Le pragmatique

Au cœur de l’hiver uruguayen, ce mercredi 19 juillet, une cinquantaine de clients piétinent sur l’avenue Colonia, dans le centre de Montevideo. Coincée entre un coiffeur et un épicier, à l’ouest de la baie, la petite pharmacie Antartida n’avait jamais connu semblable affluence. Sur le seuil, devant son enseigne jaune et bleue, ceux qui sortent échangent un sourire complice avec les prochains acheteurs. Pour la première fois au monde, des sachets de weed sont en vente libre entre les tubes de pommade et les boîtes de compléments alimentaires. Dans seize pharmacies du pays, les citoyens enregistrés auprès de l’Institut de régulation et de contrôle du cannabis (IRCCA) peuvent désormais acheter dix grammes par semaine pour à peine plus de 11 euros, sans disposer de prescription. À la différence des expériences lancées dans les États nord-américains du Colorado et de Washington, aux Pays-Bas et en Espagne, le modèle uruguayen est basé sur un véritable réseau de production et de commercialisation placé sous l’égide de l’État.

Depuis décembre 2013, ce marché a été mis en place en ouvrant la possibilité à chacun de cultiver de manière individuelle ou au sein de clubs. Un ménage peut produire jusqu’à 480 grammes par an et les membres d’associations ont droit à 40 grammes par mois. Ce degré inédit d’organisation donne à l’Uruguay les moyens de supplanter les plus gros producteurs de cannabis au monde. Dans son dernier rapport, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime note que « l’Albanie, la Colombie, la Jamaïque, les Pays-Bas et le Paraguay sont d’importantes sources d’herbe vendue sur les marchés mondiaux ». En Amérique latine, sa production s’est d’abord développée dans les pays institutionnellement fragiles comportant des territoires reculés. « À la faveur de la vague hippie américaine des années 1970, le Mexique était le premier producteur de cannabis au monde », précise Luis Rivera Velez, doctorant au Centre de recherches internationales de Sciences-Po. « Mais la guerre contre la drogue a déplacé les champs vers un autre pays lié aux États-Unis : la Colombie. » Le Département d’État américain (équivalent de notre ministère des Affaires étrangères), rappelle que « la Jamaïque demeure le plus gros fournisseur de marijuana aux États-Unis et dans les Caraïbes ».

Longtemps associée à la culture et la consommation de la marijuana, Kingston a légalisé le cannabis médicinal en 2015. Mais « les gens ne comprennent pas vraiment ce que fait le gouvernement », déplorait l’entrepreneur local Varun Baker en 2016. « Il y a des tas de zones grises. » À la conférence CanEx Jamaica où il était invité l’an passé, le chercheur en économie Kadamawe Knife exprimait aussi des doutes. « Comment tire-t-on de l’argent de ce marché ? Quel est le modèle de développement ? J’ai demandé et personne ne m’a répondu. » La faiblesse de la croissance jamaïcaine (1,4 %) n’aide en rien.

Pepe Mujica chez lui pépère
Crédits : La Cuarta

Alors que les destructions de champs se succèdent en Albanie et que la Colombie n’autorise que le cannabis thérapeutique, le Paraguay pourrait voir l’un de ses débouchés se fermer. C’est en partie pour détourner sa drogue qui inondait le marché noir uruguayen que Montevideo a voulu mettre de l’ordre. Vu à l’étranger comme le héraut de la légalisation, l’ancien président Pepe Mujica regrettait, en 2012, que « les consommateurs de marijuana tombent sous la coupe de dealers qui leur offrent de la “pasta base”. D’une drogue bénigne, il finissent par consommer cette dernière », laquelle est beaucoup plus nocive. En réalité, ce projet a surtout été porté par les parlementaires de son parti. Sans grand enthousiasme, « Mujica s’est montré très pragmatique afin de casser les reins au trafic de drogue », synthétise Damien Larrouqué, chercheur à Sciences Po et spécialiste de l’Uruguay. Selon les chiffres de la Junta Nacional de Drogas – qui se refuse à tout commentaire –, seuls 3 % des Uruguayens déclaraient avoir déjà fumé du cannabis en 1998 contre 12,2 % en 2006. Étant donné que la culture était jadis sévèrement réprimée, « ils étaient obligés d’acheter du cannabis de mauvaise qualité importé du Paraguay, en grande partie aux mêmes acteurs criminels qui vendaient des drogues plus dangereuses comme la pasta base », constatent John Walsh et Geoff Ramsey, chercheurs sur les questions relatives à l’Amérique latine pour l’institut Brookings.

