par Fabien Soyez
Pour les clients du café, cet homme aux allures de vieux dandy ou de lord anglais, à la moustache et aux cheveux gris, n’est qu’un parisien comme un autre. Un digne grand-père, peut-être. Mais ont-ils conscience que c’est lui, Louis Pouzin, qui a inventé le protocole à l’origine d’Internet ? Y pensent-ils une seconde, tout en manipulant leur smartphone, évidemment connecté au réseau mondial ? Louis Pouzin, 85 ans, n’a pas inventé Internet. Mais sans lui, Internet n’existerait pas. Paradoxal ? Pas tant que cela. Car une invention n’a pas besoin d’être brevetée pour vivre sa propre vie. Et parce que si nombre d’inventeurs sont passés à la postérité, beaucoup d’autres sont restés dans l’ombre. Par choix, par modestie, ou par un fâcheux coup du sort. Il est maintenant temps de rétablir la vérité de la création d’Internet. Croyez-le ou pas, mais si aujourd’hui nous parlons de « l’Internet » et du TCP/IP, et non de « Catenet » et du « datagramme », c’est grâce, ou à cause des PTT. C’est une longue histoire. Qui commence dans les années 1940. À l’époque, l’ordinateur n’existe pas encore.
De Bull aux USA
Louis Pouzin a grandi au milieu des outils, dans la scierie de son père. « Il achetait des arbres et vendait le bois coupé. Il y avait des machines à vapeur, des scies, une affûteuse, une forge… C’était un paradis », raconte le vieil homme. Tout en buvant son café, il se souvient : « Dès mon plus jeune âge, je bricolais. Pour le plaisir. Je réparais des serrures, des horloges. » Cet amour pour le bricolage et l’invention ne le quittera jamais. Bon en maths, il passe son bac avec mention, et parce qu’il veut par-dessus tout avoir un diplôme mais sans vraiment avoir de métier en tête, il travaille comme un acharné et intègre les rangs de l’École polytechnique en 1950, à 19 ans. Diplômé de « l’X » deux ans plus tard, il rejoint la CIT (Compagnie industrielle des téléphones), ancêtre d’Alcatel. « Ingénieur débutant, je m’occupais de la fabrication, d’assurer l’arrivée des pièces et de leur qualité. Un vrai apprentissage du milieu de l’industrie », raconte-t-il. Louis Pouzin aurait pu rester dans cette filiale télécoms de la CGE (Compagnie générale d’électricité) et participer au développement de l’industrie du téléphone. Mais en 1955, le hasard, ou peut-être le destin, le pousse vers l’informatique après avoir lu un article du Monde consacré aux tout premiers calculateurs électroniques, qui prendraient bientôt le nom d’ordinateurs. « À l’époque, il n’y avait pas de calculettes : on se servait de machines munies de rouleaux et de manivelles. Alors ces calculateurs électroniques, qui faisaient des milliers d’opérations à la seconde, c’était fantastique ! » se souvient-il.
Au même moment est organisé au parc des expositions de la porte de Versailles à Paris la 5e édition du « Salon de l’informatique du commerce de bureau » (SICOB), consacré aux machines « de comptabilité à cartes perforées » et aux « calculateurs » d’IBM et de Bull. C’est le coup de foudre immédiat. À 24 ans, Louis Pouzin candidate chez Bull, séduit par les calculateurs de la société française et bien décidé à se lancer dans ce qu’un ingénieur allemand baptisera, deux ans plus tard, « l’informatique » – ou « traitement informatique de l’information ». Louis Pouzin est alors passionné de mécanique. « Mais quand j’ai connu l’informatique, j’ai immédiatement compris que les potentialités étaient bien plus grandes : la mécanique prend du temps, elle nécessite d’utiliser un tas d’outils… alors qu’avec l’informatique, il suffit de prendre un crayon pour créer un programme et faire ce que vous voulez ! » lance Louis Pouzin. L’homme est « l’un des seuls élèves » de sa promotion à s’intéresser à ce tout nouveau domaine, aux côtés de feu Henry Leroy, concepteur d’un compilateur du langage de programmation Algol, et de feu Jean-Pierre Brulé, président de Bull dans les années 1970.
