La disparition
Au milieu du brouillard qui épaissit la nuit de ce 11 mars 1989, l’hôtel Sheraton de South Padre se détache dans la lumière de deux phares. Une Ford Mustang approche. Elle vient de contourner un lagon pour atteindre le sud de cette bande de terre située le long de la côte texane. Le Mexique est à deux pas, les vacances enfin là. Après neuf heures de route depuis Austin, quatre jeunes hommes vont enfin profiter du Spring Break. Mark Kilroy étudie à l’université du Texas, Bradley Moore et Bill Huddleston à la Texas A&M et Brent Martin à l’Alvin Community College. Ils se sont rencontrés sur les terrains de baseball et de basket d’un lycée de Santa Fe.
Le dimanche suivant, la Ford Mustang rallie Brownsville et traverse la frontière pour arriver à Matamoros, de l’autre côté du Rio Grande. Cette ville mexicaine sans charme possède pour tout avantage une enfilade de bars et de discothèques bon marché sur l’avenue Alvaro-Obregon. Il y a notamment le Sergent Pepper’s, où le quatuor danse ce soir-là jusqu’à 2 h 30 avant de rentrer à l’hôtel. Son choix se porte le lendemain sur El Sombrero puis sur le Hard Rock. De nouveau, les quatre amis s’entendent pour retourner à la Mustang. Mais alors que Bill Huddleston se soulage contre un arbre en chemin, il aperçoit un Mexicain près de Mark Kilroy. « J’ai pensé qu’il le connaissait », raconte-t-il. « Je l’ai entendu dire quelque chose comme “On ne s’est pas déjà vu quelque part ?” ou “Quand est-ce qu’on s’est vu pour la dernière fois ?” »
Lorsque Bill Huddleston regagne le groupe, Mark Kilroy manque à l’appel. Il ne se montre ni dans les environs, ni à la voiture. Quelqu’un pourrait l’avoir ramené à l’hôtel, pensent ses amis avant de trouver leur chambre vide. « N’ayant toujours pas de nouvelles au réveil, nous nous sommes rendu compte que quelque chose n’allait pas », narre Bill Huddleston. Au bout de deux jours de vaines recherches, la police soumet Bradley Moore aux questions d’un hypnotiseur. Pendant la séance, ce dernier explique avoir vu Mark Kilroy s’entretenir avec un homme hispanique portant une cicatrice au visage. C’est maigre. L’avis de recherche distribué à 20 000 exemplaires par les parents du disparu ne paye pas davantage. Qu’ils se manifestent pour récolter la récompense de 15 000 dollars promise ou après avoir vu l’épisode de l’émission criminelle America’s Most Wanted consacré à l’affaire, les témoins n’ont en fait rien vu de probant.
Début avril, soit près de trois semaines après la disparition de Mark Kilroy, la police arrête un homme de 22 ans dans le cadre d’une opération de lutte contre le trafic de drogues. Elio Hernández Rivera balance quelques noms et évoque le ranch de sa famille, à l’ouest de Matamoros. Sur place, à Santa Elena, le commandant Juan Benítez Ayala et ses hommes saisissent 34 kilos de cannabis. Comme ils en ont pris l’habitude, les policiers montrent aussi une photo de Mark Kilroy au gérant de la propriété. À leur grande surprise, l’étudiant américain est passé par ici, révèle l’homme en pointant un cabanon et un enclos postés en hauteur. À la fin de leur ascension, une odeur de mort cueille les enquêteurs à froid. Les restes de douze hommes, dont Mark Kilroy, sont enterrés là. Trois autres seront retrouvés dans les parages.
Certaines victimes ont été découpées au couteau, d’autres tuées par balle. L’une a manifestement été brûlée, une autre pendue. La plupart sont défigurées. Il manque souvent le cœur, les oreilles, les yeux et les testicules quand ce n’est pas la tête entière. Mais la découverte macabre ne s’arrête pas là. À l’intérieur du cabanon, du sang est étalé à l’aplomb de bougies encore allumées. Dans une bouilloire en fer, un cerveau humain calciné accompagne une tortue rôtie. Pêle-mêle, on trouve des cheveux humains, des organes d’animaux, des coquilles de noix de coco, des cigares, de la liqueur de canne et une machette. Cet « abattoir humain », dixit un témoin, laisse le lieutenant George Gavito « sans voix ».
