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Le saut de l’ange
Le responsable du déchargement des frets expliqua à Earl qu’il faisait juste une escale ici en attendant un transport pour le pénitencier d’Atlanta. Le temps qu’il arrive en Géorgie, la peine de Earl serait presque écoulée et il n’y passerait que peu de temps avant d’être relâché. « Tu ne passeras pas assez de temps ici pour causer des problèmes », lui dit le responsable. Il se trompait. Les nouveaux ennuis de Earl furent causés par un homme du nom de Robert Stroud. En cette année 1940, Stroud n’était pas très connu. Plus tard, celui qu’on connaît aujourd’hui comme « l’homme aux canaris d’Alcatraz » serait joué par Burt Lancaster dans Le Prisonnier d’Alcatraz.
En 1940, il n’était rien de plus que Robert Stroud, le mec du pavillon d’isolement de Leavenworth. Les rumeurs de cour le décrivaient comme un putain de taré. Il aurait tué sept personnes au sein de la prison, et Dieu sait combien d’autres à l’extérieur. Sa peine le condamnait à l’isolement, si bien que peu de détenus avaient eu l’occasion de le voir de près. Le seul moment où il avait le droit de sortir de sa cellule était pour assister au film du samedi après-midi. Juste avant l’extinction des lumières, il apparaissait encadré par deux gardes. Les deux flics prenaient place sur deux sièges et devaient tirer le prisonnier sur celui du milieu, car Stroud restait debout aussi longtemps que possible pour balayer la pièce du regard. « Du repérage, c’est ça qu’il faisait », se souvenait Earl. « Il cherchait les jeunots. Il choisissait un gars qu’il trouvait mignon et attendait que les lumières s’éteignent. » Une fois le film commencé, Stroud glissait de son siège. Les gardes savaient qu’il était beaucoup plus facile à vivre pendant la semaine s’il se vidait les couilles le samedi après-midi, ils avaient donc appris à regarder ailleurs. Stroud rampa sous les bancs jusqu’à celui où Earl, Tommy Miller et un gamin de l’Omaha étaient assis. Earl baissa les yeux un instant pour trouver Stroud à ses pieds. Ce dernier tendit la main et fit sauter le bouton du pantalon de Johnson, et, sans sourcilier, entreprit de lui choper la bite. Earl bondit de son siège et le frappa au visage de toutes ses forces. La tête de Stroud craqua et son visage se tordit de douleur lorsque le poing de Earl vint s’y planter, lui brisant la mâchoire. Cela n’empêcha pas Tommy Miller de lui imprimer, pour la forme, le « 42 » indiqué sous sa chaussure sur la gueule. Stroud poussa un gémissement alors qu’on rallumait les lumières, pour éclairer Earl et Tommy assis sur leur banc, avec à leurs pieds un Stroud réduit à l’état d’une loque baignant dans une flaque de sang de type O.
Le garde remarqua qu’il manquait de la peau aux phalanges de Earl et l’envoya au Trou pour six semaines. Lorsqu’il en sortit, le Bureau des prisons lui offrit le voyage vers Atlanta qui lui avait été promis. Il n’y avait qu’un seul arrêt à faire en chemin : à Birmingham, dans l’Alabama ; un arrêt qui, bien que court, changea toute la nature du voyage. Le gouvernement n’avait pas oublié les charges qui avaient été abandonnées lors de la première condamnation de Earl. Après quelques recherches, ils trouvèrent un nouveau chef d’accusation qui serait maintenu : des vols d’une valeur de 150 dollars qui allongeraient sa peine de trois ans. Le juge approuva cette sentence le 13 septembre 1940, et Earl arriva en Géorgie juste à temps pour commencer à purger cette peine. Adieu la liberté, bonjour à 17 hectares entourés de murs et à 4 000 hommes enfermés dans six étages de cellules. Si des personnes devaient être remises en liberté, Johnson n’en ferait pas partie.
Durant ce séjour, il vit quelqu’un être relâché d’une façon bien peu conventionnelle. Cet événement, qui se produisit pendant la Seconde Guerre mondiale, impliquait le responsable de la réserve. Son nom était Earl Browder, et il prit la sortie comme personne. Avant d’être incarcéré, Earl Browder était à la tête du Parti communiste américain. Earl Johnson le voyait régulièrement quand il était occupé à tirer les chariots de matériel médical de l’hôpital pénitencier. Browder avait en permanence un cigare de la taille d’une branche d’arbre dans le bec, qu’il avait toujours à portée de main pour le mâchouiller lorsqu’il était éteint. Son seul sujet de conversation était la guerre qui faisait rage. Il était persuadé que les Alliés allaient remporter la victoire avec la Russie à leurs côtés. Johnson avait tendance à le croire, d’autant plus lorsqu’il découvrit, en consultant les rapports de l’hôpital, que Browder était le détenu ayant le QI le plus élevé de l’histoire de la prison d’Atlanta. Browder était aussi amer que brillant. Il purgeait une peine de quatre ans pour avoir usé d’un faux passeport. Son procès eut lieu après la fin de la période de prescription, procès qui fut suivi d’un autre pour le même chef d’accusation, impliquant un parolier. Ce dernier ne fut condamné qu’à une amende de 500 dollars.
