Enseigner le journalisme
Est-ce qu’en tant que professeur de journalisme, votre métier a changé depuis que vous avez commencé à exercer ?
C’est une excellente question. Mon travail a très certainement changé, oui. Je travaille à l’Université de Columbia depuis 1992, cela coïncide avec le début d’un changement à l’échelle mondiale. Quand je repense au moment où j’ai commencé à enseigner, les gens commençaient à travailler sur des ordinateurs, faisant d’eux un usage rudimentaire. Par rapport où nous en sommes maintenant… (Il fait une pause.) Par exemple, mes étudiants finissent un travail de publication d’un e-book, qu’ils font en cours de design numérique qui doit être publié dans quelques semaines. Cet e-book raconte une semaine passée à New York, avec comme angle, la musique. Le fait est qu’ils ont beaucoup réfléchi à quelque chose qui n’était pas au centre des préoccupations il y a à peine quelques années : qui est notre audience ? Comment la rencontrons-nous ? Comment parvenons-nous à la conserver ? Comment mesurons-nous le succès ? Alors quand vous opposez tout cela à simplement écrire des articles et regarder ce que les gens en pensent… Ce que je vois dans mes classes, c’est vraiment une volonté de comprendre comment toucher le lectorat.
Pensez-vous alors que c’est l’essence du journalisme qui a changé, ou simplement les moyens de transmettre l’information ?
C’est très intéressant. Je pense que pour répondre, il faut peut-être que je parle de mon autre activité, au-delà de l’enseignement : j’ai créé un média pour publier du journalisme long format sur internet, nommé The Big Roundtable. Ce média participe, aussi bien que mon activité de professeur, à la définition de mon travail. Ce qui est devenu de plus en plus clair, pour moi et mes collègues, c’est qu’après avoir accepté des formules comme « la plateforme est reine », nous avons compris que ce qui comptait, c’était le contenu. J’avais une excellente amie qui nous a malheureusement quitté il y a quelques années, Lisa Gubernick, qui travaillait pour Forbes et le Wall Street Journal et qui commençait chacune de ses conversations, personnelles ou professionnelles, par la même question : « What’s new and interesting ? » C’est très intéressant dans le contexte du journalisme. Deux choses qui s’articulent entre elles sont à prendre en compte dans la profession : la première est bien entendu un changement dans les moyens de transmettre l’information. La deuxième, dans le même temps, est quelque chose qui n’a pas changé : les gens veulent toujours savoir ce qui est nouveau et ce qui est intéressant. Je dis désormais à mes étudiants la chose suivante : « Si vous arrivez à produire quelque chose de nouveau et d’intéressant, vous êtes sur la bonne voie. Si vous avez juste du nouveau ou de l’intéressant, c’est pas mal. Si vous n’avez ni l’un ni l’autre, recommencez. »
J’allais vous demander quelle était la chose la plus importante que vous essayiez de transmettre à vos étudiants pour qu’ils soient de bons journalistes…
Tous les professeurs ici sont des journalistes en activité. Du coup, nous sommes constamment en train de nous poser des questions comme « comment vais-je améliorer mon travail ? » ou « comment puis-je être sûr de ce que je dois faire ? » Je suis journaliste depuis 38 ans. C’est une longue période et une chose est devenue claire à mes yeux : ce qui rend notre travail plaisant et intéressant, ce n’est pas la manière dont nous racontons nos histoires, mais la manière dont nous enquêtons.
« Ce qui manque aux histoires qui ne captivent pas, c’est le travail essentiel du reporter, qui est de trouver de l’information originale. »
Et je le vois, au contact de mes étudiants et à travers ce que l’on publie sur The Big Roundtable : il y a une différence entre les histoires qui captivent les gens et les histoires qui n’y parviennent pas, quel que soit le média. Et la différence est ténue – de loin, toutes ces histoires peuvent se ressembler : elles sont bien racontées, elles sont bien écrites, mais ce qui manque à celles qui ne captivent pas, c’est le travail essentiel du reporter, qui est de trouver de l’information originale. Quand ce travail est accompli, même sur un sujet qui ne vous intéresse pas a priori, vous le ressentez. Au début du semestre, j’ai dit à mes étudiants : « Mon travail ici, avant toute chose, c’est de vous faire tomber amoureux du reportage. Écrire vous fera vieillir, enquêter vous fera rester jeune. Le sentiment de la découverte, cette chose qui vous empêche de dormir, qui vous prend aux tripes parce que vous n’avez pas encore d’information, c’est une chose fantastique. » Et en ce sens, notre travail n’a jamais changé.