En 2016, la Dirección de Represión al Tráfico Ilícito de Drogas de Uruguay a saisi 4 373 kilos de cannabis illégal, principalement en provenance du Paraguay. Afin d’exclure les acteurs criminels, l’État uruguayen a donc fixé un prix modeste (1,1 euro le gramme), exempt de TVA. Autorisées à stocker jusqu’à 2 kilos, les pharmacies gardent 30 % du prix de vente tandis que l’État ponctionne 10 %. Aussi, à supposer que les quatre tonnes prévues chaque année trouvent fumeurs, le Trésor devrait percevoir un millions de dollars. Pour le reste, (0,85 euro par gramme) les recettes reviendront aux deux entreprises chargées de la production et de la distribution, l’Uruguayen Symbiosys et la multinationale Iccorp. Elles ont interdiction de faire de la publicité et ne souffrent aucune concurrence. Situés dans le sud-est du pays, leurs champs reçoivent la protection du ministère de l’Intérieur. À ce jour, une variété réputée pour ses vertus relaxantes (Alpha) et une autre connue pour faire rire (Beta) sont commercialisées. Toutes deux présentent un taux de THC faible (2 %) en regard des proportions habituelles (environ 10 %). Cela signifie qu’elles n’ont pas de grands effets psychoactifs. L’IRCCA teste actuellement cinq autres variétés dont une ayant un taux de THC de 8 %, mais pour la majorité des Uruguayens, c’est déjà beaucoup. Les différents sondages menés ces derniers mois montrent que plus de 60 % de la population était opposée à la légalisation. Pepe Mujica et (surtout) ses alliés ont donc à la fois dû combattre les réticences des Nations Unies et celles de leurs concitoyens.

Les deux types de weed vendus en pharmacie

Un pays de Cocagne

Dans la petite station balnéaire d’Atlantida, à l’est de Montevideo, tout le monde ne voit pas la culture du cannabis d’un bon œil. Arrivée dans cette ville de moins de 10 000 habitants pour goûter son calme, en décembre 2011, l’écrivaine argentine Alicia Castilla est appréhendée par la police, chez elle, deux mois plus tard. Depuis le voisinage, le bruit qui lui attribuait quelques petits plants de cannabis s’est répandu jusqu’au commissariat de police. À 66 ans, elle risque plusieurs mois de prison. Lors de sa détention provisoire, Alicia Castilla reçoit la visite de députés en faveur de la légalisation du cannabis et de journalistes. « De l’extérieur, l’Uruguay est vu comme le pionnier mondial de la défense des libertés individuelles et du respect de l’individu », s’émeut-elle, suscitant le soutien d’un large pan du Mouvement de participation populaire (MPP), le parti de Pepe Mujica. L’assertion de l’écrivaine argentine est fondée.

Ce pays de 3,5 millions d’habitants bordé par l’océan Atlantique, l’Argentine et le Brésil est le premier, en Amérique latine, à avoir aboli l’esclavage en 1830 et à avoir supprimé la peine de mort en 1907. Il a légalisé le divorce, dès 1913, et donné le droit de vote aux femmes, en 1927. Quelques semaines avant d’autoriser le mariage homosexuel et de permettre l’adoption des couples de même sexe, fin 2012, il est aussi devenu le troisième État de la région à dépénaliser l’avortement après Cuba et la Guyane.

