De 1903 à 1910, 60 000 ouvriers chinois, des milliers d’ingénieurs, de contremaîtres français et italiens, des centaines de cadres, des dizaines de milliers de chevaux et de mulets ont participé à la construction de la ligne de chemin de fer du Yunnan.
Une transmission d’événements et de sentiments par deux hommes vivant à un siècle d’écart et s’exprimant dans deux langues différentes.
Longue de 855 kilomètres, elle relie Hai Phong, dans le nord du Viêt Nam, à Kunming, dans le Yunnan chinois. Très célèbre au début du XXe siècle, l’histoire de cet ouvrage est oubliée, recouverte par d’autres événements. Elle est remontée des limbes quand le dessinateur Li Kunwu a découvert un mystérieux « cimetière des étrangers » au cours d’une promenade dans un jardin. Plusieurs mois d’enquêtes, de rencontres souvent inattendues, de lectures à plusieurs voix lui ont été nécessaires pour nous livrer une version de l’épopée à hauteur d’homme, avec pour guide Georges Auguste Marbotte, comptable et photographe pour une entreprise de travaux publics en charge d’un tronçon, qui vécut avec sa famille sur le chantier de 1903 à 1908. La Voie ferrée au-dessus des nuages ouvre une double perspective passionnante : un Chinois découvre l’histoire d’une région de la Chine, et cette histoire va lui être racontée par un Français qui l’a vécue. Une transmission d’événements et de sentiments par deux hommes vivant à un siècle d’écart et s’exprimant dans deux langues différentes.
L’épreuve des siècles
2009, Kaiyuan, Yunnan. Li se promène dans la ville comme il le fait souvent, à la recherche d’informations ou d’objets de la Chine passée. Dans un restaurant, il discute avec la clientèle et des mangeurs lui révèlent la présence d’un cimetière des étrangers. Une richesse historique, disent-ils. De ce cimetière, personne ne sait rien. Ni qui sont les personnes enterrées là, ni ce qu’ils y faisaient, ni quand ils sont morts ou pourquoi. Un début de réponse se trouve au Musée du chemin de fer du Yunnan. Un responsable croit savoir que ce cimetière contient les sépultures d’Européens qui ont travaillé sur le chantier du chemin de fer du Yunnan. Li découvre l’existence de cette ligne qui passe les gouffres, pénètre les montagnes et grimpe les à-pics. Dans le musée surgissent des engins, des ustensiles venus de France, conservés pieusement, une grande locomotive à vapeur en état de marche et des wagons, une micheline toute neuve.
Ultramoderne à l’époque, cet équipage est luxueux, fauteuil en cuir et lavabo. La femme de Chiang Kaï-Shek est venue le tester. Un des wagons d’origine est encore là, exposé en état. Les banquettes de bois sont si rapprochées que les genoux des voyageurs se frottent. Il n’y a pas de toilettes, mais le train est tellement lent que lorsque la pente se durcit, il suffit de descendre pour se soulager dans la nature et remonter prestement. Li, comme un petit garçon devant un train miniature, monte dans une locomotive, prend place dans le train. Il interroge, parle, veut tout savoir de cette histoire et des étrangers venus mourir si loin de chez eux. Le développement de la Chine urbaine, sous la poussée démographique et la croissance économique, s’est accéléré souvent au détriment de la nature et des vestiges historiques. Le cimetière des étrangers n’échappe pas à cette frénésie. Quand Li l’a découvert, il était déjà partiellement détruit. Le chemin de fer dépérit lui aussi peu à peu. Des paysans et des trafiquants volent du bois pour se chauffer, du métal pour le revendre. L’écartement n’est pas le même que dans le reste du pays, les contraintes du terrain ont obligé les ingénieurs à installer des rails plus resserrés et à importer des machines adaptées, inutilisables ailleurs. La ville est maintenant desservie par d’autres lignes, plus rapides, plus modernes, qui vont plus loin. Pour aller voir par lui-même, Li part sur la ligne du chemin de fer avec un photographe qui connaît parfaitement les lieux.Li revient sans réponse, le chemin de fer le hante, sa recherche commence à faire le tour de la ville.