Est-ce quelque chose que vous avez appris en pratiquant le journalisme ou en faisant de la recherche ?
J’ai changé, en tant que journaliste. Et c’est une très bonne chose. Je ne suis plus le journaliste que j’étais il y a vingt ans, pas même celui que j’étais il y a dix ans. J’ai appris, de trois manières. D’abord, par mon travail professionnel, en tant qu’auteur et journaliste. Ensuite, en tant que professeur et enfin, en tant qu’éditeur de presse. Ce qui rend un travail intéressant, ce qui me donne envie de lire ou de publier, c’est quand quelqu’un a œuvré pour savoir quelque chose. Le journaliste qui réussira dans ce monde en mouvement est celui qui portera en lui ce besoin d’éclairer les choses. Ma femme est journaliste, ma fille est journaliste et nos amis nous disaient parfois : « Vous êtes fous ! Pourquoi laissez-vous votre fille faire du journalisme ? C’est terriblement difficile aujourd’hui ! » Ce à quoi je répondais que ma fille adorait le terrain et l’enquête et que mon fils n’en avait rien à cirer de tout cela et qu’il n’était pas journaliste. Ce que je veux dire, c’est que nous vivons dans une période terriblement exaltante et que nous avons des milliers de nouvelles manières de pratiquer notre profession. La crise de la presse a été quelque chose de terrifiant pour les journalistes de ma génération, surtout la montée de la concurrence dans la presse américaine. Inévitablement, quand vous êtes dans un milieu concurrentiel, il y a des gagnants et des perdants. C’est quelque chose de difficile.
Vous savez, quand j’ai commencé le journalisme dans les années 1970, il n’y avait pas de perdant. Personne ne perdait son boulot et jusqu’au début des années 2000, c’était fantastique. C’était l’âge d’or pour être journaliste ! Les journaux gagnaient des tonnes d’argent, ils avaient des tas d’investisseurs… Mais il n’y avait aucune concurrence. Maintenant, nous sommes dans un monde nouveau, effrayant et la concurrence peut-être quelque chose d’éprouvant et de terrifiant. Mais si vous êtes un jeune journaliste aujourd’hui et que vous venez dans une université comme la nôtre, les chiffres parlent pour vous : les trois quarts de nos étudiants quittent l’école avec un emploi ou un stage. Les autres n’ont pas de mal à se convertir, par exemple dans le droit. Et c’est un chiffre 25 % supérieur à celui que l’on avait il y a à peine six ans, ce qui signifie qu’il y a de plus en plus d’endroits dans lesquels les journalistes peuvent faire un métier de plus en plus intéressant et diversifié.Et dans ce monde complètement différent, est-ce que ce que vous avez appris vous, en tant qu’étudiant, est toujours valable ?
J’ai étudié à l’Université du Missouri, c’était une excellente formation. Cela dit, d’une certaine manière, les programmes étaient construits autour de la forme. Nous apprenions comment écrire des articles et on nous disait que la maîtrise de la forme était la clef du succès. Ce que je vois maintenant, c’est que la forme est bien moins importante, en regard du contenu. The Big Roundtable est fondé sur le principe que le goût du comité éditorial n’est pas meilleur que celui de n’importe qui d’autre.
« Ce qui est merveilleux avec les ingénieurs, c’est qu’ils cherchent toujours à rendre la technique accessible. »
Ce qui est intéressant, c’est de voir comment les gens réagissent aux histoires que l’on envoie. Nous proposons à un petit groupe de lecteurs les 100 premiers mots d’un article, pour voir comment ils réagissent et c’est rare que la forme ait une importance. Leur réaction est liée à quelque chose de plus profond, inscrit dans la page, un sens du contenu. S’il y a une leçon que j’aimerais retenir de mon parcours en tant que journaliste depuis que j’ai quitté l’université, c’est celle qui m’a appris l’importance du contenu alors que je m’évertuais à ne travailler que la forme.