D’après Elio Hernández Rivera, les victimes ont été sacrifiées selon un rituel bien précis, afin de protéger le groupe de trafiquants. Deux d’entre eux portent, à en croire la rumeur, des colliers en vertèbres humaines visant à arrêter les balles. Un autre exhibe fièrement une série de marques témoignant de son statut de « tueur ». Il n’est toutefois pas responsable de la mort de Mark Kilroy. Tous les suspects arrêtés affirment qu’El Padrino s’en est personnellement chargé. Ce « parrain » s’appelle Adolfo de Jesús Constanzo. À seulement 26 ans, il est présenté comme le chef spirituel d’une organisation mafieuse baptisée « Los Narcosatánicos ».
Los Narcosatánicos
En suivant les traces laissées dans l’arrière-pays de Matamoros, la police remonte jusqu’à Miami. Né dans la ville de Floride en 1962, Adolfo de Jesús Constanzo fait ses premiers pas sur un plancher couvert de sang et d’encens. Sa mère, Delia Aurora Gonzalez del Valle, pratique la santería, un culte cousin du vaudou dont les racines plongent tant dans des croyances africaines que dans la liturgie chrétienne. Comme d’autres migrants originaires de Cuba, où vit une grande partie de ses 100 millions d’adeptes, elle pratique à l’église Lukumi Babalu-Aya de Miami. Des sacrifices d’animaux y sont perpétrés. À la maison, la jeune mère en reproduit une version violente, déposant des dépouilles d’oies ou de poulets devant les portes de voisins avec lesquels elle se dispute.
Adolfo n’a probablement jamais connu son père. Baptisé avant d’avoir deux ans par un prêtre du culte palo mayombe, une variante de la santería, il est aussi initié au catholicisme. Du quartier de Coral Park Estates où il est élevé avec deux frères et une sœur, le jeune garçon rayonne dans les bars gays de la ville et il est appréhendé deux fois pour vol. En 1983, tandis qu’il a arrêté ses études sans autre diplôme que son bac, le fils Constanzo tente sa chance dans le mannequinat à Mexico. Il devient le maître à penser de trois amants, Martin Quintana Rodriguez, Jorge Montes et Omar Orea Ochoa. Après la profanation d’un cimetière pour y exhumer des os humains, le gourou commence à se faire une petite réputation. Il recrute même des disciples parmi les forces de l’ordre, dont deux vétérans de la police fédérale, Florentino Ventura Gutiérrez et Salvador Vidal García Alarcón. En 1986, ceux-ci le présentent à la famille de trafiquants Calzada.
Grâce à sa magie noire, Constanzo promet aux mafieux une plus grande richesse. « Guillermo Calzada se retrouve en face de ce sorcier aux cheveux noirs et au visage inexpressif, affublé de lourds bijoux en or », raconte le journaliste américain Edward Humes. « Et il finit par le croire. » D’ailleurs, la collaboration coïncide avec une hausse des ventes de cocaïne. Le jeune Américano-Cubain en profite pour apprendre quelques techniques du trafic de drogue et pour demander une augmentation. Le refus de Calzada le plonge dans une colère ombrageuse. Devenu avare et insatiable, Constanzo se montre de plus en plus effrayant pour ses disciples.
Non content du petit empire immobilier qu’il s’est arrogé et de sa Mercedes 500 SL, le sorcier se rend à Guadalajara début 1987 pour dérober la drogue d’un dentiste et le tabasser au passage. Avec l’aide de flics véreux, il obtient de la came bon marché et commence à l’exporter vers Matamoros et Miami. « C’est le moment de changer les choses », aurait-il glissé à ses compagnons après avoir touché 100 000 dollars. « Pourquoi protéger les trafiquants avec ma magie alors que je pourrais me protéger moi-même ? » El Padrino reprend alors langue avec Guillermo Calzada. Dans un flot d’excuses, il lui propose de nouveau ses services. Une séance gratuite pour exorciser le mauvais sort jeté sur la famille doit être organisée, s’engage-t-il. Calzada accepte de la réunir.
Le voici donc dans son salon entouré de bougies, de sa femme, sa mère, sa bonne, sa secrétaire et quelques associés. Constanzo noie la pièce dans des incantations. Quand soudain, une lame sourd de sa main. En quelques secondes, ses hommes entrent dans la pièce munis de fusils mitrailleurs. C’est un massacre.
Trois jours plus tard, El Padrino fait la rencontre d’une étudiante née à Matamoros, Sara Maria Aldrete Villareal, en essayant d’entrer en contact avec son petit ami, un vendeur de drogue répondant au nom de Gilberto Sosa. La jeune fille est envoûtée. « L’usage qu’il fait des rituels a clairement exercé une fascination sur les gens autour de lui, mais il était aussi très charismatique », constate Anthony Zavaleta, un professeur d’anthropologie et de sociologie du Texas Southmost College. À la fin de l’été, Aldrete gagne le surnom de « Madrina » (marraine). « C’était une étudiante brillante, amicale et extrêmement polie », décrit un de ses professeurs.