Ce qu’il découvre est époustouflant. Les paysages sont grandioses, entre montagnes et forêts, les dénivelés sont impressionnants, le nombre d’ouvrages d’art intacts étonne. Certains, comme le pont sur arbalétriers, sont encore considérés par les ingénieurs comme des chefs-d’œuvre de génie civil. À le voir d’en-dessous, on se demande comment il tient accroché à la falaise par de si petites attaches. Une rencontre va donner corps à l’histoire. Le petit-fils d’un ouvrier qui participa la construction du pont rapporte à Li quelques histoires racontées par son aïeul : les ouvriers qui mouraient en masse, les conditions de travail, les maltraitances, les rails et le ciment portés par de petits chevaux chinois le long des parois, sur de minuscules rubans que parcourent des milliers d’animaux et d’hommes mélangés. Personne parmi les Européens et les soldats chinois ne compte les corps qui tombent, hommes ou bêtes. Aux questions de Li, il s’emporte : « Comment ça, des étrangers morts ? C’est impossible. Ils étaient bien traités, ils avaient à manger… de la farine, des conserves, du vin, du lait. Ils pouvaient rentrer chez eux s’ils étaient malades ! » Mais alors qui est enterré là, en ville, à des kilomètres du chantier ? L’homme n’a pas de réponse. Le chemin de fer est le résultat de l’expansion coloniale de la France en Asie à partir du Tonkin. La ligne était destinée à favoriser la pénétration des commerçants français et des soldats en Chine du sud. Les richesses minières et agricoles attirèrent les convoitises. Cette construction a été décidée conjointement avec le gouvernement impérial, qui met à disposition les terrains, facilite le recrutement et assure plus ou moins la sécurité. La dureté du travail, la brutalité coloniale alliée à celle de l’armée chinoise a laissé de douloureux souvenirs dans les populations. Li revient sans réponse, le chemin de fer le hante, sa recherche commence à faire le tour de la ville. Un ami, directeur de l’Espace francophone de Kunming, l’appelle ; il a dans ses tiroirs une collection de photos faites pendant la construction du chemin de fer. Les images sont stupéfiantes, elles matérialisent ce que Li a imaginé, à peine. Il voit enfin les milliers d’hommes qui se sont affairés pour construire cette voie ferrée au-dessus des nuages. De ces photos resurgissent des pratiques d’un autre âge. L’horreur le saisit devant un cliché montrant des têtes de condamnés exposées au public dans de petites cages en bois, ou à la vue d’une tête coupée retenue à une poutre par sa natte clouée. Les images montrent aussi de terrifiants supplices infligés aux prisonniers encagés, condamnés forcés de travailler avec une cangue de bois cadenassée autour du cou. Voilà donc ce qui attendait les rebelles ou les brigands, l’exemple devait frapper les consciences et terroriser. Le régime impérial est impitoyable, l’ordre colonial l’approuve. Les images sorties des cartons sont l’œuvre de deux Français : Auguste François, consul de France, et Georges Auguste Marbotte. L’apparition de ce dernier va bouleverser la vie de Li Kunwu et le faire voyager plus loin qu’il ne l’imaginait.
La destinée des Marbotte
Georges Auguste est comptable pour une des entreprises en charge d’un tronçon du chemin de fer. Après de mauvaises affaires en Algérie, il profite de l’opportunité de ce poste en Asie. Marié avec Blanche, professeur à l’École annexe de l’École normale d’Institutrice, il a un enfant, Jean. Blanche est enceinte d’une fille lorsqu’il part pour le Tonkin. La décision que prend la famille Marbotte doit être considérée à l’aune de l’époque. Elle est lourde et les conséquences sont imprévisibles. Ils savent qu’ils se séparent pour longtemps, plusieurs mois, plusieurs années sûrement. Georges Auguste s’embarque à Marseille le 9 août 1903 et arrive en Chine fin septembre. Les époux s’écrivent tous les deux ou trois jours. La première lettre de Blanche, écrite le 11 août, arrivera le 24 septembre à Ho