Il y avait deux choses étranges dans la libération de Browder. Tout d’abord, le fait qu’elle ait eu lieu un samedi. Earl Browder était le premier homme de l’histoire d’Atlanta a être libéré pendant un week-end. Et ensuite, la façon dont il était habillé. Tous les autres détenus étaient relâchés avec sur le dos des vêtements issus de la réserve. Dans le cas de Browder, le directeur de la prison lui-même était allé en centre-ville lui acheter un costume à 100 dollars. Il s’est avéré que la libération de Browder était en réalité un geste politique envers les alliés russes, sous les ordres de Franklin Roosevelt en personne. Le jour où Browder fut relâché, Roosevelt annonça qu’il émancipait le Parti communiste. Il déclara que cela permettrait « de promouvoir l’unité nationale et d’apaiser les tensions dans certains cercles où règne la persécution politique ». Browder monta à bord d’une des limousines envoyées par l’ambassade russe pour retourner à Yonkers et aider Roosevelt à gagner la guerre. Gagner la guerre était la mission à laquelle tous s’attelaient à cette époque. Même les taulards. Le pénitencier fédéral d’Atlanta avait été mis à contribution pour 12 heures de travail quotidien, sept jours sur sept, à fabriquer des sacs de toile pour l’armée américaine. Il s’agissait d’exploitation de masse. Plus de 2 000 détenus y étaient employés, et beaucoup de ces hommes passaient leurs nuits dans les usines. La nourriture, de mauvaise qualité, était rationnée. Les conditions étaient devenues tellement impossibles que les résidents du pénitencier d’Atlanta laissèrent de côté leur service à la nation pour mener leur propre guerre.
Tout commença et se termina le même jour de 1942, avec 4 000 portions de poisson qui devaient être servies aux prisonniers. Ces 4 000 parts avaient toutes une odeur de pieds sales. Personne ne voulait en manger. Les voix commencèrent à s’élever, et certains détenus se mirent à frapper leur plateau de métal avec leur cuillère. Les gardes débarquèrent de tous côtés, le directeur de la prison menant l’assaut. On lui montra le poisson. « C’est du bon poisson, nom de Dieu ! » beuglait-il. « Demandez au docteur de venir », demanda-t-il au lieutenant, « il leur confirmera. » Puis il monta sur une table. « Messieurs, écoutez moi », cria-t-il. Il avait un large cou de taureau dont la couleur faisait penser à du fromage. « C’est du bon poisson, et vous allez le manger. On va vous le servir, et vous aller le manger. On vous en servira jusqu’à ce que vous le mangiez. Tant que vous ne le mangerez pas, finie la cafétéria, finis les visites, les courriers et le téléphone. » Il descendit de la table, mais personne ne mangea. Entre-temps, le docteur était arrivé et examinait le poisson. Il prit le directeur par le bras. « Soyez raisonnable », lui dit-il, « les hommes ne toucheront pas à ce poisson, et ils auront raison. Mon boulot, c’est de les garder en bonne santé, et le vôtre de les surveiller. Ils n’iront pas bien si on leur fait manger ce poisson empoisonné. Vous le mangeriez, vous ? » « Bon Dieu que si », répondit le directeur. « Je ne vous crois pas », répliqua le docteur. Le directeur prit un morceau de poisson et l’avala d’un trait. Trente secondes plus tard, il vomissait à en inonder la table, ruinant la veste de son costume trois-pièces. Le docteur l’emmena à l’hôpital et les cuisiniers servirent des haricots à la place du poisson. Les prisonniers d’Atlanta avaient gagné cette bataille, qui n’était qu’une victoire parmi de très rares autres. Au pénitencier d’Atlanta, l’existence était rude, et elle faisait des victimes. Un ami de Earl qui s’appelait Poole fut une de ces victimes. Les gardes surprirent Poole sous la douche, dans le cul d’un autre gars jusqu’au fond. À l’heure actuelle, on l’aurait juste transféré dans le bloc E sans autres conséquences. Mais dans les années 1940, une toute autre politique était appliquée. Les homosexuels étaient « accusés de sodomie » et traînés devant le tribunal de l’État. En Géorgie, les hommes reconnus coupables de sodomie étaient systématiquement condamnés à 30 ans de prison par le juge.
Pour le bien du prisonnier, le pénitencier avertit la famille de Poole de ce qu’on l’avait surpris à faire. Le vendredi précédant le jour de la visite de sa mère, Poole se faufila hors du sous-sol et prit l’escalier pour un vol depuis le niveau cinq. Les bâtiments de détention étaient des constructions sur cinq étages, séparés les uns des autres par un espace où l’on aurait pu caser autant de hauteurs de cellules en plus. Poole regarda a droite et à gauche, fit le signe de croix, et effectua un saut de l’ange qui se termina tout droit dans le ciment qui recouvrait le sous-sol. Une fois ses restes grattés, Poole fut emmené dans une morgue du centre-ville dans un camion du pénitencier. Earl avait pour projet de quitter la prison d’une manière quelque peu différente. Sa chance se présenta en 1943. « Tous les hommes ayant passé avec succès des tests physiques et mentaux et ne purgeant pas une peine pour un crime abominable », indiquait la note, « sont potentiellement acceptables dans l’armée américaine. Vous adresser au lieutenant pour plus de détails. » Earl obtint une réduction de peine de six mois et l’ordre de se présenter à un conseil de révision à Memphis. Le voilà qui était de retour dans l’armée. Mais pas pour longtemps.