« Si le cannabis n’est pas satisfaisant, le marché noir continuera d’exister. »

Dans son rapport aux drogues, Montevideo démontre aussi une approche originale de longue date. Alors que les liqueurs faisaient l’objet d’un monopole d’État entre 1931 et 1996, les stupéfiants sont pris en compte par un décret passé sous la dictature militaire (1973-1984) en 1974. Dans la foulée de sa chute, en 1987, une commission spéciale sur l’addiction est créée à la Cámara de Representantes (la chambre basse). Face à l’augmentation de la consommation de cannabis, les parlementaires abaissent à 20 mois de prison la peine maximum pour les producteurs et consommateurs en 1999. Ils développent aussi des peines alternatives au sein de centres de réhabilitation. L’arrivée au pouvoir de la gauche en 2005, dirigée par l’ancien cardiologue Tabaré Vasquez « ouvre une fenêtre pour les mouvements sociaux », indique Luis Rivera Velez, chercheur à Sciences Po et auteur d’une thèse sur l’émergence de la prohibition des drogues comme problème public en Amérique latine. Leur ébranlement pendant ce quinquennat se concrétise sous celui de son successeur, en 2010. Issu des rangs la même coalition, le Frente amplio, Pepe Mujica juge avec une morgue marxiste les revendications sociales de certains de ses alliés. « Il était assez opposé à ce qu’il jugeait comme des droits bourgeois », souligne Damien Larrouqué. Mais l’ancien guérilleros Tupamaros, torturé du temps de la junte militaire (1973-1985), n’est pas résolument dogmatique. Après avoir découvert qu’elle a été dénoncée par « une personne déséquilibrée », Alicia Castilla met au défi ses contempteurs de « démontrer que la marijuana est néfaste et constitue une menace pour la société ». La majorité lui apporte son soutien.

Le 7 mai 2011, sa libération acquise, elle participe à une grande marche en faveur de la légalisation. Moins d’un an plus tard, sa petite histoire rencontre la grande. Lors du sommet des Amériques organisé en avril 2012, plusieurs chefs d’États, dont le président colombien Juan Manuel Santos, appellent à l’ouverture d’un débat sur les alternatives à la meurtrière et inefficace « guerre contre la drogue » menée sur tout le continent. En Uruguay, une proposition de loi pour légaliser l’auto-culture et les clubs associatifs est discutée depuis 2010. Des députés de droite y souscrivent. Mujica, lui, préfère que l’État conserve le contrôle. La « stratégie pour la vie et la coexistence » fait la synthèse entre ces deux visions. Elle est présentée par différents ministres et portée dans le débat parlementaire par Sebastian Sabini et Julio Bando (MPP, gauche), Fernando Amado (Partido Colorado, conservateur) et Daniel Radio (Partido Independiente, centre gauche). Malgré l’opposition d’une majorité de la population (66 % est contre), l’Uruguay suit la voie ouverte par les États du Colorado et de Washington et va même plus loin.

Montevideo

En décembre 2013, la loi 19.172 donne aux citoyens la possibilité théorique de cultiver six plants, d’acheter 40 grammes en pharmacie ou d’accéder à 450 grammes par an par l’entremise de coopératives. Mais il faut attendre mai 2014 pour que les décrets d’application soient signés. Avant la fin du mandat de Pepe Mujica, sa majorité fonde l’IRCCA, l’Instituto Nacional de Semillas, commence l’achat de graines en Espagne et ouvre un registre de cultivateurs individuels. Enfin, l’État lance un appel d’offre auquel répondent 22 entreprises désireuses de gérer la production, le séchage et la livraison aux pharmacies. Comme promis, l’ancien guérilleros ne se présente pas aux élections d’automne. L’enregistrement des clubs de cannabis est ouvert avant le deuxième tour que remporte Tabaré Vasquez. Or, le cancérologue n’est guère euphorique. « Pendant son premier mandat, il a instauré la politique la plus dure au monde envers le tabac », observe Damien Larrouqué. Considéré avec défiance par les Nations Unies et les États-Unis, le projet prend un peu de retard avant d’aboutir le 19 juillet 2017. Alors que le taux de THC initialement prévu pouvait atteindre 15 %, il plafonne finalement à 2 %. « Si le cannabis n’est pas satisfaisant, le marché noir continuera d’exister », met en garde Luis Rivera Velez. La pérennité du modèle est en jeu.

Un exemple ?

La petite foule amassée devant la pharmacie Antartida ne doit pas agir comme un écran de fumée. Si quelques amateurs étaient prêts à faire la queue pour acheter 5 ou 10 grammes de weed, c’est qu’ils n’avaient pas le choix : seules 16 officines ont accepté de servir de point de vente quand le pays en compte environ 1 200. La plupart des 161 475 personnes qui, selon la Junta Nacional de Drogas, consomment de la marijuana sont restées chez elles. Au 20 juillet, 5 556 individus étaient enregistrés en tant que consommateurs.

