C’est une première en France. Pour son édition 2021, le Guide Michelin a récompensé d’une étoile le restaurant vegan ONA (pour « Origine non animale »), ouvert par la cheffe Claire Vallée à Arès en Gironde, en 2016. Une reconnaissance sans égale pour le restaurant éthique, qui officialise en quelque sorte le respect du monde de la haute gastronomie pour une cuisine aussi raffinée qu’engagée.
« J’ai été prévenue jeudi soir par le guide Michelin et là, c’est comme si un train m’était passé dessus. Je ne me rends pas compte », a confié la restauratrice de 41 ans. Elle a d’ailleurs été auréolée d’une seconde étoile, verte celle-ci, qui récompense des restaurants écoresponsables. « Deux d’un coup, c’est beaucoup ! » Peut-être est-ce un signe que l’ère vegan est bien arrivée.
Tués dans l’œuf
Au fond de la poubelle, une forêt d’ailes déplumées et de pattes inertes émerge d’un informe duvet jaune, parsemé de morceaux de coquilles. Dans ce charnier de canetons, quelques becs piaillent désespérément. Personne n’entend leur cri au domaine de la Peyrouse, une exploitation située à Coulounieix-Chamiers, en Dordogne, et rattachée au lycée agricole de Périgueux. En 2019, son foie gras a reçu la médaille d’or au concours général agricole. Pour le produire, les femelles sont pourtant envoyées au bac équarrissages où, à peine sorties de l’œuf, elles meurent de faim ou d’étouffement. Leur foie est trop petit ou trop nervuré pour être utilisé. Près de 35 % des éclosions sont ainsi perdues.
De leur côté, les mâles sont élevés quelques semaines avant d’être gavés à la pompe pneumatique. En 2018, 30 millions de canards et 260 000 oies ont reçu ce traitement dans l’Hexagone, ce qui a envoyé à la mort quelque 16 millions de femelles. Selon la directive européenne du 20 juillet 1998, « les méthodes d’alimentation et les additifs alimentaires qui sont source de lésions, d’angoisse ou de maladie pour les canards, ou qui peuvent aboutir au développement de conditions physiques ou physiologiques portant atteinte à leur santé et au bien-être ne doivent pas être autorisés. » Mais le texte n’a jamais été transposé en Hongrie, en Bulgarie, en Espagne, en Belgique et en France.
En revanche, la loi autorise l’élimination des femelles par gazage ou broyage, auxquels le domaine de la Peyrouse a donc préféré l’entassement. « Les pratiques de cet établissement constituent un délit », pointe Sébastien Arsac, porte-parole de L214. Dans une vidéo publiée mercredi 11 décembre, cette association de défense des animaux dévoile des images tournées au sein de l’établissement en octobre et novembre. Elles ont été transmises à la Direction départementale de la cohésion sociale (DDCSPP) qui a constaté, lors d’une inspection, « le recours à une méthode non réglementaire d’euthanasie par asphyxie des canettes à l’issue du sexage ».
Mis en demeure de se conformer à la législation, le domaine de la Pérouse s’est semble-t-il exécuté. « Dès l’éclosion suivante, le 26 novembre, la DDCSPP a constaté la mise en œuvre de dispositions conformes à la réglementation garantissant l’euthanasie immédiate », a appris Le Monde. Pour le montrer, le directeur de l’exploitation, François Héraut a reçu les caméras de France 3. « Quelle que soit la méthode d’euthanasie c’est une phase douloureuse, peu glorieuse et très mal comprise du grand public », indique-t-il avant d’ouvrir la porte de la salle où les canetons sont désormais broyés. Mais il refuse de laisser ce grand public examiner cette pratique, en demandant aux journalistes d’arrêter de filmer.
François Héraut a raison. Quelle que soit la méthode d’euthanasie c’est une phase douloureuse, peu glorieuse, voire carrément écœurante pour beaucoup de Français. Selon un sondage de 2017 réalisé par l’institut Yougov à la demande de L214, 58 % d’entre eux sont favorables à l’interdiction du gavage contre 51 % en 2015, 47 % en 2014 et 44 % en 2013. Si le foie gras « fait partie du patrimoine culturel et gastronomique protégé en France », aux termes de l’article L654-27-1 du code rural et de la pêche maritime, l’article L214-1 du même code énonce quant à lui que « tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ». L’association lui doit d’ailleurs son nom.
Or, les canards mulards gavés au domaine de la Peyrouse et ailleurs « sortent du laboratoire », observe Brigitte Gothière, co-fondatrice de L214. Leur espèce a été élaborée par l’homme en sorte qu’ils ne savent pas voler et que leur foie développe une stéatose hépatique. « Ça peut virer en cirrhose », ajoute Brigitte Gothière. L’association demande donc l’interdiction du gavage mais aussi, plus largement, une réduction de la cruauté faite aux animaux. « Il faut qu’on réussisse à sortir d’un système qui les tue pour les manger », estime la co-fondatrice. En une minute, 2400 bêtes périssent dans les abattoirs français.