Une évasion légendaire
Earl Johnson n’avait pas plus l’étoffe d’un soldat la deuxième fois que la première. Il fut étiqueté AWOL (« déserteur ») au bout d’un an, mais il parvint à rester en liberté jusqu’en 1945. C’est alors qu’un juge fédéral de Dallas le condamna à cinq ans de prison supplémentaires pour vol de propriété gouvernementale – et c’était reparti pour un tour. Cette fois, on l’envoyait à Leavenworth. L’armée envoya sa lettre de licenciement là-bas, en 1946.
À la fin des années 1940, la prison de Leavenworth ressemblait en tous points au Chicago de la fin des années 1930. Presque tous ceux qui avaient été « quelqu’un » étaient là-bas. Louis « Lepke » Buchalter était parti pour New York se faire électrocuter, pour ses méfaits au sein de Murder Incorporated, mais Paul « Le Serveur » Ricca, Louis « Little New York » Campagna, Charlie « Cherry Nose » Gioe et Frank « Legs » Diamond étaient tous encore là. Ils constituaient, en quelque sorte, le gratin du pénitencier. Le statut d’aristocrates de ces gangsters était déterminé par une certaine vertu monétaire plus que par leur réputation. Ils avaient tous une source d’argent à l’extérieur, qu’ils utilisaient pour limiter certains inconvénients de la vie en prison. Par exemple, Earl était au service de Charlie Gioe. Lui et Cherry Nose travaillaient ensemble à la polyclinique. Gioe envoyait dix dollars à Earl par courrier tous les mois, et Earl effectuait le travail initialement assigné à son employeur. Earl n’avait pas d’autre choix : c’était ça ou pas d’argent à dépenser. Et travailler pour Charlie Gioe n’était pas si terrible. C’était un grand échalas avec un nez de plusieurs kilomètres de long, tout du moins semblait-il, planté au milieu du visage. Bien qu’il taillait les bords de ses vêtements pour les rendre pointus, il n’avait pas l’air d’un bandit. « Il était trop maigrichon », se rappelait Earl, « et son visage devenait tout rouge quand il s’énervait. Il ressemblait plus à un sergent responsable de l’approvisionnement qu’à un gangster. » Legs Diamond, en revanche, avait la tête de l’emploi. Il partageait une cellule à six couchettes avec Earl dans le bâtiment A. C’était le beau-frère de Capone, et il se considérait comme quelqu’un de spécial. Quand Earl essayait d’engager la conversation, Diamond s’empressait d’y mettre un terme. « À l’extérieur, les gars comme toi je les engage comme vendeurs pour 30 dollars la semaine », disait-il. C’était à peu près comme ça qu’il s’adressait à tout le monde. Quand il dépassait les bornes aux yeux des cinq autres résidents de la cellule, ceux-ci administraient à Diamond le traitement par la couverture. Une fois Frank endormi, on lui jetait une couverture sur la tête et on la coinçait sous n’importe quel objet lourd. Quand Diamond parvenait à s’extirper de là et reprenait ses esprits, tout le monde dormait, si bien qu’il ne pouvait déterminer qui il devait tuer. Little New York Campagna, qui ne s’entendait pas du tout avec Diamond, avait entendu parler de ces échauffourées et vint à la rencontre de Earl dans la cour. Il lui offrit du travail supplémentaire. « J’entends parler de toi en bien, Johnson », lui dit Campagna. « Les gens disent que tu sais fermer ta gueule. » « C’est tout à fait vrai », répondit Earl. « Vois-tu, moi et mes potes on pourrait avoir besoin de ton aide. » Campagna parlait avec un œil sur la vigie, l’autre sur ses trois gardes du corps, taillés comme des rocs. « On s’occuperait bien de toi si tu faisais en sorte que Frank Diamond parle moins bien. Tu pourrais peut-être en faire un légume. » Bien que l’idée soit tentante, Earl rejeta la proposition. « Vous savez, M. Campagna », dit-il, « j’apprécie votre offre, mais j’en peux plus d’être ici. Là je préférerais être dehors plutôt que d’avoir du monde qui s’occupe bien de moi. »
Campagna et ses acolytes comprirent son point de vue, à plus forte raison car c’était aussi ce qu’ils voulaient. Ils mirent leur argent à profit et se retrouvèrent dehors avant Earl. Les gars de Chicago avaient donné 100 000 dollars à T. Weber Wilson, un membre de la commission des libérations conditionnelles, et ils furent libéré avant la fin des années 1940. Earl lut plus tard dans les journaux que, suite à la révélation du pot-de-vin lors des audiences de Keufauver, T. Weber Wilson se défenestra.