Pendant deux ans, le CV du jeune ingénieur reste posé sur une pile de dossiers, suite à la crise du canal de Suez. En 1957, il est enfin recruté par Bull, chargé de « faire le pont entre le service technique et les commerciaux de la société ». Sa mission : imaginer des « gadgets » et des « solutions matérielles » ne nécessitant pas de développement coûteux, mais « répondant aux besoins des clients ». À l’époque, IBM domine le monde naissant de l’informatique avec le 650, ordinateur de la première génération. « Face à cette 4CV, Bull avait développé un calculateur électronique. Il avait été conçu pour être autonome, mais en réalité il fallait le relier à une machine à cartes perforées, et il ne possédait pas de mémoire permanente », se souvient Louis Pouzin. L’ingénieur s’occupe alors davantage de la mécanographie et de concevoir des lecteurs de bandes perforées – ce qu’il décrit comme des « machines à écrire électriques, auxquelles on accrochait un perforateur de cartes en papier rigide ». Le business des calculateurs est encore bien loin.
En 1960, Bull et IBM se livrent une guerre acharnée pour dominer le monde nouveau de l’informatique. « IBM avait commercialisé le premier ordinateur à disque dur, le Ramac. Et pour contrer cette machine, Bull avait passé un accord avec une société américaine, RCA (Radio Communication of America) afin de lancer le Gamma 30, un calculateur tout aussi puissant », raconte Louis Pouzin. Mais pour « frapper un grand coup » dans le secteur du calcul scientifique, Bull voit plus loin et projette de créer la « machine française ultime », nom de code Gamma 60. Louis Pouzin, qui commence à rouler sa bosse, se retrouve à la tête d’une équipe de 30 ingénieurs chargés de la programmation du Gamma 60. « C’était la première fois que des ingénieurs programmaient. Jusque-là, ils dirigeaient des équipes mais n’étaient pas entraînés à programmer : c’était une affaire de techniciens », raconte-t-il en souriant.
Désormais, les ingénieurs se mettaient à manipuler et à programmer. « Mais le plus souvent en traînant des pieds, car pour eux, c’était une tâche ingrate », ajoute l’informaticien. Un peu frustré par le manque de dynamisme de ses collègues, Louis Pouzin regarde avec envie les nombreux américains qui débarquent en masse chez Bull France, suite à la prise de pouvoir par General Electric, en 1963. « Ils venaient faire leur petit tour d’Europe, pour voir ce qui se passait chez Bull », se souvient-il. « Je voyais bien qu’il y avait beaucoup de choses à faire dans l’informatique, c’était un domaine vraiment prometteur. Alors, j’ai pris des cours d’anglais à l’école Berlitz et j’ai demandé à mon patron si je ne pouvais pas prendre un congé de longue durée pour partir bosser aux États-Unis », raconte le vieil homme. Conservant un salaire symbolique afin de « pouvoir continuer à être inscrit à la Sécu », Louis Pouzin embarque donc en 1963 pour les USA, avec femme et enfants. Alors qu’un chercheur américain le remplace en France, en vertu d’un programme d’échange, il rejoint l’équipe du professeur Fernando J. Corbató, directeur adjoint du centre de calcul du MIT (Massachusetts Institute of Technology) à Boston. Ce scientifique est alors le chef du projet Mac (Multi access computer), un projet de programmation en temps partagé.
« L’idée du “time sharing”, c’était de partager une grosse machine entre plusieurs programmeurs. En évitant à la machine d’être immobilisée par un seul programmeur, le processus serait considérablement accéléré », explique Louis Pouzin. Pour lui, ce projet est une chance : « C’était l’occasion de programmer une machine puissante, concrètement cette fois. J’allais pouvoir m’initier à un nouveau concept informatique qui me semblait révolutionnaire, et qui nécessitait d’écrire, d’inventer de toutes pièces un programme de gestion de la machine. » Aux côtés de cinq autres « programmeurs système », un métier qui n’existait pas encore en France, Louis Pouzin s’initie au code machine, le langage natif du processeur de l’ordinateur. Ensemble, ils développent le CTSS (Compatible Time Sharing System), l’un des tout premiers systèmes d’exploitation (OS) à temps partagé. « Il fonctionnait tant en traitement par lots qu’en temps partagé. Nous pouvions compiler et déboguer, pendant que d’autres faisaient de la gestion ou des calculs scientifiques », explique l’informaticien. De fil en aiguille, il participe à la conception du sucesseur de CTSS, Multics.