Chaque jour, la jeune fille traverse le pont entre Matamoros et Brownsville pour suivre des cours au Texas Southmost College. Présidente du club de football en 1988, elle reçoit plusieurs distinctions sportives dont le National Collegiate Health Physical Award. À son crédit, « c’était le genre de personne qui vous disait toujours bonjour », souligne un ancien camarade de classe. Au lendemain de la découverte du ranch, la chaise d’Aldrete est vide. « Elle a prévenu par téléphone qu’elle ne reviendrait pas car elle devait régler des problèmes personnels. »
L’invocation d’Oggun
À Mexico, Adolfo de Jesús Constanzo habite un bâtiment couleur rouille situé dans un quartier tranquille. Deux semaines après la découverte du ranch de Santa Elena, la rue perd son calme et lui sa superbe. La police donne l’assaut. Pris de panique, le sorcier se met littéralement à jeter son argent par les fenêtres et à tirer sur les passants. « Il est devenu complètement fou », raconte son ancien disciple, Alvaro Darío de León Valdés, alors présent sur les lieux. Alors que les agents progressent, Constanzo demande à ce dernier de le tuer. « Il lui disait : “Fais-le, fais-le, sinon tu en paieras les conséquences en enfer” », décrit Aldrete, elle aussi sur place.
Quand la porte saute enfin, son encadrure dévoile des bougies noires, deux épées, un crâne en cire et une poupée aux yeux bandées tenant une autre poupée. Le corps de Constanzo gît dans un placard, criblé de balles, de même que celui de son compagnon, Martin Quintana Rodriguez. Valdez, Aldrete et trois autres membres du groupe sont arrêtés et poursuivis pour homicide, organisation criminelle, blessure infligée à un agent de police et dégradation d’une propriété privée. L’étudiante mexicaine nie avoir participé aux rituels et avoue simplement un intérêt pour le culte.
« C’était un enfer », se défend-elle. « Ils me traitaient comme une prisonnière. » Pour la police, elle faisait non seulement partie du groupe de son propre gré, mais elle a attiré une des victimes, Gilberto Dosa, vers la mort. Valdez reconnaît quant à lui avoir exécuté Constanzo et Quintana à l’arme automatique sur leur demande. Il admet aussi avoir pris part au meurtre de Mark Kilroy et à quelques autres, tout en précisant qu’El Padrino est celui qui a en définitive tué l’étudiant américain. Au total, 23 assassinats lui sont attribués ainsi qu’à ses disciples. Mais le nombre de leurs victimes est sans doute supérieur, juge la police, sans pouvoir identifier les responsables d’autres corps mutilés retrouvés dans la région.
À la différence de Mark Kilroy, la plupart des hommes tués par Constanzo étaient de petits malfrats, des travestis de la « Zona rosa », le quartier homosexuel de Mexico où il traînait, voire des proches ayant désobéi. C’est pourquoi ils sont passés relativement inaperçus en dépit de leurs évidents traits communs. El Padrino prélevait certains organes pour organiser ce qu’on appelle dans la tradition du palo mayombe un nganga : il s’agit d’invoquer des esprits au moyen d’un chaudron de fer rempli d’os et de sang. Il avait la particularité d’en appeler à Oggun, connu comme le saint patron des criminels. C’était aussi le seul à sacrifier des hommes.
« Le dernier cas de sacrifice humain dans les Caraïbes remonte au début du siècle dernier », observe Anthony Zavaleta. « Constanzo était très tôt du côté obscur de la santería en pratiquant le palo mayombe pour assurer la protection ou donner du pouvoir, mais il est devenu encore plus déviant en tuant des êtres humains. » En mai 1989, les parents de Mark Kilroy, James et Helen, ont fondé une association de lutte contre les cartels de la drogue. Cinq ans plus tard, Sara Aldrete a été condamnée à 50 ans de prison. Dans le livre qu’elle a publié en 2000, Me dicen La narcosatánica (« Ils m’appellent la narcosatanique ») elle clame encore une fois son innocence.
D’après sa « vérité », Adolfo de Jesús Constanzo l’a séquestrée. « Tu dois être avec moi jusqu’au dernier jour de ma vie », lui aurait-il ordonné. « Et son désir s’est accompli », écrit Aldrete. Comme les autres, il l’a été dans le sang.
Couverture : Détail de l’affiche de “Sicario: El día del soldado” (Metropolitan Filmexport)