Avez-vous l’impression que vos étudiants ont besoin de connaître plus de choses techniques liées à la profession aujourd’hui ?
C’est encore une bonne question car vous savez, il y avait une époque pendant laquelle les gens devaient apprendre quelques petites choses du côté de la technique, mais ce qui est merveilleux avec les ingénieurs, c’est qu’ils cherchent toujours à rendre la technique accessible. Mon père a 86 ans et il est sur internet toute la journée. Ce n’est pas un expert de la technologie et pourtant, il scanne des documents, en télécharge, me les envoie… Bref, la technologie est tellement plus simple aujourd’hui qu’il y a quelques années. Tenez, vous pouvez lancer un site d’information dès demain, sans argent, sur un espace WordPress. Même moi, je peux l’utiliser. Évidemment, plus vous avez de savoir techniques, mieux c’est. Nous avons des étudiants qui savent programmer, par exemple. Mais finalement, cette expertise est devenue infiniment plus simple à acquérir grâce au travail des ingénieurs qui nous ont rendu la vie bien plus facile. C’est aussi la base de leur marché : si un produit est difficile à utiliser, les utilisateurs se tourneront vers quelque chose d’autre. En ce sens, les étudiants qui arrivent à l’université sont tous des experts en médias sociaux : c’est le monde dans lequel ils vivent.
Et du côté de la pratique des outils du journalisme ? Nous avons vu des agences de presse licencier leurs photographes, par exemple. Est-ce que cela veut dire qu’un étudiant en journalisme doit être aussi un bon photographe aujourd’hui ?
Je pense que licencier les photographes est une idée stupide. L’une des leçons que l’on peut tirer des années 2000 est liée à l’investissement dans le journalisme : les investisseurs voulaient retrouver leur argent, et la manière de leur en donner, c’était de réduire les salaires. Et puis il y a eu un petit groupe d’analystes très intelligents, qui a affirmé « ne sabotez pas la valeur centrale de votre métier, n’abaissez pas le niveau de ce que vous offrez à vos lecteurs. »
Beaucoup de médias ont fait des coupes budgétaires et dans un sens, c’était un affront aux lecteurs : ils disaient, en gros : « Vous lirez n’importe quoi de toute manière, parce que vous vous fichez de ce que vous lisez. » Et pourtant, l’histoire récente l’a montré : dès que vous diminuez la qualité de votre travail, vous en souffrez à un moment ou à un autre. Vous ne pouvez pas nourrir les gens avec de la malbouffe. Au milieu des années 1980, ma femme et moi étions des correspondants à l’étranger et on nous donnait à tous un appareil photo. Nous apprenions à prendre des photos. Mais quand j’ai commencé à travailler pour des magazines comme Esquire ou Sports Illustrated, ils envoyaient un photographe parce qu’ils voulaient de belles photos. Nous pouvons tous prendre une photo avec notre smartphone, mais peu d’entre nous peuvent faire le travail de Tyler Hicks au New York Times. Vous voulez savoir comment prendre des photos si vous êtes seul sur le terrain, mais je ne pense pas une seconde que les photos que je prends peuvent approcher de près ou de loin la qualité des photographies d’un véritable photographe.Les exigences des médias
Vous avez évoqué les médias qui ont baissé leurs exigences : est-ce que les fermes de contenu tournent toujours aux États-Unis ?
Je pense que le business a changé. Toutes les conversations tournaient autour de la question de trouver un business model, au singulier. Le problème, c’est que le business model qui avait existé et fonctionné pour à peu près deux générations de journalistes reposait sur des journaux et magazines à très bas prix. À New York, j’ai travaillé pour un magazine qui se vendait 15 cents. L’argent rentrait uniquement avec la publicité. Quand on y réfléchit, on s’aperçoit que c’est une manière très passive de construire un business. Quand la publicité a commencé à décliner autour de 2001, les gens se sont demandé ce qui pourrait la remplacer. Maintenant, ils commencent à comprendre qu’il faut la remplacer non pas par une seule chose, mais par des dizaines de choses. Pendant longtemps les patrons de presse se sont dit : « Nous allons faire en sorte que des tas de personnes viennent sur notre site et nous allons convaincre les publicitaires de nous donner de l’argent pour des encarts publicitaires numériques, ce qui remboursera l’argent perdu sur le papier. » Mais cela n’a pas fonctionné. Ensuite, ils se sont dits qu’ils mettraient tout ce qu’ils avaient sur internet derrière un paywall : cela n’a pas fonctionné. Au milieu de cette panique générale, des gens se sont mis à réfléchir et ont commencé à reconstruire leur business.