Tout êtres sensibles qu’ils sont d’après l’article L214-1, les animaux « sont soumis au régime des biens », précise l’article 515-14 du code civil. On peut donc en être propriétaire et « sous réserve des lois qui les protègent » disposer de leur mort. C’est pourquoi Brigitte Gothière juge que « nos lois doivent évoluer de façon à permettre aux animaux de prendre leur place pleine et entière. Ça ne veut pas dire donner un droit de vote aux poules mais leur accorder une considération équivalente. D’ailleurs, des juristes s’intéressent à la question. »
La théorie et la pratique
Michael Mansfield ne peut pas toujours gagner. Surnommé « Moneybags Mansfield » pour sa capacité à empocher le pactole lors de procès médiatisés, cet avocat britannique a signé une tribune, le 3 décembre 2019, appelant à voter pour les travaillistes aux élections législatives britanniques, seuls à même de garantir « un futur promettant une éducation, une santé, des emplois et des logements décents, ainsi que des solutions durables à la crise climatique ». Hélas pour lui, la gauche a subi une défaite cinglante. Alors l’homme de 77 ans s’est lancé un autre défi, lui aussi très compliqué. Il plaide pour l’interdiction de la viande : « Vu les préjudices que la consommation de viande fait à la planète, il n’est pas absurde de penser que ce sera un jour illégal. »
Si cette perspective peut sembler surréaliste, il en allait de même il y a quelques années pour l’interdiction de fumer à l’intérieur, appuie-t-il. « Nous savons que les 3 000 plus grosses entreprises au monde sont responsables de plus d’1,5 billion de livres de dommages à l’environnement, et la viande et les produits laitiers sont en tête de liste. Nous le savons parce que les Nations unies nous l’ont appris. » L’avocat se réfère à un rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) paru en août 2019. Ce document recommande de manger plus d’aliments à base de plantes afin de « mitiger et d’atténuer » le dérèglement climatique, tout en engendrant « des bénéfices pour la santé humaine ».
Les assiettes française avaient beau recevoir 12 % de viande en moins en 2016 qu’en 2007, selon une étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc), les végétariens ne représentent que 2 % de la population. La tendance est à la baisse ailleurs en Europe. Une étude publiée par la revue Nature en 2018 affirme que les habitants des pays occidentaux doivent réduire de 90 % leur consommation de viande au profit des fruits et des légumineuses de manière à de minimiser l’impact de l’alimentation humaine sur l’environnement. « Un régime végétarien est la meilleure façon de réduire votre impact sur la planète », observe un des chercheurs impliqués, Joseph Poore.
Encore faut-il le pouvoir. Atteinte par les symptômes de l’arthrite auto-immune dès l’âge de 2 ans, l’Américaine Mikhaila Peterson a tout essayé pour se soigner. Après avoir eu les chevilles et les hanches remplacées à 17 ans et avoir essayé une tonne de médicaments, elle a décidé d’éliminer des aliments. Peu à peu, elle s’est rendue compte que seule la viande ne provoquait pas d’éruptions cutanées. Elles a donc adopté un régime uniquement carné qui, malgré son manque de diversité, réglait bien ses problèmes.
« J’ai une théorie », sourit-elle. « Dans le corps, les plantes libèrent des protéines qui peuvent traverser l’intestin de certaines personnes et passer dans le sang. C’est ce qui entraîne des réactions inflammatoires. » Ces protéines seraient aussi responsables des intolérances au gluten. Et Mikhaila Peterson y est visiblement si sensible qu’elle a dû se contenter de viande, où elles ont déjà été digérées par un animal. Cela dit, le « régime du lion » adopté par la jeune femme risque d’entraîner des graves désordres sur le long terme.
« Physiologiquement, c’est une très mauvaise idée », affirme le spécialiste de l’écologie microbienne américain Jack Gilbert. « Vos cellules risquent de manquer d’acides gras, vous pouvez avoir des problèmes cardiaques et tout votre microbiote sera dévasté. » Les apports en protéines, glucides et les graisses contenus par la viande peuvent en revanche être trouvés dans les végétaux. Sauf cas extrême, comme celui de Mikhaila Peterson, il vaut donc mieux manger de tout, sauf de la viande, que le contraire.
« On sait se nourrir autrement », défend Brigitte Gothière. Une telle conversion peut passer par l’émotion ressentie devant des vidéos comme celle du domaine de la Peyrouse, mais « cette émotion nous guide dans notre raisonnement car il y a quelque chose d’injuste dans le fait de manger des animaux », ajoute-t-elle. « Nous ne sommes pas en situation de survie mais nous faisons passer notre envie de manger un steak avant la nécessité de ne pas infliger de souffrance à un animal. »
Une interdiction de la viande porte toutefois le risque de « provoquer une réaction défensive qui aliénerait à la cause des gens qui pourraient être convaincus que nous devons faire quelque chose contre le dérèglement climatique », considère Lorraine Withmarsh, professeure de psychologie environnementale à l’université de Cardiff. S’il y a donc quelque chose à bannir, c’est le modèle agricole qui engendre le plus de souffrance animale et les plus grands dégâts sur la planète. Et les consciences suivront.
Couverture : Stijn te Strake