Parizza

Dans les allées du Parc des expositions de la porte de Versailles, à la lisière de la capitale, les effluves d’huiles d’olive fruitées, de tomates cuites et d’autres senteurs indescriptibles se mêlent au brouhaha des visiteurs. Le salon  Parizza marie innovation et traditions. À l’extrémité de ces chemins bardés de logos de sponsors culinaires italiens, des silhouettes vêtues de blanc ou de noir s’activent par petits groupes, entourées par d’autres, semblables, chronomètre en sautoir. Autour d’elles, les gens tendent leur téléphone à bout de bras, immortalisent la sortie victorieuse d’une pizza d’un four à gaz et slaloment entre les 400 exposants du salon vers les présentoirs de dégustation.

Yoan Garcin
Crédit : Sandwich & Snack Show

D’un fournisseur à l’autre, Yoan Garcin déambule lui aussi entre les stands du pavillon 7.2. « Aujourd’hui, c’est la première fois en quatre ans que je fais le tour du salon », affirme ce pizzaïolo du Puy-de-Dôme, pourtant habitué du lieu. « Les années précédentes, j’étais là en tant que participant au championnat de France de pizza. L’ambiance du concours est un peu stressante, alors pendant la journée, on se met dans notre bulle. On va à l’hôtel, on fait nos préparations et on se concentre un maximum pour commettre le moins d’erreurs possibles le jour J. » Conjugués à un entraînement de plusieurs mois, ses efforts s’étaient soldés par une belle victoire : champion de France de pizza 2017. Il avait fait fondre le jury avec « L’Italienne », une pizza recouverte d’une crème d’asperges subtilement garnie d’artichauts poêlés, de motsetta en chiffonnade et d’asperges marinées. Cette année, en bon gagnant, l’ancien informaticien de 37 ans pose son séant à la table des juges.

Du mercredi 4 au jeudi 5 avril, Yoan Garcin et plusieurs dizaines de juges devaient évaluer 140 candidats pour couronner le champion de France 2018. Ce salon Parizza se tenait conjointement à deux autres événements, le Japan Food Show et le Sandwich & Snack Show ; signe que la pizza est souvent assimilée au fast-food. Dans cet univers qui a le vent en poupe (un chiffre d’affaires de 51 milliards d’euros, soit trois fois plus qu’il y a quinze ans selon Gira Conseil), sa popularité faiblit légèrement en France (11 pizzas consommées par an par habitant en 2017, soit une de moins que l’année dernière). Plat gourmand par excellence, elle est réputée moins saine que d’autres snacks comme les sushis ou les bagels.

C’est pourquoi l’annonce de la nutritionniste étasunienne Chelsea Amer a paru aussi bizarre que des tranches d’ananas sur une Margherita. « Vous pourriez être surpris de découvrir qu’une part moyenne de pizza et un bol de céréales avec du lait entier contiennent presque la même quantité de calories », a-t-elle confié au Daily Meal le 26 janvier 2018. « Mais la pizza renferme un punch protéiné beaucoup plus important, qui vous gardera plein et stimulera la satiété tout au long de la matinée. » Son analyse a interloqué tout le monde, faisant réagir de nombreux médias anglo-saxons. Et si la pizza était en définitive bonne pour la santé ?

Succédanés

Difficile pour les professionnels de séparer la pizza de son étiquette fast-food. Elle est généralement considérée comme incompatible avec un régime alimentaire sain et équilibré. Aux côtés des burgers, des frites et des beignets, la pizza entre au paradis de la malbouffe, au son de trombones hurlants et d’applaudissements énergiques. Pour rassasier l’acheteur à moindre coût, la haute teneur en graisse des pizzas industrielles s’associe régulièrement avec un substitut de fromage (le lygomme ACH Optimum, autorisé depuis 2009) et une base de sauce tomate qui n’en possède généralement guère que le nom (avec 40 % de teneur en tomate pour les pizzas industrielles).