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En 1948, Earl Edison Conatesser Johnson ne supportait plus le pénitencier, à tel point qu’il vint à bout de ses réserves de patience. Il se cacha dans les ordures à la tombée de la nuit, et passa les portes de la prison au milieu des épluchures de pommes de terre. Le garde tapota le tas d’ordures avec une barre de fer mais ne remarqua rien. Earl demeura en liberté pendant 11 mois. Une fois repris, il fut envoyé dans l’unité de traitement spécial pour six mois, ce qui compensa le bon temps qu’il avait passé en liberté. Si cette tentative d’évasion était plutôt minable, Earl prit part à une autre évasion qui devint pour sa part légendaire. Elle eut lieu en 1954, mais l’implication de Earl remonte au début des années 1940. Lorsqu’il était à Atlanta, il avait trouvé des vieux plans du pénitencier parmi les dossiers de l’hôpital. Il donna ces cartes à son ami Charlie Stegall, qui prit le relais à partir de là. Stegall passa plus de dix ans à étudier les plans, avant d’inviter Bill Ellis à s’évader avec lui. Ce duo sortit du pénitencier d’Atlanta par un collecteur d’eau de pluie de 45 cm de diamètre situé au milieu du terrain de baseball. Ils se déshabillèrent et nouèrent leurs vêtements en cordes qu’ils tiraient derrière eux. Le tuyau descendait à pic sur six mètres puis longeait un mur pendant environ 150 m. Le temps que Stegall et Ellis couvrent cette distance, des rats d’égouts affamés, gros comme des chats, avaient rongé leurs cordes de vêtements. Tout ce qu’il restait aux deux prisonniers était une lampe torche et la barre d’écartement qu’ils avaient fabriqué. Des barreaux de métal bloquaient la sortie de la canalisation, mais leur outil de fortune permit de les écarter suffisamment pour qu’ils puissent s’y faufiler. Après 800 m restant à parcourir dans un tuyau de 90 cm de diamètre, les égouts débouchaient sur un ruisseau.
Une fois au bout, Charlie Stegall et Bill Ellis se retrouvèrent à la fois libre et nus comme des vers. Charlie résolut ce problème en volant des vêtements sur une corde à linge. Tout ce qu’il leur manquait pour terminer leur évasion, c’était une voiture pour s’enfuir. Un ami de Stegall devait leur en amener une le samedi. Ils s’étaient évadés un mercredi, aussi remontèrent-ils le cours d’eau jusqu’à trouver une grotte, dans laquelle ils se cachèrent en attendant. Pendant ce temps, c’était la panique du côté des autorités fédérales. Il leur fallut toute une journée pour remarquer qu’il leur manquait deux prisonniers, et, lorsqu’ils s’en rendirent compte, ils n’avaient malgré tout aucune idée de la façon dont ils avaient pu s’échapper. Le directeur de la prison émit la théorie d’un passage secret qui aurait été découvert, et supposa que Stegall et Ellis n’étaient que les éclaireurs d’une évasion massive. Le pénitencier fut totalement fermé et placé sous haute surveillance, et le fort McPherson fut sollicité pour envoyer l’armée en renfort. Un anneau composé d’un régiment d’infanterie et de tanks se forma autour du pénitencier. Ils attendirent. Cette attente prit fin le samedi suivant, dans un retournement de situation auquel Charlie Stegall ne s’attendait absolument pas. Il s’avéra que celui qui devait lui fournir la voiture avait été inculpé par le fisc depuis la dernière fois qu’ils s’étaient parlé, pour cinquante chefs d’accusation. Le chauffeur vit une chance de s’en sortir par un arrangement à l’amiable, et conduisit l’avocat fédéral et un bataillon de police jusqu’au ruisseau, où ils trouvèrent Stegall et Ellis dans leurs vêtements volés. Cinq ans vinrent rallonger la peine de Charlie, qui en comptait déjà 35, et on l’envoya les purger à Alcatraz. Le gouvernement aurait laissé sa peine telle quelle s’il avait accepté de dire comment il s’était évadé, mais il refusa, et ne l’avoua jamais. Il demeura à Alcatraz jusqu’à ce que la prison ferme ses portes en 1963. Mais tout cela se produisit bien après la libération de Earl Johnson.
Abel et Earl
Le retour à la vie civile de Earl débuta en 1951. Il dut faire un séjour contraint en Arkansas avant d’être libéré. Le gouvernement fédéral l’avait confié aux autorités de l’État, en détention provisoire de deux ans pour le cambriolage d’un cynodrome en 1944. Par chance pour Earl, les autorités de l’Arkansas étaient des gens raisonnables. Deux de ses amis firent parvenir 600 dollars au chef de la police, et il fut relâché au bout de six semaines. « Si vous vous faites arrêter avant juin 1953, vous serez considéré comme un prisonnier en cavale », lui avait-on dit à sa sortie. Earl Johnson prit cette menace au sérieux. Il trouva du travail en tant que garde-frein au New York Central, surfant sur les rails pendant dix ans. Earl se sentait bien, tellement bien qu’il en devint présomptueux. Pendant les trajets, il commença à refourguer des tickets volés, mais il ne fut pas assez prompt à voler l’un d’entre eux. Cela lui valut, en août 1961, trois ans de prison supplémentaires ajoutés à son palmarès par le département de la Justice, ainsi qu’un billet retour pour Atlanta. Après avoir vécu en liberté pendant dix ans, se retrouver à nouveau en prison s’avéra difficile. Le corps de Earl commença à lui poser problème, et il ne pouvait plus suivre le train de vie qu’il avait auparavant. Il était suspicieux, et à juste titre. À chaque fois qu’il avait été incarcéré, les charges retenues contre lui étaient confirmées par un mouchard à la barre des témoins de l’accusation, ce qui le rendit peu causant. Il était devenu assez solitaire dans son genre, n’adressant la parole qu’à l’arrière de son crâne. C’est certainement ce qui le rapprocha de Rudolf Abel, car Abel était du même genre. Dans le cas d’Abel, les circonstances l’y obligeaient, car tout le monde le rejetait. Earl était une des rares personnes qui acceptaient de lui parler.
