Près de quinze ans après sa sortie, Le Dernier samouraï d’Edward Zwick apparaît comme un classique du cinéma hollywoodien. Beaucoup se souviennent encore du synopsis. Le héros, un jeune capitaine américain incarné par Tom Cruise, se range aux côtés de guerriers japonais révoltés pour les aider dans le combat qui les oppose aux troupes impériales. Ce que peu de spectateurs savent, en revanche, c’est que ce héros s’inspire en grande partie d’un personnage historique, et français : Jules Brunet, qui débarqua au Japon le 13 janvier 1867. Pour le colonel François-Xavier Héon, il est « le véritable dernier Samouraï ». « Jules Brunet ne compte pas au nombre des très rares étrangers ayant été anoblis de la sorte », nuance Julien Peltier, auteur des livres Le Crépuscule des samouraïs et Samouraïs. « Mais le statut étant alors en voie de disparition, il n’est pas interdit de dire que l’officier français sut comprendre la “Voie du Guerrier”, en se dévouant corps et âme à la cause qu’il estimait juste. Pour parfaire ce choix, il ne lui aurait plus manqué que d’en mourir. »
La voie du guerrier
Le Japon du XIXe siècle a conservé une organisation féodale. Et si l’empereur se trouve à la tête du pays, c’est le shôgun, chef du gouvernement militaire, qui détient véritablement le pouvoir. L’archipel vit replié sur lui-même. Jusqu’à ce qu’en 1853, l’amiral américain Matthew Perry pénètre dans la baie d’Edo et exige l’ouverture des ports japonais au commerce. « Depuis, deux grandes coteries se disputent le pouvoir », raconte Julien Peltier. « La première obéit toujours au shôgun, tandis que les nouveaux venus, très majoritairement issus des fiefs du sud-ouest, souhaitent un retour au primat politique de l’empereur. » À la fin de l’année 1864, le quinzième shôgun, Tokugawa Yoshinobu, demande de l’aide à la Grande-Bretagne pour réorganiser son armée. N’obtenant pas de réponse, il se tourne ensuite vers sa rivale, la France, qui accepte d’envoyer des hommes au Japon pour former les 1 000 fantassins, 650 artilleurs et 350 cavaliers du shôgun. Un groupe de quinze militaires français est constitué le 3 novembre 1866 et placé sous l’autorité du capitaine Charles Sulpice Jules Chanoine – qui occupera le poste de ministre de la Guerre lors de l’affaire Dreyfus. Parmi eux se trouve Jules Brunet, alors lieutenant au régiment d’artillerie à cheval de la Garde impériale.
« On le présente comme un bel homme, de haute taille, d’agréable compagnie et sachant manier la plume comme le crayon. Brunet est un peu le Français idéal, et c’est d’ailleurs son panache militaire qui va le conduire à braver la chaîne de commandement. Ses qualités humaines le font apprécier des jeunes cadets qu’il encadre, d’autant qu’à 29 ans, son aînesse n’est pas assez prononcée pour exercer une grande influence. Lui-même se prend d’affection et de respect pour eux, et met un point d’honneur à embrasser la cause du shôgunat. » Le voyage vers le Japon, qui débute au port de Marseille le 19 novembre 1866, dure 52 jours. D’après le colonel François-Xavier Héon, les 15 militaires français emportent avec eux du matériel de campement, des modèles et des pièces d’artillerie, mais aussi du vin, du vermouth et de l’eau de vie. Ils font une escale à Alexandrie, gagnent Suez, puis Ceylan, Singapour, Saïgon, Hong Kong et Shanghai. Lorsqu’apparaissent enfin les côtes du Japon, Jules Brunet réalise « de magnifiques tableaux ». « Ses peintures réalistes, croquis au crayon ou esquisses inachevées, émailleront les trois années de son séjour en Asie. » L’officier français dessine même le shôgun lors de leur première rencontre, au palais d’Osaka, le 1er mai 1867. Le lieutenant Léon Descharmes, également présent, a laissé un récit de cette scène surréaliste : « Brunet […] avait apporté ses albums et le [Shôgun] lui fit dire qu’il désirait qu’il fît son portrait et qu’il poserait si c’était nécessaire. Toujours accompagné de ses crayons et de ses albums, Brunet peint plusieurs aquarelles, réalise croquis et études du Shôgun Yoshinobu Tokugawa, dont un portrait dans la position debout, ce qui ne s’était jamais fait dans l’histoire du pays, l’étiquette l’interdisant. Brunet, bien entendu, se récrie et prie Sa Majesté de continuer ses affaires, de sorte que la conférence continue entre le ministre, le capitaine et le [Shôgun], Brunet, en grande tenue, dessinant dans un coin entouré de hauts dignitaires… »
Monsieur