« Maintenant, nous avons le devoir de nous demander ce que nos lecteurs attendent de nous et ce que nous allons leur donner. »
C’est une chose de créer une agence de presse ; c’en est une autre de convertir un business déjà établi à quelque chose d’autre. Des agences de presse existent depuis une centaine d’années et tout ce qu’elles croyaient avoir acquis a été mis en péril en un rien de temps. Le New York Times a décidé de mettre certaines choses derrière un paywall, demandant aux lecteurs de financer le travail qu’ils faisaient, s’ils l’aimaient. Ils ont fini avec 800 000 abonnés sur leur plateforme numérique. La raison de ce succès, c’est que le New York Times est resté, au moins aux yeux de plus de 800 000 personnes, un produit de grande valeur. Ces gens voulaient le New York Times. Cela a contraint toutes les autres agences de presse établies à réfléchir un instant et à se poser la question : « Que vend-on ? Qu’est-ce que les gens attendent de nous ? » Je pense que c’est un changement de mentalité énorme : nous sommes un business et nous vendons quelque chose qui peut parfois avoir la plus haute importance, d’autres fois être honnête, d’autres fois encore, être stupide. Il y a des tas d’histoires dans les médias américains dont nous pourrions nous passer : inutiles, faciles, futiles, des ragots… Cela dit, cela a toujours été le cas. Mais maintenant, nous avons le devoir de nous demander ce que nos lecteurs attendent de nous et ce que nous allons leur donner. Oui, nous sommes au milieu d’un changement titanesque mais nous pouvons arrêter d’en avoir peur.
Pensez-vous que le journaliste contemporain doit apprendre de l’entrepreneur ?
Absolument. Ils doivent comprendre le marché. Quand j’ai commencé le journalisme, j’étais embauché dans un petit journal du New Jersey et il y avait un immense couloir qui séparait le pôle éditorial du pôle business. Alors nous saluions les gens du business, mais nous ne savions pas le moins du monde ce qu’ils faisaient. Et je suppose qu’ils ne savaient pas, eux non plus, ce que nous faisions. Il y a un trait d’humour dans le journalisme américain qui compare cela à la séparation entre l’Église et l’État. Maintenant, les étudiants en journalisme doivent suivent des cours de business des médias. Ils doivent savoir ce qui se passe sur le marché, parce que s’ils ne sont au courant de rien, ils vont être en position de faiblesse. Ils doivent savoir comment on fait de l’argent et ne pas se reposer sur des considérations simples, comme ce qui peut être produit et ce qui ne peut pas l’être. Ils doivent se demander pourquoi ce qu’ils produisent pourrait être acheté. Je pense que nos étudiants doivent savoir reconnaître quand une bonne ou une mauvaise décision liée au business est prise : ils doivent savoir parler aux gens qui travaillent au pôle business, parce qu’ils font partie du business. Ils ne sont pas des entités à part !
Si l’on parle économie des médias, que pensez-vous de la publicité native ou des articles sponsorisés ? Pensez-vous que ces procédés ont changé la manière qu’a le lecteur de percevoir l’information ?