Concrètement, il propose à son équipe de concevoir un interpréteur de commandes faisant office d’interface directe entre l’OS et l’utilisateur, qu’il baptise shell (« coquille »). « L’idée était de gagner du temps en centralisant et en automatisant des tâches répétitives, comme la lecture des commandes, l’analyse des termes et l’appel des sous-programmes », note-t-il. Grâce au shell, Multics est un succès immédiat. « Cet OS novateur a ensuite été très utilisé comme le symbole de ce dont serait composé la machine du futur », se réjouit Louis Pouzin. Professionnellement, le MIT fut un véritable tremplin pour l’informaticien. « Je pouvais faire des choses que je n’aurais jamais pu faire en France. J’ai appris énormément. Les Américains donnent beaucoup de liberté d’initiative aux salariés, et j’ai pu en faire preuve en proposant de créer le shell. »
L’électron libre
1965. C’est le retour en France pour Louis Pouzin. Il ne le sait pas encore, mais il s’apprête à vivre une grande aventure, aux origines d’Internet. Un peu rebuté par la vie américaine – « la société américaine est profondément hypocrite, il faut rester dans les clous… Et moi, je n’ai jamais su rester dans les clous » –, il rentre chez Bull, fort de son expérience au MIT. « J’étais devenu une vedette. Je connaissais le temps partagé, et mon boss, Pier Abetti, m’a emmené faire le tour de l’Europe pour parler du time sharing aux grosses sociétés à qui Bull et General Electric voulaient vendre des machines », se souvient Louis Pouzin. Sa connaissance de l’anglais est également un atout : « Bull étant devenue une succursale de GE, tous ceux qui ne parlaient pas anglais étaient repoussés dans des tâches secondaires. » Pendant plusieurs mois, Louis Pouzin enchaîne les aller-retour, dans la plupart des capitales européennes et un peu partout en France. « Ça m’a permis d’y être un peu reconnu à l’époque, notamment dans les universités… Jusqu’ici, les ingénieurs de chez Bull n’avaient pas de rapport avec elles, c’était réservé aux commerciaux qui leur vendaient des machines », raconte l’informaticien. Ainsi, remarque-t-il, ces présentations du time sharing ont permis de rapprocher les milieux. 1966.
Après un an passé à faire « le tour des popotes européennes », Louis Pouzin commence à se lasser. Le discours qu’il tient lors de ses présentations est toujours le même : « Je parlais aux entreprises des bienfaits du temps partagé, surtout de la performance de mise au point des programmes. Je leur expliquais qu’on pouvait mettre un programme au point en une journée ou deux. Alors qu’avant il fallait deux ou trois semaines. Ça intéressait beaucoup de sociétés en France et à l’étranger. » À force, l’envie lui revient de changer d’activité. « J’ai voulu reprendre un projet et justement, il y avait la météorologie française », se souvient-il. La Direction de la météorologie nationale, ancêtre de Météo France, avait commandé à Bull une grosse machine pour pouvoir faire de la prévision. Un milieu inhabituel pour Bull, qui apporte son aide technique. La météo nécessitant une machine spéciale, Louis Pouzin monte une petite équipe de trois ingénieurs et entreprend d’adapter l’ordinateur de General Electric, le GE 600, à la gestion des informations météorologiques « reçues par Télex du nord au sud du pays ». Pour l’ingénieur, il s’agit d’un projet novateur. « On sentait que le monde allait changer, c’était quelque chose de jamais vu », raconte-t-il. Louis Pouzin finit par imaginer un système permettant au GE 600 de « sortir en temps voulu des prévisions à court, moyen et long terme » qu’il baptise « météonome ». Mais en 1967, après un an de travail, coup de théâtre : General Electric trouve que le GE 600 ne rapporte pas assez d’argent et décide de ne plus le distribuer. « À la météo, ils étaient un peu embêtés : ils étaient contraints de commander une autre machine, mais ils voulaient aussi me garder. Et moi, je voulais poursuivre ce projet », raconte Louis Pouzin. La machine commandée par la DMN est un ordinateur concurrent, fabriqué par la Control Data Corporation. « Le patron de cette société américaine est allé voir Bull en proposant un arrangement : il fournirait le calculateur, et Bull continuerait à faire travailler notre équipe sur le météonome. Mais le directeur de Bull n’a rien voulu entendre », déplore Louis Pouzin.