Kéou, dans les mains de Georges Auguste. Le courrier est parti de France en bateau jusqu’à Saigon, sur un autre bateau jusqu’à Haiphong, puis en train vers Hanoi. De Hanoi, il emprunte une chaloupe à vapeur jusqu’à Vietry. Enfin, un cheval le porte à son destinataire en passant par Nam-Ti pour arriver à Ho-Kéou. La réponse emprunte le même chemin en sens inverse. Les nouvelles données par Blanche début septembre arriveront à Georges Auguste début octobre, et sa réponse lui parviendra mi-novembre… Il peut annoncer dans une lettre que tout va bien, rien ne dit que Blanche n’apprendra pas une catastrophe plusieurs semaines après. Seule exception, Blanche annonce la naissance de la petite Miki par télégraphe, mais un tel message coûte très cher. Partie le 28 janvier 1904, la bonne nouvelle arrive dans la matinée du 29. Pour que ce message arrive facilement et soit le moins cher possible, Blanche a envoyé à Georges Auguste un code secret qu’il devra utiliser pour lire la dépêche télégraphique. Une fois déchiffré, le texte disait : « Une petite Denise est née aujourd’hui, nous n’avons pas été surpris, tout était prêt, j’ai pu avoir les soins de madame Péloile, je vais tout à fait bien. La couche a été tout à fait normale, il n’y a aucune complication à craindre, sois bien tranquille. L’enfant est bien constituée, forte et ne demande qu’à vivre. Je suis à peu près certaine de pouvoir la nourrir. » Les premières lettres de Blanche permettent de suivre le périple de son mari. Elle chemine avec lui en pensée, pointant ses étapes sur une carte :
11 août 1903
« Mon bien bon Chéri, je ne t’étonnerai pas en te disant que ma pensée ne te quitte guère et que tout le monde ici pense à toi… Je t’aime assez pour préférer te voir loin, mais heureux, plutôt que de jouir égoïstement de ta chère présence au prix de ton repos et de ton bonheur. Pourtant, il m’est bien douloureux de penser que chaque jour augmente la distance qui nous sépare, si rien ne peut séparer deux êtres qui s’aiment comme nous ; tu dois éprouver ainsi que moi qu’on est alors jamais plus près que quand on est loin… »
17 août 1903
« Plus que deux jours de mer Rouge, mon pauvre ami, as-tu vraiment beaucoup souffert ? J’ai hâte de savoir ce qu’aura été cette partie de la traversée que je redoutais plus que le reste, aussi je ne suis pas très en train… Je voudrais être avec toi au 19, après vogue le navire vers des rivages enchantés. Je calcule qu’une lettre de Port Saïd m’arrivera entre le 20 et le 25 ; une de Suez, suivra de près : cela augmente mon impatience. » Grâce à la correspondance des époux et aux photos conservées par leur petit-fils, on peut connaître précisément la vie des hommes sur le chantier. Cette correspondance est troublante. La tendresse est dans chaque mot, l’absence et le manque surgissent sans cesse, mais les registres sont différents car les vies le sont aussi.
21 août 1903
« Hier, jeudi 20 août, en revenant de Dives… m’arrive tout ton courrier de Port Saïd. Quel bonheur ! Je n’osais l’attendre si tôt. Cette chère lettre, combien je l’ai lue et relue depuis hier. Ce matin, nous l’avons reprise, Jean et moi, pour la relire avant de nous lever… Tes jolies cartes ont été appréciées, surtout celles que tu as joliment peintes, des îles Lipari. Jean sait fort bien où elles se trouvent maintenant. » Puis suivent des lettres le 23 août, le 25 août, le 30 août, le 2 septembre… un rythme que ne ralentira pas.
2 septembre
« Ça n’est pas sans un vif plaisir, mon Ami, que je te sais débarqué à Saigon aujourd’hui et, pour quelques heures au moins sur la terre ferme… J’imagine qu’à partir de maintenant, tu auras peut-être moins de confort, mais sûrement un voyage plus pittoresque. L’avenir me l’apprendra… » Blanche fait comme si le temps n’existait plus, comme si elle allait revoir son époux le soir ou le lendemain matin. Elle lui donne des conseils alors qu’il fait escale à Colombo (conseils qu’il recevra plusieurs semaines après).