« Ils le traitaient encore plus mal qu’un gars qui aurait baisé sa mère ou sa fille », se souvint Earl. « Et un gars qui a violé sa fille est ce qu’on déteste le plus dans une prison. » Tout cela parce qu’Abel était un espion. Rudolf Abel était un lieutenant colonel russe entré aux États-Unis en 1948 sous le nom d’Emil R. Goldfus. Il utilisa le nom de « Martin Collins » un peu plus tard lorsqu’il se sentit en danger. Il louait un appartement à Brooklyn, d’où il envoyait des signaux à l’Union soviétique. Le colonel Abel faisait des microfilms et laissait des notes sous un banc dans le parc le plus proche. En 1957, un des agents qu’il surveillait retourna sa veste du côté des Américains et envoya le FBI à Brooklyn. Abel prit 30 ans de prison pour trois chefs d’accusation en lien avec ses activités d’espion. Vous le connaissez bien si vous avez vu Le Pont des espions, mais la réalité diffère quelque peu de la fiction. Le Russe marchait beaucoup dans la cour, et Earl commença à marcher avec lui, ce qui finit par devenir une habitude. Un jour, Johnson fut appelé dans le bureau du directeur. Des agents du FBI l’y attendaient pour lui faire une proposition. « Il nous semble que vous et Rudolf Abel êtes amis », déclara le premier agent. « Bons amis, oui », répondit Earl. « Il faut que vous sachiez », poursuivit le second agent, « que parce qu’il a plaidé coupable devant la cour, il y a beaucoup de choses qu’on ignore sur ce que faisait Abel en réalité. Nous avons besoin de ces informations. Le gouvernement veut vous payer pour porter un petit appareil électronique sur vous. » « Non », répondit simplement Earl. Sec et net. « Vous devriez tenir compte de notre position… » « Non », répéta Earl, l’interrompant. « J’ai jamais été une balance au service du gouvernement et c’est pas maintenant que je vais commencer. Je n’ai à “tenir compte” de rien du tout. » Le premier agent appela le garde.
De retour dans la cour, Earl raconta à Abel ce qui s’était passé avec le FBI, puis lui demanda de ne jamais rien lui dire au sujet de ce qu’il faisait. « Je ne veux rien savoir de tout ça », dit Earl. Abel lui faisait confiance. Il avait peur d’appeler lui-même les services médicaux, il envoya donc Earl lui chercher ce dont il avait besoin. Il s’inquiétait du fait qu’on l’empoisonne, et il savait que Earl pouvait récupérer des médicaments directement chez le docteur. Ils furent bons amis jusqu’en février 1962. Les gardes vinrent chercher Abel durant la nuit. Ils réveillèrent le colonel à deux heures du matin et le sommèrent de rassembler son bordel. « Où est-ce qu’on va ? » demanda Abel. « Tu t’en vas, point », répondit le flic. Quand Abel passa à côté de la couchette de Earl, celui-ci dormait. Il lui laissa un mot sur la couverture, que Earl trouva au matin. « Je ne sais pas où ils m’emmènent », disait la note, « mais je pars. Je quitte ce pénitencier. Au revoir, Rudolf. »
Aussitôt après avoir lu le mot, Earl se rendit au panneau d’affichage pour regarder la liste des transferts. Ils s’agissait d’une liste ronéotypée qui était changée quotidiennement, indiquant les changements de statut ou de classification des détenus. Rudolf Abel était en haut de la page, avec la mention : « en cours de transfert ». Quand son exemplaire de Newsweek arriva parmi le courrier, Earl apprit que Rudolf avait été échangé avec le pilote de U-2 américain Gary Powers, jusqu’alors détenu par les Russes. Abel partit ensuite à la retraite et il aurait été considéré comme un héros national au sein de l’Union soviétique.
