants, autorisant ainsi leurs pratiquants de sanda à percer sur la scène MMA.
Les combattants de MMA étrangers apprennent aux combattants locaux et à leurs coaches à s’entraîner scientifiquement.
Pour l’industrie comme pour les combattants, le profit est la motivation première. Mais le MMA est fascinant en ce qu’ils élèvent un certain type de combattants affamés. Les athlètes chinois qui choisissent le MMA empruntent la voie difficile. Un adepte de sanda typique obtient facilement un appartement et une pension, ainsi que des combats réguliers (et par conséquent une paie régulière), et les meilleurs d’entre eux ont des chances de concourir pour de l’argent aux Jeux nationaux, ou à l’événement de combat annuel de la télévision centrale chinoise – voire même au Wulinfeng. Le MMA ne fournit pas ce genre de rétribution, et pourtant de plus en plus de Chinois choisissent cette voie. Ce n’est pas seulement une question d’argent pour la nouvelle génération de combattants chinois : ils rêvent de devenir les meilleurs – et c’est un changement de taille pour les arts martiaux chinois. Parallèlement à cela, des combattants et des coaches étrangers viennent en Chine pour concourir sur le circuit régional (même si, parfois, ils ne participent qu’à des combats d’apparat avec des adversaires chinois), et pour coacher les jeunes athlètes chinois de sanda qui rêvent de briller sur la scène mondiale. L’échange est intéressant, et pas seulement pour les combattants chinois capables d’assimiler suffisamment de mouvements de ju-jitsu en trois mois pour affronter leur prochain adversaire. Il l’est aussi car les combattants de MMA étrangers apprennent aux combattants locaux et à leurs coaches à s’entraîner scientifiquement – à inclure la nutrition dans leur entraînement – et à innover constamment dans leur pratique. Un fait est peut-être encore plus significatif : le champion UFC catégorie mi-lourd Jon Jones a récemment utilisé quelques techniques chinoises lors de sa victoire sur Glover Texeira, et Li Jingliang, un combattant populaire de MMA chinois, a obtenu la première victoire chinoise à l’UFC il y a peu. Les étrangers qui viennent en Chine, accompagnés d’une fascination pour le Kung-fu et d’une approche scientifique de l’entraînement, pourraient permettre de redonner un nouveau souffle à cet art ancien. De fait, les arts martiaux mixtes, grâce à leur vocation à innover et à rester authentiques, pourraient faire davantage pour le renouveau du Kung-fu traditionnel chinois que l’ensemble des programmes étatiques.
Traduit de l’anglais par Jules-Michel Rodrigues d’après l’article « Kung Fu’s Identity Crisis », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Vaughn Anderson vient entraîner les combattants chinois, par Sascha Matuszak.