Pendant des années, les magazines ont produit du contenu qu’on appelait publicitaire. À l’intérieur du magazine, il y avait du contenu écrit par les journalistes qui était un peu différent de la production indépendante que l’on trouvait dans le reste du magazine. Je pense que les gens se sont inquiétés de cela mais c’était assez clair : il était écrit « publicité » en haut de l’article. Je pense que la question de la publicité native a été traitée de long en large et qu’elle fait partie du monde dans lequel nous vivons. Le débat est similaire à celui de l’opinion contre l’information : il s’agit de savoir qui parle et en quel nom. Je pense, de mon côté, que ce sera toujours mieux de séparer de manière franche la publicité du contenu éditorial. Autrement, c’est une tentative de tromper le lecteur, en lui faisant croire qu’il lit quelque chose qui a la même valeur que le reste. Néanmoins, comme je vous l’ai dit, cela fait partie de notre monde : nous devons maintenant aller plus loin.
Ressentez-vous toujours, en tant que professeur, que le journalisme est quelque chose qui attire les jeunes aujourd’hui ?
Ce qui est amusant, c’est que les étudiants sont dans la même disposition d’esprit qu’il y a vingt ans, la même encore que lorsque j’étais moi-même étudiant. Les gens qui viennent au journalisme sont des gens très particuliers : ils ont décidé qu’ils allaient rejoindre un corps de métier qui est fondé sur l’imprévisible. Vous ne travaillerez pas de 9 heures à 15 heures. Vos horaires seront fous. Vous devrez travailler le week-end. Vous connaîtrez des hauts et des très bas. Et les gens qui choisissent cela le font en connaissance de cause. Je pense que nous assistons aujourd’hui à un changement par rapport au début de la crise des années 2000, où les étudiants se lançaient dans n’importe quelles études supérieures simplement pour repousser le moment où ils arriveraient sur le marché du travail. Aujourd’hui, cette tendance est à la baisse et nous le constatons dans les universités américaines : dans les cursus de journalisme, nous retrouvons le même type d’étudiant qu’avant, qui souhaite être journaliste. Et cela me rend très optimiste, en fait : nous n’avons pas besoin d’un milliard de journaliste. Et devinez quoi ? Il n’y en aura jamais autant ! Il y a trop de raisons de ne pas vouloir être journaliste ! Un million d’excuses pour ne pas faire ce métier ! Ceux qui dépassent tout cela sont généralement des gens qui veulent véritablement entrer dans la profession. Et dans ce petit groupe de gens déterminés, il y a un plus petit groupe encore, composé d’étudiants qui ne veulent pas seulement faire ce métier, mais qui tueraient pour y arriver ! Ces gens-là existent depuis que, pour la première fois, quelqu’un a proclamé : « J’ai une histoire à raconter. »
Et en parlant de ce petit groupe, l’une des descriptions de The Big Roundtable est « rendre les auteurs heureux pour rendre les lecteurs heureux ». Pensez-vous que le bonheur est un moteur du journalisme à venir ?
C’est une question intéressante, parce que je me suis battu intérieurement pendant assez longtemps avec ce problème de bonheur. Bien entendu, quand vous lancez une entreprise, et c’est quelque chose que je découvre à peine maintenant, vous travaillez de la même manière que lorsque vous préparez un livre : tous les jours vous découvrez quelque chose de nouveau, vous êtes heureux et vous vous trouvez bien bête de ne pas avoir su ces choses plus tôt. Récemment, j’ai découvert que je voulais rendre les lecteurs heureux. Il y a des auteurs brillants, des histoires excellentes et qui ne sont pas connues : nous sommes dans le business de l’écriture et je souhaite que The Big Roundtable soit le mécanisme qui fasse découvrir tout cela aux lecteurs. Et puis je me suis demandé ce qui rendait un auteur heureux. Est-ce que c’est la diffusion de son article ? La somme qu’il reçoit ? Simplement le fait d’être publié ? Non, je pense que c’est plus profond… Ce qu’un auteur veut ressentir c’est… (Il fait une pause.) Un auteur ne veut pas se sentir impuissant. Et dans notre corps de métier, les auteurs se sentent impuissants. Je pense que c’est une chose importante.