Crédits : Evelyn/Unsplash

À l’origine une spécialité régionale, la mythique pizza est aujourd’hui un des mets les plus populaires au monde. Elle ne s’accroche à aucune langue et à aucune confession. On la retrouve dans la rue ou dans des films, sur les plateaux télé du dimanche soir ou revisitée à la truffe dans les grandes assiettes des palaces. Sur place ou à emporter, faite maison ou industrielle, la pizza se prépare, s’achète ou se mange sous toutes ses formes et s’adapte aux goûts locaux. Chaque pays la réalise à sa sauce. Depuis l’ananas controversé en Californie aux petits pois au Brésil en passant par la pieuvre au Japon et la fraise en Corée du Sud, toutes ces pizzas sont liées par une pâte levée cuite au four à bois, à gaz ou électrique. Elles possèdent généralement une seconde base commune : du fromage et de la tomate.

Si l’on analyse séparément ces ingrédients, ils sont d’excellents apports nutritionnels. Les tomates cuites contiennent par exemple plus d’antioxydants que les tomates crues, selon une étude menée par des chercheurs de l’université de Barcelone datant de 2015. Le fromage est connu pour être une bonne source de calcium, un nutriment essentiel à la santé des os, la coagulation du sang, la cicatrisation des plaies et le maintien d’une pression artérielle normale. Comme les viandes, l’œuf ou les légumineuses, le fromage est également riche en protéines, élément indispensable pour le bon fonctionnement de l’organisme.

Cependant, selon une étude de l’université de Caroline du Sud réalisée en 2014, un régime trop riche en protéine augmenterait le risque de décès et serait même plus nocif que la cigarette. En outre, le fromage peut être riche en calories, en sodium et en graisses saturées. Il est par conséquent essentiel de le consommer avec modération et de miser sur les amandes, les olives ou le brocoli pour alterner les apports en calcium. Les apports journaliers conseillés chez un adulte avoisinent les 900 mg selon l’activité physique. 28 grammes de cheddar fournissent déjà 20 % de cette ration quotidienne. Une alimentation riche en sodium et en graisse saturée est susceptible d’augmenter le risque d’hypertension artérielle, de surpoids, de maladies cardiovasculaires et de diabète.

Un rapport du Comité consultatif sur les directives diététiques (DGAC) publié en 2015 préconise une consommation de graisses saturées limitée à 20 à 35 % des calories quotidiennes. Pour un régime de 1 800 calories par jour, il recommande moins de 18 grammes de ces mêmes graisses. Sachant que 28 grammes de cheddar contiennent environ 6 grammes d’acides gras saturés, la modération est de mise, une fois de plus.

« Dire que la pizza vient des Égyptiens, des Grecs ou des Romains est un gros raccourci. »

Tout est donc une question de choix et de qualité des composants, ce que confirme une étude réalisée en 2013 par un groupe de chercheurs de l’université de Glasgow. « Avec les bons ingrédients et les bonnes proportions, la pizza peut faire partie d’un repas équilibré sur le plan nutritionnel. » L’objectif de cette étude était de créer une pizza nutritionnellement parfaite que les gens prendraient plaisir à manger. Ses auteurs ont par exemple utilisé des algues dans la pâte pour réduire la teneur en sel, et ajouté du poivron dans la sauce tomate pour un supplément de vitamine C. Les résultats ont montré que 77 % des adultes et 81 % des enfants interrogés disaient préférer cette pizza à celles qu’ils consommaient généralement.

Aussi, les effets de la pizza sur la santé sont contrastés car elle existe sous de nombreuses formes et saveurs, et ce depuis son origine. Vieille de 3 000 ans, son histoire révèle autant de choses sur les êtres humains qui la préparaient que sur ceux qui la consommaient.

Bonne pâte

Pour Zachary Nowak, historien de l’alimentation et chercheur à Harvard, remonter aux origines précises de la pizza n’est pas chose aisée. « Dire que la pizza vient des Égyptiens, des Grecs ou des Romains est un gros raccourci. Effectivement, depuis l’Antiquité, on retrouve des traces de pains plats dans tous les livres de recettes du monde. Mais cela revient par exemple à dire que vu que les gens cuisinent du porc en Chine, les saucisses de porc italiennes viennent de Chine. La pizza est juste un pain plat. Ce type de préparations est consommé à travers le monde et les gens y disposent simplement une garniture propre à leur culture. »