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Abel parti, les seules personnes intéressantes qu’il restait à Atlanta étaient des gangsters. Le plus malchanceux d’entre eux fut Mickey Cohen. Il avait été le roi de L.A., entouré de femmes sublimes et de Cadillac. Lorsqu’il sortit de sa visite à la cour fédérale, son futur se résumait à 20 ans de détention et un déménagement à McNeil Island, dans l’État de Washington. C’était pas terrible, c’est sûr, mais on ne peut pas vraiment dire que Mickey était malchanceux avant son transfert à Atlanta. Car Atlanta fut la fin des haricots pour Mickey Cohen. Au début, Mickey était un grand homme. Il saupoudrait du talc entre ses draps, qu’il changeait tous les jours. Adulé par trente détenus à son service, sa tenue était toujours amidonnée et repassée. Sa chance l’abandonna lorsqu’un Indien de Caroline du Nord répondant au nom de McDonald voulut se faire sa place. L’Indien débarqua dans la cour pour aller se poster entre les gardes du corps de Cohen. « Dis-moi », dit-il à Mickey. « Je sais que tu envoies de l’argent de poche à pas mal de gars. Faut que tu saches que tu vivrais plus longtemps si je faisais partie de ces gars. »
Cohen jeta un regard médusé à un de ses sbires. « Ce minable essaie de m’intimider. Il essaie d’intimider Mickey Cohen ! » Puis il se tourna vers l’Indien, qu’il regarda dans les yeux. « Personne n’intimide Mickey Cohen, Hiawatha, considère ça comme mon dernier avertissement. » McDonald ne dit rien de plus. Intérieurement, il décida d’en rester là pour le moment et partit à l’autre bout de la cour. Il savait qu’il ne pourrait avoir Cohen ni dans la cour ni dans sa cellule, car ses sbires le suivaient partout. Sauf au travail. Cohen était vendeur dans le magasin de matériel électrique. McDonald fut jeté au Trou alors qu’il essayait de s’y rendre. Il y resta assis à réfléchir pendant toute une semaine. Puis, le garde qui ouvrait les cellules à l’heure de la douche oublia de refermer la porte du Trou en quittant le bâtiment. C’était l’opportunité rêvée pour l’Indien. Il sortit du bâtiment pour atteindre une petite cour, depuis laquelle il escalada une palissade de plus de 5 m de haut, pour enfin se diriger vers le magasin de matériel électrique. Cohen était assis derrière un comptoir à lire le journal quand l’Indien lui planta un tuyau de plomb dans le cerveau. Cohen n’en mourut pas, mais le roi de L.A. passa dès lors le restant de sa vie avec la jugeote d’un chou fleur. Earl fit la connaissance de Cohen à l’hôpital lorsque ce dernier subit le revers de sa chance. Quand la peine de Johnson prit fin, Mickey avait arrêté de baver, et il lui dit au revoir en langage des signes. Earl crut comprendre qu’il l’invitait à venir lui rendre visite s’il passait par Los Angeles.
Mercure et vif-argent
Lorsque Earl revint de nouveau en taule en 1965, condamné à trois ans pour avoir volé une Buick, la prison d’Atlanta hébergeait une nouvelle génération de gangsters, ceux qui faisaient partie de la mafia. Earl remarqua immédiatement les nouvelles têtes. Ces mafiosi étaient partout dans la cour, menés par un homme du nom de Vito Genovese, qu’on ne remarquait pas à première vue. Genovese n’avait pas de gardes du corps. La plupart du temps silencieux, on aurait cru qu’il s’agissait d’un prêtre lorsqu’on arrivait à lui parler. Il était difficile de croire qu’il avait déclaré l’arrêt de mort de Valachi, mais puisque Valachi le disait… Personne dans la cour ne savait ce que Genovese avait fait ou non, mais tout le monde savait que quelque chose se préparait. Ce quelque chose se révéla être Joe Valachi. C’était un petit mafieux, qui était régulièrement appelé pendant ses heures de travail à se rendre dans le bureau de son assistante sociale. Là-bas, il discutait avec des agents du gouvernement. Il ne savait pas si quelqu’un était au courant ou non, mais il avait peur. Il rencontra le directeur adjoint de la prison et demanda à être mis sous protection. Il fut placé en isolement une semaine, le temps que des mouchards se renseignent pour déterminer si les craintes de Valachi étaient justifiées. Ils dirent que rien ne semblait l’indiquer, Joe retourna donc avec les autres détenus. Valachi déclara que le directeur adjoint était fou. Genovese avait lui-même juré sa mort, et Joe savait même comment il avait prévu de le tuer : un tueur à gages nommé Joe Beck, Polombo de son vrai nom, ferait le travail. Valachi était persuadé que Beck avait été envoyé dans le pénitencier avec pour mission de l’assassiner. Malgré cela, le directeur adjoint ne l’écoutait pas. Valachi était désespéré. Joe Beck était un sale type contre lequel Valachi savait qu’il n’avait aucune chance. Il devait disparaître du paysage, trouver un endroit où Beck ne pourrait pas l’atteindre. Il échafauda donc un plan. Il commença par bricoler une arme à partir de tuyaux, qui avait la forme d’une tête de club de golf.