Le 12 septembre 1903
« Et maintenant, comment déjeunes-tu ? As-tu une chambre à toi ? Déjeunes-tu seul ou en commun ? Que buvez-vous et quelles précautions prend-on pour l’eau ? N’abuse pas de vin par l’effroi de l’eau : tu sais que le docteur Gaube t’a recommandé le vin très mouillé… Tes nuits sont-elles fraîches ? Quelle literie ? Si par hasard tu éprouvais des malaises persistants, écris-le moi, j’en parlerai au docteur Gaube qui trouverait bien un moyen d’en prévenir le retour. » Georges Auguste décrit beaucoup, il parle de son travail. Il ne veut pas inquiéter sa femme plus qu’il ne faut, il n’exprime pas vraiment ses peurs, ses angoisses. Il instruit son fils à distance et l’ouvre sur le monde. Arrivé à Ho Kéou, rien se transparaît de ses conditions réelles de vie, mais il écrit : « Mon Cher Petit Jean, Ces photographies sont les premières que j’ai faites ici et avec beaucoup de difficultés. Regarde-les, même si elles sont laides. » S’ensuit une longue description très détaillée des paysages et des villages, une vraie leçon de géographie, humaine et physique. Quelques jours après, il envoie à nouveau une très longue lettre à son fils et reprend des clichés. C’est aussi un moyen de détourner l’attention de sa famille sur ses conditions de vie, puisque c’est Blanche qui lit les lettres à son fils quand elles arrivent. Blanche lui narre le quotidien de la famille, des enfants, donne des nouvelles de tous ceux qui sont en France, parle un peu de son travail à l’école normale. Elle l’entretient de sa grossesse et de sa jalousie. On regarde ému se dérouler une vie de famille à distance. Les liens qui unissaient ces deux êtres ne vont pas se distendre avec l’éloignement. Quelquefois, des nouvelles l’inquiètent ; les réalités lointaines font irruption dans le quotidien de Blanche comme nous l’apprenons dans sa lettre du 30 septembre : « Hier soir avant de m’endormir, je lisais Le Matin. Mes yeux tombent sur cet entrefilet concernant l’Australien (l’entrefilet raconte le naufrage du bateau au Japon, nda). Mon cœur s’est mis à battre avec violence ; c’est fou, c’est absurde, puisqu’il y a près d’un mois que tu as quitté ce bateau et qu’il n’a eu l’accident en question que dans la mer du Japon. N’importe, ça a été plus fort que moi, et puis il m’est devenu cher, ce beau navire auquel j’ai pensé tant de fois… » Malgré les précautions qu’ils prennent tous deux pour se rassurer constamment l’un l’autre, les drames, même s’ils ne les concernent pas directement, les affectent profondément. On sent dans cette lettre que Blanche est inquiète mais qu’elle trouve une façon très douce d’en faire part à Georges Auguste pour ne pas l’alarmer ni risquer de le déranger dans son travail.
La transmission de l’histoire
Le petit fils de Georges Auguste, Pierre Marbotte, a réuni les témoignages dans un livre disponible à la bibliothèque de l’Espace francophone. Mais Li ne lit pas le français, il va donc se faire lire le livre par plusieurs jeunes femmes au gré des disponibilités de chacune…
Georges Auguste voudrait expliquer à sa femme et surtout à son fils comment il vit au Tonkin, comment il tente de vivre à la manière de ses habitants.
L’histoire d’une famille française ayant vécu au début du XXe siècle est ainsi racontée par eux-mêmes, au travers de photos et d’une correspondance poignante, puis racontée par leur petit-fils, dont les propos sont rapportés par des jeunes Chinoises à Li, l’illustrateur chinois qui redessine les photos et choisit certains passages du livre pour construire son propre récit, qu’il nous livre enfin dans La Voie ferrée au-dessus des nuages. Les mots de Blanche qui se retrouve seule en France, inquiète pour la vie de son mari, de ses besoins, bouleversée lorsqu’elle apprend que des accidents arrivent fréquemment sur le chantier, sortent tout naturellement de bouches chinoises cent ans après avoir été écrites. La vie est dangereuse, les conditions d’existence difficiles. Entre 1903 et 1910, une centaine d’Européens succombera, certains assassinés pendant les transports de piastres destinés aux salaires. Le nombre des victimes chinoises et annamites est inconnu mais autrement plus tragique : il se situe entre 60 000 et 200 000. Par chance, Georges Auguste est un homme curieux, sans a priori, tout comme Li Kunwu. Il voit dans les gens qu’il rencontre des hommes différents qu’il essaie de comprendre.