« Ce qui m’intéressait vraiment, c’était le travail à faire, pas l’entreprise. Si la société dans laquelle j’étais me ralentissait dans mon évolution, je n’avais aucun scrupule à partir ailleurs. Mon but, c’était de créer de grands systèmes », explique-t-il. En 1967, l’informaticien claque la porte de Bull et rejoint la SACS (Société d’analyse et de conception de systèmes), une entreprise de services destinée aux développements de systèmes pour les entreprises, qui deviendra plus tard Atos. Il poursuit alors son travail sur le météonome, cette fois avec une équipe de 5 ingénieurs. « Le météonome, c’était une machine et un système d’exploitation inédits. Au lieu d’un seul processeur, il utilisait huit processeurs périphériques, ce qui était tout à fait inhabituel », décrit Louis Pouzin. En concevant ce système, l’homme apprend beaucoup. « À la fin, j’étais capable de travailler sur des machines de structures assez différentes. Alors que souvent, même encore aujourd’hui, vous trouvez des informaticiens doués mais qui n’ont qu’un seul schéma mental de machine en tête. Ils ne savent pas changer de structure de machine, et refont ce qu’ils ont déjà fait », explique-t-il. À la même époque, il commence à donner les tout premiers cours dispensés en France sur les systèmes d’exploitation, à l’université Pierre-et-Marie-Curie (UPMC). C’est dans ce milieu bouillonnant d’idées nouvelles qu’il puisera plus tard pour trouver les nombreuses jeunes recrues de ses équipes de recherche.
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Deux ans plus tard, en 1969, Louis Pouzin se remet en mouvement. « Une fois le météonome opérationnel, la météo n’avait plus besoin de moi, et la SACS ne pouvait plus me payer. Il fallait que je trouve du travail ailleurs. » Il se dirige vers le milieu de l’industrie et rejoint Simca, constructeur automobile contrôlé à l’époque par l’Américain Chrysler. Louis Pouzin rejoint le centre de calcul, avec pour mission de « faire marcher le système ».
Il découvre « la vie dans une grande entreprise », avec ses cahiers de charge, ses méthodes de management, ainsi que ses syndicats et ses bras de fers entre les différents services (finances, achats, production, etc.). Allergique à ce type de cadre de travail, Louis Pouzin sent que ce n’est pas son milieu. Chez Simca, il avait aussi « lancé des trucs pas courants, et qui avaient fait frémir le patron ». La fin des années 1960 était « l’époque où il y avait des “compatibles” sur le marché » – des machines compatibles IBM, conçues par des industriels qui n’étaient pas IBM. Certaines armoires de disques « étaient plus rapides et coûtaient moins cher que chez IBM. Alors au lieu de ne louer notre matériel qu’à IBM, j’ai commandé deux armoires à une autre société américaine », raconte Louis Pouzin, l’air amusé. « Très emmerdé », IBM tente de convaincre le directeur de Simca que de telles pratiques sont risquées. Mais Pouzin réussit à convaincre son entreprise qu’IBM n’est pas l’unique solution.