Puis il se faufila dans la cour en plein après-midi. Le seul homme présent était un vieux banquier nommé M. Saupp. Souffrant d’arthrose, il avait la permission du médecin de s’allonger au soleil pour contribuer au traitement. Joe Valachi avança jusqu’au vieillard de 70 ans allongé sur le dos et le cogna à mort. Puis il traversa la cour en direction du bureau du directeur adjoint. « Vous vous souvenez de ce Joe Beck dont je vous avais parlé ? » dit-il. Le directeur adjoint acquiesça. « Je viens de le tuer. » C’était le mensonge le plus énorme que Joe Valachi eût jamais proféré. M. Saupp devait peser dans les 50 kilos, et Beck en faisait au moins 25 de plus. Le nez du premier était petit et large alors que celui du second était aussi long que celui de Charlie Gioe. Saupp avait été tué parce qu’il avait eu le malheur d’être incarcéré au même endroit que des assassins, et Joe Beck, pour sa part, ne serait pas resté couché sur le dos à se laisser casser la gueule. Les flics ne purent identifier le corps. Quand ils l’amenèrent à l’hôpital, personne ne pu identifier le vieux Saupp non plus. Earl entendit l’agitation et se rendit dans la salle des urgences. Le lieutenant était en train d’examiner le cadavre. « Merde », dit Earl en voyant les lambeaux de peau qui pendaient de la nuque de Saupp, « je sais qui c’est. C’est un ami à moi, il s’appelle Saupp. »
Les flics trouvèrent le numéro de Saupp dans leurs fichiers, suite à quoi le lieutenant voulut emmener Earl en cellule d’isolement. « Vous ne pouvez pas m’enfermer », plaida Earl. « Je n’ai rien fait ! C’est un ami à moi. La personne qui l’a tué, qui que ce soit, ne le connaissait pas, je peux vous le garantir. Ce vieux bougre n’aurait pas fait de mal à une mouche. » Le docteur protesta également. « Comment ça vous voulez l’enfermer ? Il a travaillé ici toute la journée ! » « Je m’en fous », répondit le lieutenant. « Il a reconnu ce gars. Il sait quelque chose. » C’est alors que le téléphone sonna, apportant la nouvelle du crime confessé par Valachi, suite à quoi le lieutenant fonça dans le bureau du directeur adjoint. Joe Valachi obtint ce qu’il voulait. Il fut enfermé seul. Les seules personnes à portée de ses cris étaient les policiers. Un gourdin au-dessus de la tête, il chantait si fort qu’on aurait dit un troupeau d’oies. Il hurlait que le vrai nom des mafieux étaient la Cosa Nostra. Ses cantates firent les gros titres des journaux et sauvèrent Valachi de la chaise électrique. Joe Valachi demeura en cellule d’isolation pendant un mois. Il en sortait deux fois par semaine, escorté par cinq gardes, pour voir le psychiatre à l’hôpital. Earl devint fou de rage en apprenant cela. M. Saupp était un de ses meilleurs amis, et plus Earl repensait à son meurtre, plus ça le rendait malade. Il fonça dans une section du bâtiment où des plombiers étaient en train de faire des travaux et s’empara d’un tuyau. Il cacha l’arme dans son pantalon, le long d’une jambe, si bien que les gardes ne remarquèrent rien. Après tout, Earl n’était qu’un vieil homme qui travaillait à l’hôpital. Mais ce vieil homme était devenu, en l’espace d’une seconde, le vengeur du pauvre M. Saupp, et il traversa le cercle des gardes de Valachi. En voyant Earl, celui-ci s’enfuit en direction du cabinet du psychiatre. Earl décocha un bon coup de son tuyau qui fit éclater un morceau de mur quelques millimètres derrière l’oreille du mouchard. C’était tout ce qu’il pouvait faire. Son emphysème et les flics se manifestèrent au même moment, et il se retrouva à terre, haletant. On l’enferma dans l’aile psychiatrique pendant deux mois.
Entre-temps, Valachi fut transféré dans le New Jersey. Earl se souvenait très bien de lui. « Ce sale chien de fils de pute méritait pire que la mort, je vous le garantis. » Earl garda en mémoire Joe Valachi et ses méfaits pendant ses trois ans de détention – et pendant les quatre autres années dont il écopa juste après pour avoir dérobé des chèques bancaires. Il devint trop malade pour travailler, et passait le plus clair de son temps sur sa couchette et à l’hôpital. La mention « dangereux » fut retirée de son dossier, l’amenant à déménager dans des pénitenciers de moindre importance. Après avoir été ballotté dans quatre prisons différentes, il retrouva Valachi dans l’institution correctionnelle fédérale de La Luna, au Texas.
Cette prison était devenue la maison d’un Valachi déraciné. La série de cellules psychiatriques de l’hôpital étaient faites de murs épais et verrouillées par une clé qui n’était confiée qu’aux lieutenants. Valachi disposait d’une télévision en couleurs devant laquelle il passait ses journées. Il avait accès à un escalier privé menant à une cour privée à côté de l’hôpital, dans laquelle il était escorté pour se dégourdir les jambes. Une fois dehors, un flic se tenait en permanence à ses côtés tandis qu’un autre patrouillait le long de la palissade entourant la cour, un pistolet à la main. Earl vit Valachi depuis une fenêtre de l’hôpital, et se dit que c’était l’occasion de faire un deuxième essai. Compte tenu de l’état physique dans lequel il se trouvait, Earl jugea qu’il devrait jouer la carte de la discrétion. Il décida de fabriquer une fléchette empoisonnée. Il récupéra donc une fléchette dans la cour où étaient installés les jeux, dont il remplaça la pointe par l’aiguille d’une seringue, qu’il enduisit d’un mélange de mercure et de vif-argent. Cette mixture devrait suffire à tuer n’importe quel moucheron du genre de Joe Valachi. Il fallut un mois à Earl pour voler tous les éléments nécessaires à son plan. Puis, un jour, Valachi sortit faire sa promenade quotidienne. Earl se mit debout sur une cuvette de toilettes et guetta le bon moment depuis la fenêtre. Quand les flics se tournèrent de concert vers le Mexique, Earl lança son projectile, qui vint effleurer l’épaule de Valachi. En le voyant passer puis tomber au sol, Valachi se mit à hurler, en passant par 14 nuances de cris différents. Les gardes bafouillèrent en regardant autour d’eux sans voir quoi que ce soit d’anormal. Pendant ce temps, Earl était accroupi sur les chiottes à se tordre de rire comme il ne l’avait plus fait depuis 1924. Joe Valachi décéda d’une crise cardiaque après la sortie de Earl, qui ne retourna plus en prison après ce dernier séjour.