« Et puis je me suis demandé ce qui rendait un auteur heureux. Est-ce que c’est la diffusion de son article ? La somme qu’il reçoit ? Simplement le fait d’être publié ? »
J’ai d’ailleurs commencé The Big Roundtable comme n’importe quelle entreprise : j’avais un besoin particulier, dans ma vie personnelle. J’ai écrit 6 livres, j’ai écrit pour le New Yorker, le New York Times, bref, dans des tas de revues. J’étais en train de préparer un nouveau livre et j’ai découvert que parce que mon sixième livre ne s’était pas aussi bien vendu que mon cinquième livre, je n’étais plus vu comme un auteur financièrement intéressant dans le monde rétrécissant et angoissé de l’édition. Désormais, ils ne produisent plus que des livres qui feront à coup sûr des bestsellers. À ce moment précis, même du haut de mes presque 60 ans, je me suis senti complètement impuissant. Et je me suis demandé si l’on pouvait créer un environnement de travail à partir duquel les auteurs qui travaillent comme des journalistes mais pensent comme des écrivains pourraient proposer des textes. Un romancier ne va pas se retenir d’écrire un roman parce qu’on ne lui a pas donné son cachet. Les textes que nous recevons ont déjà été écrits et le résultat de cette expérience est fascinant : quand nous avons commencé, nous nous disions que nous n’allions recevoir que de très mauvais textes. Et cela ne s’est pas produit, parce que les auteurs qui nous soumettent des textes se sont déjà passionnés pour ce qu’ils ont écrit. Les auteurs qui viennent à nous, sans que nous leur fassions la moindre promesse quant aux revenus, veulent travailler avec nous. Après 5 ou 6 reprises de l’article pour qu’il soit prêt, ils souhaitent continuer. Le concept fonctionne. La preuve nous a été fournie en décembre dernier, quand nous avons choisi de co-produire un article avec Buzzfeed. C’était un article qui avait été refusé par 31 maisons d’édition et groupes de presse. C’était une histoire en 10 000 mots racontant le suicide médicalement assisté d’une femme qui n’avait pas de problème médical. Buzzfeed était d’accord pour publier cet article avec nous, nous offrant une audience gigantesque. L’histoire a été publiée le week-end entre Noël et le Nouvel An. 10 000 mots à propos d’un suicide, que personne ne voulait publier, parce que c’était trop long, parce que c’était trop déprimant, parce que personne n’allait le lire et j’en passe. Vingt-quatre heures après sa publication, c’était le huitième article le plus lu de Buzzfeed. En trois jours, il avait été lu plus de 450 000 fois. Il a décollé comme une fusée. De cela, j’ai compris qu’à la question de savoir si un éditeur de presse pouvait deviner si un article allait fonctionner ou pas, la réponse était négative ; que l’on ne pouvait prévoir un succès par rapport à ce que les lecteurs avaient lu avant ; que la seule chose qui retiendrait l’attention des gens était la surprise. Et s’ils sont surpris, ils vont partager et partager encore. C’était une histoire dont personne ne voulait : les lecteurs la voulaient. C’est peut-être une des recherches que nous sommes en train de mener : comment les gens partagent-ils une histoire ? Quel est le mécanisme qui fait découvrir aux gens un article ? Alors vous savez, je rêve qu’il y ait des dizaines de Big Roundtable qui n’auraient pas forcément notre nom, mais qui pourraient repenser la manière dont la presse fonctionne…
Que vend le journaliste ?
Est-ce cela que vous nommez du journalisme crowd-sourcé, qui s’appuie sur la participation de ses lecteurs ?
Non, pas exactement. Quand un article nous est envoyé, si nous disons immédiatement « oui », c’est assez simple. Mais si nous ne sommes pas sûrs, nous avons un premier groupe de quarante lecteurs à qui nous envoyons les premiers paragraphes en leur demandant de nous dire s’ils liraient la suite ou non. S’ils disent oui, nous travaillons avec l’auteur. Et cela n’a pas besoin d’être une majorité, parfois seul un cinquième des lecteurs voulait lire la suite et les histoires ont été énormément lues. Ce n’est donc pas du crowd-sourcing. C’est un test d’audience, limitée et sûre. Si 20 % des gens qui lisent le début apprécient l’histoire, nous allons travailler le texte avec l’auteur pour que le pourcentage monte à la moitié.
Les histoires que vous publiez sont souvent fondées sur des expériences personnelles. Où placez-vous la limite entre le journalisme et le journal intime ?