En 1970, devenu chef du système informatique, il se frotte à nouveau à la société américaine. « Rien ne fonctionnait à distance à l’époque. L’idée moderne de pouvoir enregistrer les informations online n’était pas de mise chez Simca. Mais la direction aurait tout de même bien voulu un système en ligne pour pouvoir suivre la production depuis un terminal », explique Louis Pouzin. Alors l’informaticien a l’idée de recourir à un système d’extraction de données reposant sur les cartes perforées, des modems de téléphone et un télétype (un appareil qui permet de générer et de recevoir des messages via des signaux électriques). « Catastrophe : le télétype en question n’était pas un appareil IBM ! » s’amuse Louis Pouzin. Pire : le télétype ne figurait pas, à l’époque, dans son catalogue. « Il coûtait peu cher car il utilisait le réseau téléphonique, et non une câblerie spéciale. Alors les gars d’IBM sont montés au créneau et ont essayé de convaincre mon patron que c’était encore une fois une mauvaise idée. » Louis Pouzin n’a en tout cas aucune intention de rester dans ce milieu de bagarres perpétuelles, où beaucoup d’énergie est « dépensée pour défendre son autorité, son budget ». L’informaticien veut davantage. « Je voulais continuer à inventer des choses », explique celui qui passe alors aux yeux de ses collègues pour « un électron libre, un rebelle » qui, pour couronner le tout, vient de polytechnique et non des Arts et métiers, comme la plupart des ingénieurs de Simca. « Je n’étais pas de la confrérie ! » lance Louis Pouzin en riant. « J’avais donc depuis un moment l’idée de partir ailleurs. J’avais fait pas mal de sociétés, alors pourquoi pas une de plus ? » Il l’ignore encore, mais le destin lui a réservé bien plus que d’entrer dans une énième société où exercer son talent. Bien plus.
Cyclades, l’Arpanet à la française
1971. Louis Pouzin s’apprête à révolutionner l’informatique, qui commence tout doucement à s’imposer dans les entreprises – en attendant l’ère, plus si lointaine, du PC personnel. À quelques jours d’intervalle, soudainement, il reçoit des coups de fil d’anciens collègues qui lui annoncent que la Délégation générale à l’informatique – une instance créée en septembre 1966 à l’époque de De Gaulle dans le cadre du Plan Calcul, pour stimuler la production de logiciels et de matériels informatiques à destination des administrations notamment – voudrait « faire en France un réseau semblable à l’Arpanet ». Plus tard, la DGI lui propose, à lui l’expert reconnu du time sharing, de diriger le projet. « Je n’ai pas réfléchi une seule seconde : j’ai dis oui, trois fois oui », dit-il en riant. Basé sur le concept du temps partagé, l’Arpanet (Advanced Research Projects Agency Network) est alors le premier réseau à transfert de « paquets » (des morceaux de données). Développé aux États-Unis par la DARPA, l’agence de recherche de l’armée américaine, entre 1969 et 1971, il utilise ainsi le packet switching plutôt que la traditionnelle communication par circuit électronique. Autant dire que créer une version européenne de l’Arpanet est alors tout à fait dans les cordes de Louis Pouzin, fervent supporter du temps partagé et des réseaux, qui a suivi de très près les avancées du projet américain dans les revues scientifiques. L’idée de la Délégation générale à l’informatique n’est alors pas de concurrencer Arpanet mais de « rattraper, en France, le retard sur les États-Unis dans le domaine stratégique des réseaux ». Autrement dit, de monter en compétences à travers un nouveau projet. « En Europe, on ne savait pas ce qu’était un réseau ! » affirme Louis Pouzin. Sous l’impulsion de la DGI, un consortium européen de l’informatique avait été créé en 1970 : Unidata. Dans ses rangs : Philips, Siemens et la CII (Compagnie internationale pour l’informatique). La CII avait été créée en 1966 dans le cadre du plan Calcul lancé par le gouvernement du général de Gaulle. La mission de cette société privée, financée principalement par l’État : développer l’informatique scientifique et l’informatique de gestion face aux constructeurs d’ordinateurs Control Data, IBM et Bull-GE. L’idée du gouvernement étant de « développer une capacité technologique française ». Or, du côté d’Unidata, l’objectif est de « créer une puissante gamme de produits d’informatique européenne, à l’identique d’Airbus dans l’aéronautique », chacun des membres s’occupant de son secteur d’expertise : à Philips la technologie électronique, à Siemens les périphériques mécaniques, et à CII l’architecture des machines et le logiciel. Mais « face à Siemens et Philips, deux poids lourds, la CII, relativement jeune, était toute petite. Alors l’idée de la délégation, très politique, fut de créer en France une technologie de réseau permettant à la CII d’être en avance sur ses partenaires », explique Louis Pouzin. « Politiquement, créer un Arpanet français, c’était très bien vu », ajoute-t-il avec un sourire narquois. Fin 1971, l’informaticien rejoint donc la Délégation à l’informatique. Il s’installe à l’IRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique), à Rocquencourt dans les Yvelines. Il mobilise immédiatement son réseau afin de constituer une équipe d’une demi-douzaine de personnes. Louis Pouzin commence par « se faire prêter » Jean-Pierre Touchard, ancien instituteur devenu informaticien, par la CII. Un ancien de chez Bull.