29 septembre
« Mon bon petit Jean, Depuis que je suis arrivé en Chine, j’aurais voulu t’envoyer une photographie ou un dessin te montrant dans quel joli pays je me trouve… Tu serais étonné si tu le voyais. Comme je ne comprends pas le chinois, bien des choses ne peuvent pas m’être expliquées : dans quelques temps seulement, je finirai bien par avoir des explications sur leurs mœurs et leurs habitudes. » Les lettres que Georges Auguste adressent à son fils, même un siècle plus tard, sont touchantes et empreintes de tendresse et d’amour. Une autre lettre a inquiété le petit garçon, qui ne peut qu’imaginer la vie de son père. Blanche le confie à son époux dans sa missive suivante :
Mardi 4 novembre
« L’amusant récit de tes tribulations domestiques m’a fait rire aux larmes. Jean, lui, était inquiet ; une phrase de ta lettre, mal interprétée, causait son trouble : « Remarque que les animaux des pays chauds ont la peau très dure, ainsi que les fruits », disais-tu, « exemple : les éléphants, rhinocéros, crocodiles, poires du Yunnan. » Mais maman, se lamentait le pauvre Jean qui ne partageait pas ma gaieté, il va falloir que papa fasse bien attention si’il y a des rhinocéros et des crocodiles ! C’est méchant c’est bêtes-là ! » Georges Auguste voudrait expliquer à sa femme et surtout à son fils comment il vit au Tonkin, comment il tente de vivre à la manière de ses habitants. Son fils reçoit des exemples de caractères chinois, des cartes de visite en chinois. Son père lui raconte que les Chinois et les Annamites utilisent les mêmes idéogrammes, lisent les mêmes textes mais ne se comprennent pas à l’oral. Il amuse son fils quand il dit qu’il a un interprète qui écrit les questions puis qui traduit les réponses. Il mange avec les habitants des lieux, s’habille comme eux. Son statut lui permet de fréquenter les mandarins, d’aller à cheval, de chasser. Une lettre du 6 février adressée à Jean, arrive avec un portrait de mandarin : « Ta lettre écrite la veille de notre Jour de l’an est arrivée ici au moment du Jour de l’an chinois. Le Nouvel An s’appelle le Têt. C’est une grande fête pour les Chinois. Pendant trois ou quatre jours, tous les travaux sont interrompus : on se fait des visites et des cadeaux. J’ai été rendre visite au mandarin qui est le plus important personnage d’Ho Kéou : je suis en bon terme avec lui et j’ai fait son portrait. » Blanche commente les actions de son mari, elle semble à la fois fascinée, fière de lui et inquiète. Elle désire plus que tout qu’il revienne sain et sauf.
Jeudi 3 décembre
« Ton acquisition d’un petit cheval a enchanté Jean ! Moi, je sens bien tous les avantages que tu vas tirer de ce compagnon à quatre pattes : je crains seulement qu’il stimule ton esprit d’aventure jusqu’à t’entraîner dans des parages dangereux ou malsains. Sois bien prudent. À cette condition, j’adopte Nam-Ti dans mon cœur et je lui fais mille caresses. » Chaque déplacement prend du temps et se fait à cheval par les mêmes routes escarpées que prennent les convois de matériaux. Sa passion pour la photographie lui confère un statut particulier. L’attrait pour la photographie est assez répandu à l’époque dans la petite bourgeoisie. Même si la technique des plaques de verre est très contraignante, plus encore sous des climats tropicaux et dans les conditions de vie sur un chantier de chemin de fer, elle est bien connue et la chimie est maîtrisée par les amateurs.
En photographiant le chantier et les gens qui s’y affairent, il poursuit une tradition initiée par les voyageurs qui découvrent alors la planète et par les ingénieurs qui voient dans la diffusion des images une occasion de mettre en valeur leur savoir-faire technique. L’État, lui, les utilise pour vanter le génie français. Plusieurs photos de Georges Auguste seront reprises en 1910 dans la brochure officielle publiée par la compagnie. Li Kunwu est curieux, il découvre la vie d’un Français dans une Chine qui lui est en partie inconnue. Les informations offertes par les lettres échangées l’enchantent. Il n’imaginait pas la vie de ses ancêtres à cette époque ni quelle vie pouvait mener un Européen. Il n’imaginait pas l’étonnement de ces colons industrieux face à une culture si différente de la leur. Il est fasciné par l’homme qu’il entrevoit. Sa fascination grandit quand il comprend que le comptable-photographe a convaincu sa femme de le laisser la rejoindre.Aux quatre coins du monde
En mai 1906, il revient en France. Le voyage qu’il entreprend est tout aussi spectaculaire qu’à l’aller. Plutôt que de faire le chemin inverse par l’Inde et la mer Rouge, Georges Auguste choisit de rallier Hong Kong, puis Formose, Kyoto et Tokyo, qu’il visite. De là, il prend le paquebot jusqu’à Vancouver, puis le train jusqu’à New York en passant par Chicago, les Chutes du Niagara, Toronto et Montréal. Il arrive au Havre le 12 juillet, son périple a commencé le 7 mai et il boucle le tour du monde. Deux mois en France lui suffisent pour organiser le départ de toute la famille, dont une fillette de deux ans. Deux mois pour faire connaissance avec sa fille, qu’il n’a jamais vue, et pour reprendre contact avec son fils qui a bien grandi. Cette entreprise dresse un portrait en creux de Blanche Marbotte. Elle connaît les conditions de voyage et la vie autour du chantier, mais elle ne semble pas hésiter.