Je ne pense pas qu’il y ait une ligne ! Dans le cas d’une histoire comme celle de Karla Bruning, sur son père, il ne faut pas y lire un « ceci ou cela m’arrive » mais un auteur qui s’est demandé « pourquoi cela est arrivé ? » En fait, ce que vous y voyez en définitive, c’est un reportage : l’auteur essaie de donner du sens à une situation. Quand on est dans des configurations de type « je vais vous parler de mon voyage », ce qui manque, c’est l’exploration du chemin parcouru. J’en parlais à mes étudiants il y a peu : quelle est, pensez-vous la chose la plus difficile à vendre en matière de non-fiction ? Un voyage. Parce que les voyages, en partant de l’Odyssée, sont issus d’une très longue tradition dans la fiction et quand la non-fiction tente de s’y mettre, on sait déjà ce qui va arriver à la fin. Pour qu’une non-fiction de voyage fonctionne, je veux que la fin me soit inconnue. Je pense que ce que l’on souhaite voir, ce sont des gens comme Karla qui ont fait un voyage, un voyage qui a pu être intime, et qui leur a révélé des choses sur eux-mêmes et a répondu à certaines de leurs questions. Je pense que nous, journalistes, nous devons toujours rester dans le cadre des questions auxquelles nous essayons de répondre, par opposition aux déclarations que telle ou telle personne pourrait faire. Je crois que le journalisme commence avec une question, une simple question, même une question évidente – c’est à ce moment-là que sa forme la plus intéressante apparaît. L’un de mes livres de non-fiction préféré est Young Men and Fire par Norman McLean. Le livre tourne autour d’un feu de forêt au cours duquel seize pompiers furent tués. Ce qui est intéressant, c’est que cela raconte l’histoire d’un pompier et qu’il découvre pendant cet incendie la réponse à des questions qu’il se posait sur lui-même. Son aventure le prend pour objet. La raison pour laquelle j’aime le livre, ce n’est pas parce qu’il décrit la nature, c’est parce que cet auteur a cherché à exposer un voilà pourquoi, plutôt qu’un voilà ce qu’il s’est passé.
Pourquoi avez-vous choisi de n’avoir que des illustrations sur The Big Roundtable ?
Oh la raison est très simple : c’est moins cher ! (Rires.) Je sais que cela peut paraître terre à terre, mais jusqu’à ce que nous refassions le site, c’était la meilleure option. L’une des choses dangereuses dont j’ai été témoin quand on tente de créer quelque chose, c’est d’attendre, attendre, attendre encore que tout soit prêt, tout soit codé, mis en place. À un moment, il faut commencer, se lancer et regarder ce qu’il se passe. Alors nous avons pris un thème WordPress très simple, nous avons acheté l’URL et nous avons regroupé quelques histoires.
« Je crois que le journalisme commence avec une question, une simple question, même une question évidente — c’est à ce moment-là que sa forme la plus intéressante apparaît. »
Un juriste a vérifié que nous ne faisions pas de bêtise. Et puis j’ai payé quelqu’un pour ajouter un peu de code et nous avons mis le résultat en ligne. Cet été, nous repensons le site et la newsletter. Cela dit, cette sobriété nous a permis de comprendre des choses. Par exemple, vous l’avez dit : nous n’avons que des illustrations et du texte. Eh bien cela nous a amené à nous dire : « Attendez une minute, est-ce que les lecteurs veulent vraiment des illustrations ? Combien veulent-ils en voir ? » L’un des grands débats du journalisme américain ces dernières années a tourné autour du magnifique Snow Fall, du New York Times. Cela a pris des mois et des mois à mettre en place et l’on s’est demandé a posteriori si c’était bien la meilleure façon de lire un texte. Un verbe est même né de ces réflexions, « snowfalling », qui signifie à peu près « ajouter des tas d’éléments multimédia ». Et la conclusion de tout cela est de se poser la question de savoir si ce n’était pas mieux qu’il y ait juste du texte. Alors J’ai demandé à mes étudiants ce qu’ils préféraient comme type de média quand il s’agissait de lire quelque chose de long. Et vous savez ce qu’ils m’ont répondu ? Le papier, sans image. Mais c’était évident ! Depuis que nous avons cinq ans, nous lisons des romans sans image. Après, il s’agit de tester vos intuitions, ce que je fais avec The Big Roundtable : c’est le seul moyen de savoir si elles fonctionnent en pratique. Peut-être que vous reviendrez dans trois mois sur The Big Roundtable et que vous y trouverez des tas d’images et de photographies, peut-être que certaines histoires seront illustrées et d’autres pas. La réponse n’est jamais absolue et nous allons essayer de l’esquisser.