Autre recrue de choix : un ingénieur de l’armement, Hubert Zimmermann. Polytechnicien, il travaille alors à la SEFT (électronique pour l’Armée de terre) et vient d’achever le projet Sycomore, visant à créer plusieurs systèmes de commandement pour l’Armée de terre. « C’était un type remarquable », se souvient Louis Pouzin, un brin ému. Avec Zimmermann, il développera plus tard, à la CII, la distributed system architecture (DSA), une architecture de réseau en couches.
Louis Pouzin recrute aussi Jean-Louis Grangé – un ancien de Simca rencontré à la SACS, qu’il avait déjà débauché pour le météonome –, Jean Le Bihan, qui concevait alors les tout premiers systèmes de temps réel des aéroports français ; Michel Gien, l’auteur de Fanny, un langage utilisé pour des systèmes de macro-instructions et ingénieur système au centre de calcul de l’IRIA.
L’informaticien recrute aussi de nombreux jeunes ingénieurs travaillant alors dans des sociétés de service, comme la SACS, Cap Sogeti ou la SESA. « Ces entreprises étaient toutes intéressées par ce projet de réseau, et contre ma promesse de les prendre comme sous-traitants (développeurs), j’ai pu leur louer des gens de top niveau, à plein temps, qui seraient formés dans mon équipe », raconte Louis Pouzin.
Des années plus tard, la plupart de ces jeunes recrues participeront à des projets de réseaux français. « À l’époque, quand il y avait un réseau à construire, par exemple pour Air France ou pour les douanes, on passait le contrat à une société française, mais qui était purement de façade, sous-traité en réalité à une société américaine », explique Louis Pouzin. « Après notre aventure, tous les projets de réseaux ont été faits par des sociétés françaises, et non plus américaines. » Le projet de réseau de la DGI, Louis Pouzin se l’approprie et lui trouve un nom : Cyclades, du nom de l’archipel grec. « Tout comme il faut des bateaux pour relier ces bandes d’îles, il fallait trouver un système pour relier les centres non-connectés du futur réseau », explique-t-il en riant. « Mon état d’esprit, à ce moment là ? Je n’avais qu’une réflexion en tête : enfin un projet intéressant ! » Le premier réflexe de Louis Pouzin, surexcité, est de faire « le tour des popotes » aux États-Unis. « Je suis allé voir 5 ou 6 scientifiques que je connaissais depuis l’époque du MIT, qui travaillaient dans des centres de recherches utilisant l’Arpanet. Je voulais voir comment ils s’y prenaient, afin de récupérer des idées », se souvient l’informaticien. De son voyage aux États-Unis, Louis Pouzin revient avec l’idée de concevoir pour Cyclades un système basé sur la commutation de paquets, mais avec un réseau « qui serait interconnectable avec tous les autres réseaux de son espèce, quelle que soit la technologie, avec les mêmes interfaces d’échange comme seule condition ». « L’idée, c’était de considérer ça comme un ensemble de réseaux et non pas comme un réseau unique », explique Louis Pouzin. Ce système de commutation de paquets et de réseaux de communication interconnectés via des passerelles, Pouzin le baptise le Catenet, qui signifie « chaîne » en grec. « Le terme sera utilisé pendant un temps, mais il ne prendra pas face au mot “Internet”, qui sonnait mieux », sourit-il.