La reine Marguerite de Savoie

Si la version la plus similaire à celle que nous consommons aujourd’hui est née à Naples, c’est parce qu’au XVIe siècle, cette ville est – après Paris – la deuxième agglomération la plus densément peuplée d’Europe avec 300 000 habitants. « À cette époque, beaucoup de Napolitains vivent dans des bidonvilles sans cuisine. Ils ne peuvent pas cuisiner chez eux et n’ont pas beaucoup d’argent », relate NowakLa pizza résout ces deux problèmes. Elle devient la street food locale par excellence dont la pâte molle se déguste repliée entre le pouce et l’index. Il existe également un système de crédit qui permet de payer la pizza huit jours après l’achat. « C’est vraiment le manque d’espace pour cuisiner et d’argent qui a aidé la pizza à s’épanouir. La pizza aurait donc pu naître ailleurs, mais c’est bien à Naples qu’elle a émergé », conclut l’historien.

En ce temps-là, on ne parle pas encore de sauce tomate. La pizza est « blanche » et surtout duelle : il existe une pizza sucrée pour la noblesse et une pizza salée pour la plèbe, sorte de galette grossière, peu chère et extrêmement bourrative. Uniquement recouverte d’huile ou de saindoux avec des herbes pour la seconde et d’une garniture plus élaborée pour la première. On est encore loin de la Marinara de chez Domino’s. Avec la découverte et la colonisation du « Nouveau Monde », le XVIIe siècle ramène par les flots un petit fruit rouge essentiel pour la transformation finale de la pizza : la tomate. Il s’agit d’un aliment riche en antioxydants, notamment grâce au lycopène. Responsable de sa couleur rouge, ce pigment est un composant essentiel du célèbre régime méditerranéen. Plusieurs chercheurs ont même suggéré les propriétés anticancéreuses du lycopène, d’ailleurs davantage assimilé quand la tomate est cuite, comme le montre une étude italienne publiée en 2003.

Du XVIIIe au XIVe siècle, la pizza se développe dans cette ville méditerranéenne et entre définitivement dans sa tradition culinaire. Elle est toujours un plat du pauvre et à la fin du XVIIIe naissent les premières pizzerias. Désormais, on les consomme également près des feux de bois qui les ont vues naître. Fondée en 1780, la pizzeria di Pietro e Basta Così affirme fièrement être l’une des premières de la ville. Aujourd’hui, l’établissement est connu sous le nom de Pizzeria Brandi. Un précieux document, témoin de la reconnaissance de ce plat au XIVe siècle, y est même conservé : une lettre de la reine d’Italie, Marguerite. En juin 1889, Marguerite de Savoie – en visite à Naples avec son mari de roi Umberto Ier –, déguste une pizza tomate-mozzarella-basilic inventée spécialement pour elle. La légende dit que la souveraine apprécie tellement ce plat qu’elle félicite chaudement son créateur, le pizzaïolo Raffaele Esposito. La fameuse lettre a été encadrée dans la pizzeria et Esposito a donné le nom de la reine à une pizza célèbre dans le monde entier : la Margherita.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la pizza napolitaine reste cantonnée à sa ville de naissance. Ce n’est que dans les années 1960-1970 que le reste de l’Italie cuisinera la pizza telle qu’on la connaît aujourd’hui. Quelques années auparavant, la pizza napolitaine est emmenée dans les valises des immigrés italiens par-delà l’Atlantique, prête pour une transformation haute en couleurs.

L’effet pizza

Entre 1860 et le début de la Première Guerre mondiale, près de 4,5 millions d’Italiens émigrent vers les États-Unis, emportant leur culture avec eux. Les expatriés napolitains adaptent leur pizza aux goûts étasuniens, ce qui donne naissance à la « pizza américaine » avec cette pâte épaisse et cette garniture généreuse que nous lui connaissons. Les recettes plus carnivores et couvertes de fromage font décoller les niveaux de glucides, de sodium ou de protéines. Elles inspireront les futures pizzas industrielles. Pour Zachary Nowak, cet épisode est historiquement totalement prouvé. « La pizza a bien été emportée aux États-Unis par des expatriés italiens et reformulée selon la mode locale. Et cela s’est passé ainsi partout dans le monde. Si l’on va à Hawaï par exemple, on a de l’ananas dessus. Une horreur pour les Italiens. » 