En avez-vous une idée ?
Cela fait longtemps maintenant que je suis journaliste et j’ai déjà eu des discussions sur à peu près tous les sujets concernant le texte, les auteurs et les lecteurs. Ce qui est intéressant, c’est que même pour moi, tout le reste est complètement nouveau et je pense qu’il faut aller de l’avant. Longtemps, nous avons vécu, nous journalistes, dans un monde plein de certitudes. Nous savions comment écrire, comment faire de l’argent, quelle forme adopter, ce que les gens voulaient lire… Tout cela s’est complètement délité. Du coup il s’agit de penser. Au lieu de produire une histoire snowfallisée, pourquoi ne pas proposer, par exemple, deux versions, une épurée et une enrichie ? Ensuite, mesurons, car nous avons les outils. Tout devient une expérience : plus il y aura de gens impliqués, plus les résultats seront utiles.
Est-ce la raison pour laquelle vous avez sur votre site une catégorie Recherche, au sens scientifique ?
Exactement. Nous allons sortir un compte-rendu de recherche sous peu, sur ce qui se cache derrière le terme « partager » sur internet. Je ne veux pas vous en dire trop, pour que ce soit un peu une surprise, mais nous avons tenté de comprendre comment les lecteurs découvraient les articles et les partageaient. Ces recherches sont offertes à tous les journalistes : prenez-les, testez les résultats chez vous et regardez si cela fonctionne. L’université nous offre l’opportunité de faire cela, donc toutes les recherches que nous faisons, nous les partagerons.
Vous avez fait une chronologie du long format sur le web. Vous y mentionnez la sortie du Kindle d’Amazon. Pensez-vous que des sociétés qui n’ont a priori rien à voir avec le métier, comme Google, Apple ou Amazon, tiennent une partie du journalisme du futur entre leurs mains ?
C’est une question difficile. Quel service offre Amazon ? C’est le plus grand magasin du monde. Et j’apprécie Amazon, 1-Click est devenu quelque chose d’impulsif : ils ont compris comment vendre comme personne d’autre. Mais voilà, ce qu’Amazon vend, si l’on se concentre uniquement sur leur activité de libraire, ce sont ce que les gens comme nous produisent. Ils doivent avoir quelque chose à vendre. Je ne peux pas être Amazon, ce n’est pas mon métier, ce n’est pas mon milieu et je n’ai pas les compétences. Dire que je pourrais, ce serait comme vouloir vous rejoindre à Paris et devenir guide touristique là-bas. J’en serais incapable ! (Rires.) En revanche, ce que je peux être, c’est quelqu’un qui les aide à trouver des articles et à les rendre bons. Amazon n’est qu’un incroyable vecteur de vente. En tant qu’auteur, j’en suis très satisfait : avant, vous sortiez un livre, un journaliste en faisait la critique ou vous en faisiez la promotion à la radio ou à la télé, et d’une manière ou d’une autre, votre livre n’était pas disponible chez le libraire. Et le moment où la personne qui vous avait entendu voulait acheter votre livre était passé. Avec Amazon, le libraire est toujours ouvert et c’est une bonne chose. Je sais, je ne devrais pas dire ça, je suis désolé… Cela a été la cause de la fermeture d’un tas de librairies. Mais j’étais là aussi, pendant l’âge d’or des libraires, il y a de très belles choses à en retenir, mais ce n’était pas tout rose non plus : par exemple, votre éditeur devait payer des sommes considérables pour que votre livre soit mis en avant sur les étagères. Ce n’était pas un monde idéal non plus. Cela restait un magasin, intégré dans le commerce des livres, dont le but était de faire de l’argent. C’est aussi ce qu’Amazon fait.
Couverture : The Big Round Table.