Au salon annuel des cultivateurs uruguayens

Mis en place afin de limiter la consommation individuelle, le registre a suscité d’intenses polémiques au cours des débats, en 2013. Les fumeurs de cannabis ne déniaient pas à l’État le droit de s’assurer qu’ils ne se fournissaient pas au sein de clubs en plus d’acheter en pharmacie ; mais ils renâclaient à lui confier une série d’informations personnelles. D’autant qu’être fiché constituait une menace potentiellement mortelle sous la dictature militaire. Pour les rassurer, le législateur a rangé ces éléments dans la catégories des « données sensibles », promettant ce faisant de ne pas les transmettre sans le consentement des principaux concernés. Autre variable d’exclusion, le prix en général élevé de l’inscription dans un club est pallié par un coût faible en pharmacie. Ainsi, les classes populaires ne sont-elles pas obligées de se tourner vers le marché noir. En réponse aux critiques postulant la faillite du système, le secrétaire national aux drogues, Julio Calzada a assuré, études de marché à l’appui, que tout le monde entrerait dans ses frais. « Il est indispensable d’offrir un tarif bas pour évincer les acteurs du marché noir quitte à augmenter ensuite les taxes afin de dissuader la consommation », pense Luis Rivera Velez. La légalisation, ajoute le chercheur américain du Drug Policy Research Center, Beau Kilmer, « réduira la taille du marché illégal mais cela n’arrivera pas en un jour ». Un des principaux écueil à la substitution du narcotrafic par le système légal est le faible degré de THC présent dans la weed vendue. Pour l’heure, les évaluations du ministère de l’Intérieur garantissent que la proportion présente dans la drogue paraguayenne est inférieure à 1 %, ce qui paraît « peu plausible » à John Walsh et Geoff Ramsey. « Faute d’autre référence », notent les chercheurs, « il est difficile de savoir précisément avec quels types de propriétés l’herbe légale est en concurrence. » En attendant la mise en circulation de spécimens aux taux supérieurs, les premiers consommateurs ne semblent pas tous déçus par la qualité proposée. Il faut dire qu’ils s’étaient habitués à un produit de mauvaise facture, souvent présenté sous forme de résine ou de fleurs comprimées. Toutefois, « l’évaluation ne doit pas être effectuée par le ministère de la Santé qui est le plus prohibitionniste vis-à-vis des drogues », critique Luis Rivera Velez.

En dehors des rapports émis par la Junta Nacional de Drogas et l’IRCCA, qui sont des organismes dépendant de l’État, il existe un organe d’étude indépendant, Monitor Cannabis, géré par l’Udelar, c’est-à-dire l’université des sciences sociales de Montevideo. Mais il est encore trop tôt pour qu’elle puisse dresser un premier état des lieux. Dans sa volonté d’évincer l’acteur paraguayen, l’Uruguay a peu de chance de le subvertir en tant que plaque tournante de la vente. Son cannabis n’étant pas destiné à l’exportation, il ne franchira pas la frontière tant que les contrôles restent stricts. Or précisément, la direction politique exerce un pouvoir important. « Quand j’en ai parlé à Pepe Mujica », confie Luis Rivera Velez, « il m’a dit que la réforme avait été possible car l’État est très fort. » D’ailleurs, ajoute, Damien Larrouqué, « il a toujours affirmé qu’il serait possible de revenir en arrière si cela ne fonctionnait pas ». Ceux qui attendent de mesurer les effets de la légalisation en Uruguay seraient donc bien avisés d’en prendre en compte les spécificités. Contrairement à beaucoup sur le continent, Montevideo est parvenu à conserver de larges secteurs de l’économie dans le giron national. Il est par exemple l’un des derniers pays au monde où un groupe de télécommunication, Antel, appartient exclusivement à l’État. À la différence de ce qui se passe du côté des États-Unis, le risque est donc faible de voir le marché être sauvagement découpé par des acteurs privés. Pour autant, cela ne fait pas du cannabis un élément constitutif de la culture uruguayenne comme il peut être lié aux rastafaris en Jamaïque. À 2 % de THC, ses charmes vont mettre un peu de temps à agir.


Couverture : Dans toutes les bonnes pharmacies. (DR/Ulyces.co)