« Un voyage au Pays de l’imprévu. » — Blanche Marbotte
Partir pour une telle aventure avec de jeunes enfants n’est pas banal. Son journal lui permet de se confier ; elle n’a pas de doute mais il est le dépositaire de sa découverte du monde. Elle décrit dans un style fluide et vif les différents ports, les escales, les gens, les paysages, les odeurs et les sons… Elle regarde évoluer ses enfants au contact des autres, la façon dont ils supportent mieux qu’elle la chaleur ou la moiteur de l’air. Les parents Marbotte laissent leurs deux enfants s’emplir du monde nouveau qu’ils découvrent ensemble. Plus le but du voyage s’approche, plus le voyage est éprouvant. Plus les moyens de transport rapetissent, plus l’inconfort s’accroît. La saleté et le danger sont plus présents. Les typhons n’altèrent pas le moral et la santé des enfants, les inondations non plus. Partis le 16 septembre, les Marbotte découvrent leur maison le 1er novembre. La dernière semaine est décrite par Blanche comme « un voyage au Pays de l’imprévu ». Une centaine de kilomètres dont 70 à cheval sur des chemins abrupts et dangereux, dans la jungle. Blanche et les deux enfants comprennent ce que vont être leurs conditions de vie. Elle fait la rencontre des Européens qu’elle va côtoyer pendant son séjour. Il y a des familles, les gens sont accueillants. Certains vivent dans un confort relatif, d’autres à la dure dans des campements sommaires. La famille s’installe, Georges Auguste reprend son travail, Blanche fait la classe à ses enfants. Des voisins, la famille Bozzolo, se rapprochent des Marbotte. Ils deviennent amis et cette amitié perdurera après le retour de chacun en Europe. Un gramophone leur permet d’organiser de petits bals, Jean reçoit un cheval. Georges Auguste continue de prendre des photos mais cette fois, il dresse la chronique de la vie de sa famille. Son bonheur et sa fierté sont visibles sur les clichés. Les promenades et les découvertes de la nature luxuriante rythment le journal de Blanche. Elle tient le compte des départs et des arrivées qui se font plus nombreuses à mesure que le chantier se développe. L’insatiable curiosité des deux époux les conduira à explorer la région.
Blanche se reconstruira une vie sociale, car d’autres femmes ont accompagné ici leur mari. Jean se joindra à son père lors de nombreuses missions sur le chantier, en promenade à cheval ou à la chasse. D’après son fils, il en gardera un souvenir impérissable. Le séjour durera deux années, de 1906 à 1908, et s’achève pour plusieurs raisons. Le contrat de Georges Auguste prend fin, il n’en recherchera pas un autre car des troubles armés ont éclaté près de chez eux entre avril et juin. L’armée chinoise a férocement réprimé la révolte mais le feu couve et le danger est permanent. Enfin et surtout, la santé de Blanche est fragile, depuis quelques temps son cœur donne des signes de fatigue. Rentrée en France, la famille Marbotte retrouve une vie « normale » après ces années passées au loin. Pour peu de temps, car Blanche est hospitalisée en février 1909 pour une opération sans gravité. Elle succombe pourtant à un embolie pulmonaire le 6 mars. Georges Auguste redevint comptable, se remaria avec une amie de Blanche et disparut en 1936. Jean s’est éteint en 1970 après une carrière d’ingénieur et Miki, leur fille, est morte à plus de cent ans… Le train du Yunnan a été inauguré le 4 avril 1910. L’album de Li Kunwu s’achève sur sa rencontre avec Pierre Marbotte, venu à Kunming pour une exposition, et sur une question : une telle histoire pourrait-elle intéresser les Français ? En dépit de son enquête, l’énigme n’a pu être élucidée par Li : nul n’a pu lui dire qui sont les étrangers enterrés dans le cimetière abandonné.Couverture : le Yunnan, par Will de Freitas.