Une mosaïque de la première moitié
du IIIe siècle, à Saint Romain-en-Gal

Pour certains chercheurs, la diffusion de la pizza à travers le reste de l’Italie s’est opérée après sa modification outre-Atlantique. Stephen Jenkins, professeur d’études religieuses à l’université d’État Humboldt, en Californie, parle d’un « effet pizza ». Il s’agit d’un phénomène de rétroaction dans lequel les éléments d’une culture sont repris et transformés par une autre société avant d’être implantés à nouveau au berceau. Selon lui, après avoir été réinterprétée aux États-Unis, la pizza est revenue en Italie dans les années 1960 et s’est enfin diffusée dans toute la Botte.

Mais à en croire Zachary Nowak, aucune source fiable ne confirme ce schéma. « L’effet pizza est une hypothèse intéressante mais pour l’instant basée sur du vent. Il n’y a aucune preuve de cela. Si le marché de la pizza en Italie était dominé par des grandes chaînes américaines comme Pizza Hut et Domino’s, je comprendrais. Mais dans le cas présent, la majorité de la production des pizzas italiennes vient de petits producteurs. » 

Nowak pense que les causes plus probables du développement de la pizza en Italie dans les années 1960-1970 sont tout autres : le développement économique, la popularisation de l’aperitivo ou encore la mobilité grandissante des citoyens européens. En outre, chaque région avait déjà une sorte de pain plat à l’époque. « L’Ombrie, par exemple, possédait un mets appelé la torta al testo qui ressemble beaucoup à une pizza, sans la sauce tomate. Quand la pizza est arrivée en Ombrie, les gens se sont dits que c’était une sorte de torta al testo et qu’ils devraient donc aimer cela. C’est pourquoi la pizza s’est si bien incorporée dans le patrimoine culinaire italien. » C’est justement pour protéger la pizza traditionnelle napolitaine de sa globalisation que Naples et ses associations de pizzaïolos s’attellent depuis des années à faire reconnaître leur savoir-faire.

Un tournemain

Le 7 décembre 2017, l’UNESCO annonçait l’entrée de l’art du pizzaïolo napolitain au Patrimoine immatériel de l’humanité. Plus qu’un jet de pâte en l’air, il s’agit d’un tour de main vieux de plusieurs siècles qui mêle « chansons, sourires, technique et spectacle », précisait le dossier de candidature italien. « La pizza est devenue un patrimoine universel, beaucoup dans le monde ne savent même pas que c’est italien », a assuré à l’AFP le ministre italien de la Culture, Dario Franceschini, dégustant comme de juste une pizza encore fumante. « Cette décision de l’Unesco va établir la vérité une fois pour toutes : la pizza est un plat mondial, mais elle est née à Naples, dans ce four. »

Une partie du jury, au championnat de France 2018.
Crédit : Sandwich Snack Show

Un texte est même paru il y a quelques mois au Journal officiel italien, rappelant des principes essentiels pour coller à la véritable recette : une pizza circulaire de 35 centimètres maximum, avec un type d’ingrédients bien précis, une cuisson courte à feu très chaud (485°C), des garnitures à respecter, etc. Un label « spécialité traditionnelle garantie » récompense depuis lors les restaurants respectant les anciennes techniques de fabrication, et se fait gage de la qualité et de l’intérêt nutritif des pizzas non-industrielles et traditionnelles.

Quand la nutritionniste étasunienne Chelsea Amer préconise de manger de la pizza au petit déjeuner, elle parle d’une part « moyenne ». Mais il y a une grande différence entre celles vendues au rayon surgelé et celles conçues par les participants du championnat de France, à Parizza. Au même titre que la reconnaissance de l’Unesco, la compétition présente donc « un grand intérêt », reprend Yoan Garcin d’une voix forte pour couvrir la clameur ambiante du pavillon. Ces marques de distinction estompent l’étiquette fast-food qui est souvent collée à la pizza. La fin du salon est proche, les résultats du concours ne vont pas tarder à tomber. Micro à la main, le jury annonce d’une voix forte, portée par des applaudissements fournis la victoire de Farid Seghari, heureux pizzaïolo de la Regina di Napoli à Aix-en-Provence. Un prix qui récompense le prestige d’une pizza belle et bonne pour la santé.


Couverture :