« Si j’y retournais, je suis sûr que j’y mourrais », expliquait-il. « Je sais que je vais mourir, mais il n’y aurait rien de pire que de mourir en prison. » Il travaillait donc d’arrache-pied à rester en liberté. « C’est difficile pour moi dehors, je n’ai pas l’habitude. J’ai vécu trop longtemps en prison. Maintenant, j’ai peur de parler aux gens. Le simple fait d’être entouré de gens me rend nerveux. »
En 1973, Earl Johnson vivait d’une pension d’invalidité relative à son travail sur les chemins de fer, dans une chambre de l’hôtel Cardinal, à Palo Alto. Il avait un chien du nom de Sam qui le suivait partout comme son ombre. Earl conservait ses « papiers importants » dans un garage, dans pas moins de neuf boîtes en carton. La plupart étaient des articles et des images découpés dans des magazines, ainsi que des copies d’anciennes inculpations. Son bien le plus précieux était un certificat de naissance envoyé à Leavenworth en 1945 par le ministère de la Santé de l’Arkansas. Ce certificat indiquait son nom complet, Earl Edison Conatesser Johnson, fils d’un homme nommé J.R. Johnson, et mis au monde par une certaine Ruth Droke. D’après les autorités de l’Arkansas, il serait né à Blytheville, dans le comté du Mississippi, le 6 mai 1914. Mais Earl n’en était pas certain. Les sœurs, qui l’avaient élevé, lui avaient dit qu’il était né le 6 mai 1910, et c’est cette date qui était restée gravée dans sa mémoire. Les années avaient donné aux yeux de ce vieux briscard un air de lézard, jetant régulièrement des coups d’œil par-dessus ses épaules. Lors de notre conversation à l’époque, Earl Johnson ferma le conduit de ventilation au-dessus de la porte de sa chambre et vérifia qu’il n’y avait personne dans le couloir. « On n’est jamais trop prudent », se justifia-t-il. « Il y a beaucoup de mauvaises personnes dans ce monde. Des enfoirés, des sales chiens. » L’oreille de Earl sembla se tourner comme une clé dans un verrou quand, à côté de l’ascenseur de l’hôtel, la serpillière d’une femme de ménage cogna contre un seau. Et lorsqu’il vérifia de nouveau le couloir, il ne vit rien et entendit simplement le cliquètement d’une poignée de porte qui résonna dans la cage d’escalier, puis s’évanouit dans l’espace.
Traduit de l’anglais par Marie Le Breton d’après l’article « Tales From the Big House: Al Capone and Other Alcatraz Cons », paru dans Rolling Stone. Couverture : Alcatraz. Création graphique par Ulyces.
CONFESSIONS D’UN DEALER DE PRISON
Comment la drogue circule-t-elle en prison ? Seth Ferranti, journaliste et ancien détenu, s’est entretenu avec un dealer carcéral qui lui livre ses secrets.
Dans chaque établissement correctionnel aux États-Unis, un réseau de drogue comme celui que je suis sur le point de décrire fonctionne et prospère. Vous pouvez me croire, je viens d’être libéré d’une prison fédérale après avoir passé 21 ans de ma vie derrière les barreaux. Tandis que beaucoup d’entre vous ont l’habitude de lire des histoires sur les trafics de drogue qui sont démantelés, vous avez peu de chances d’entendre parler des business florissants. Pour aider à expliquer l’un de ces systèmes, je suis entré en contact avec un homme que j’appellerai « Divine ». Afro-Américain, la cinquantaine, c’est un gangster à la voix suave, propre sur lui et éreinté par trop de muscu. Originaire de New York, ses prouesses en tant que trafiquant de drogue ont même été célébrées dans la tradition lyrique du hip-hop. Il purge une peine à vie dans une prison fédérale. Mais ce qu’il fait en prison lui rapporte de l’argent, du pouvoir, et le prestige d’être l’homme dont tout le monde parle. Il a accepté de me dévoiler de façon anonyme comment tout cela fonctionne.
I. La mule
« Je fais transiter de la drogue dans le BOP [Bureau fédéral des prisons] depuis les années 1980 », commence Divine. Criminel de carrière, il a fait plusieurs séjours en prison fédérale et y passe du temps depuis ses 20 ans. Chaque fois qu’il en sortait, il recommençait son business dans les rues de New York. Il finissait toujours par enfreindre sa conditionnelle ou accepter un nouveau deal qui le conduisait à poursuivre sa vocation en prison, d’où il est devenu un opérateur de première classe : Il ne s’est jamais fait prendre pour ses trafics illégaux à l’intérieur du ventre de la bête. « Chaque fois que je rentre dans un établissement, la première chose que je fais est de repérer qui fait quoi », raconte Divine. « S’il y a une structure établie, je m’insère dedans. Sinon, je crée ma propre structure à partir de rien. Ce n’est pas si difficile. »
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