Le 8 février 1974, après deux ans de travail, Pouzin et son équipe présentent le Catenet devant le gratin de l’administration – parmi eux, Jean Charbonnel, ministre du Développement industriel et scientifique, et Hubert Germain, ministre des Postes et Télécommunications. « On leur a fait une démonstration comme quoi on pouvait entrer une commande à Rocquancourt et l’envoyer à Grenoble pour l’exécuter alors qu’à Rocquancourt, il s’agissait d’une machine CII, et qu’à Grenoble, on utilisait une machine IBM », se souvient l’informaticien. Officiellement, l’objectif de Cyclades, premier projet-pilote de l’IRIA, était de permettre l’utilisation de l’ensemble des bases de données de l’administration. « À l’époque, c’était la mode des bases de données, et chaque administration voulait garder ses données. Le but, c’était donc de pouvoir les échanger entre administrations, et ainsi de faire des économies, car on utiliserait un réseau adapté au transport de données, et non celui des appels téléphoniques », explique-t-il. Mais officieusement, Cyclades est surtout « un projet industriel pour mettre la CII et la recherche en France, à un niveau comparable aux Américains », estime Louis Pouzin. Le système d’Arpanet, basé sur un circuit virtuel, n’a pas convaincu Louis Pouzin. « C’était un réseau de paquets qui faisait en réalité la même chose que ce que feront les PTT plus tard : on livre des paquets, en séquences, dans le même ordre à l’entrée et à la sortie », explique-t-il. « Pourquoi les transmettre en séquence, alors qu’il est tout à fait possible de les envoyer dans le désordre et de les remettre dans l’ordre plus tard ? » Pour bien me faire comprendre le concept de la commutation de paquets, il me décrit son système, qu’il avait baptisé « datagramme », comme des cartes postales : « Plutôt que d’envoyer des données en séquence sur un canal préétabli, comme les wagons d’un train, ce qui a toujours été le dogme des télécoms, l’idée était d’envoyer des paquets comme des cartes postales. Les paquets ont une adresse de destination, et ils avancent dans le réseau en fonction de celle-ci. »
Un datagramme est ainsi un « paquet incluant sa propre adresse de destination ». Chaque fois qu’il passe dans un nœud du réseau (un routeur), « il est orienté vers la direction la plus intéressante par le réseau lui-même, les nœuds communiquant en permanence et échangeant des informations sur les adresses des paquets ». Ce système fonctionne grâce à un protocole de transport qui « utilise les infos contenues dans le paquet », explique Louis Pouzin, en bon professeur. L’adresse de destination peut « être située à l’intérieur comme à l’extérieur du réseau, par exemple s’il s’agit de l’ordinateur d’un client », ajoute-t-il. « La commutation de paquet n’était pas un principe nouveau : c’est un anglais, Donald Davies, qui l’a imaginé dans les années 1960. Mais Cyclades a été le premier réseau à lui donner vie, à travers le datagramme », note Louis Pouzin. « Mon idée était révolutionnaire, et elle l’est encore ! » s’amuse l’informaticien. « Parce que d’une part, ça ne s’était jamais fait, et parce que d’autre part, ça permettait de faire des réseaux beaucoup plus économiques : les commutateurs de paquets ont beaucoup moins de travail à faire. Il y a plusieurs chemins possibles, ce qui permet de passer par plusieurs réseaux en parallèle… Toutes les facilités qu’on utilise aujourd’hui dans l’Internet », ajoute-t-il, pensif.
Un tel système était « indépendant de la qualité du réseau, car le but de l’opération, c’était d’avoir un système de communication de données qui ne soit dépendant ni de la topologie, ni de la qualité de service des réseaux », se souvient-il. « Évidemment, c’était une idée presque criminelle vis-à-vis des PTT, car ça voulait dire qu’on ne leur faisait pas confiance, notamment pour la continuité du service, en cas de changement de système. »
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COMMENT LOUIS POUZIN A CONTRÉ L’HÉGÉMONIE AMÉRICAINE SUR INTERNET ↓
Couverture : Louis Pouzin par Fabien Soyez (création graphique par Ulyces).