Face au regroupement de ses opposants sous les bannières des princes Satsuma et Choshu, Tokugawa Yoshinobu abdique le 10 novembre 1867. Mais cela ne suffit pas à éviter l’escalade. Le 3 janvier 1868, la coalition se saisit du palais de l’empereur à Kyoto et en chasse les partisans du shôgun, qui organise sa défense depuis Osaka. Des affrontements ont lieu entre les deux villes. « Les forces du Shôgun, estimées à 10 000 hommes partiellement formés par les instructeurs français, sont encore majoritairement dotées de l’armement traditionnel, tandis que leurs adversaires sont mieux armés », explique François-Xavier Héon. « Elles sont battues le 27 janvier près de Toba et Fushimi. Le Shôgun s’embarque alors sur sa frégate, le Kaïo-Maru, et rejoint Edo le 5 février. » Dès le lendemain, il fait venir Charles Sulpice Jules Chanoine, Léon Descharmes et Jules Brunet, qui est devenu capitaine. « Au cours de cette entrevue, un signe troublant marque les esprits des Japonais. Le trône sur lequel siégeait le [shôgun] vient à se briser. Les capitaines Chanoine et Brunet, les deux plus proches, se précipitent alors pour retenir le souverain. Ils sont les premiers étrangers à avoir pu toucher le [shôgun], mais c’est un mauvais présage. »
Deux mois plus tard, Edo est investie par les opposants de Tokugawa Yoshinobu. Celui-ci est alors privé de tous ses titres. Mais contrairement à la France, qui a notifié sa neutralité à l’égard des deux camps et suspendu sa mission militaire, Jules Brunet entend lui rester fidèle. D’autant que la défaite du shôgun signe un échec de la politique française face à la Grande-Bretagne, qui soutient ses opposants en sous-main. L’officier présente sa démission par écrit le 4 octobre 1868. « Je me bornerai à vous dire que la force des circonstances ayant amené le retrait fâcheux de notre mission, je me crois capable de réparer l’échec subi par la politique française en cette occasion », confie-t-il à Charles Sulpice Jules Chanoine. « Je ne me fais pas d’illusions sur les difficultés ; je les affronte avec résolution, décidé à mourir ou à bien servir la cause française en ce pays. » Et à l’empereur Napoléon III : « Je risque un avenir, que, dans la voie ordinaire, les bienfaits de Votre Majesté ont brillamment assuré, je le risque pour lutter contre l’imprévu ; mais je ne m’y suis décidé qu’après avoir eu en mains les preuves sérieuses de ce que les [combattants] sont décidés à suivre mes conseils. » Le jour-même, sous prétexte d’une visite à un ami travaillant à l’arsenal de Yokosuka, Jules Brunet quitte la base française de Yokohama avec le brigadier Cazeneuve. Tous deux rejoignent les navires de l’escadre shogunale, qui est ancrée dans la baie de Shinagawa, et appareille aussitôt pour Sendai. « Son sort est donc scellé par ce geste audacieux », estime François-Xavier Héon. « Dorénavant, il ne portera plus l’uniforme et se fera appeler “Monsieur”. II sait que, la durée des courriers entre le Japon et la France étant de deux mois, il n’aura pas de réaction officielle avant quatre mois, soit vers le mois de février 1869. »
Ezo
Jules Brunet et le brigadier Cazeneuve sont rejoints par le maréchal des logis Arthur Fortant, le sergent Jean Marlin et le sergent François Bouffier à Sendai, où l’amiral japonais Enomoto Takeaki tente en vain de rassembler les chefs du Nord. Ils seront ensuite rejoints par deux officiers de marine, Eugène Colache et Henri de Nicol, puis par un officier marinier et deux sous-officiers, le canonnier Clateau, Auguste Pradier et Tribout. « Au total, ce sont neuf Français qui sont aux côtés de Jules Brunet », souligne François-Xavier Héon. Enomoto Takeaki entreprend la conquête de l’île d’Ezo. Sa capitale, Hakodate, tombe le 8 décembre 1868. Le 17 janvier 1869, Enomoto Takeaki y organise des élections et prend le titre de Gouverneur général. Jules Brunet est l’un de ses proches conseillers. « [Il] souhaite faire partager sa vision politique : s’établir solidement sur l’île, la gérer intelligemment pour obtenir l’autonomie et la fortifier pour dissuader tout agresseur. En cas d’attaque, il veut pouvoir épuiser, militairement et économiquement, le pouvoir impérial. Dans le cas contraire, il souhaite attendre que le vent politique tourne pour que ses amis reviennent en grâce à Edo. » Mais le vent politique ne tourne pas. Au contraire. Le nouveau régime, porté par les opposants du shôgun, est reconnu par les puissances occidentales. En avril 1869, les insurgés français sont prévenus qu’une flotte armée a quitté Edo. Ils la repèrent dans un petit port de la province de Nambou, Miako, et décident d’attaquer. C’est un échec cuisant. Henri de Nicol est blessé, Eugène Colache est fait prisonnier. La flotte impériale reprend la mer et débarque ses milliers de soldats à Matsmaï, au sud d’Hakodate. « Malgré une bonne résistance initiale, les défenseurs sont progressivement submergés par le nombre, ne pouvant résister avec la même âpreté sur les cent cinquante lieues de chemins côtiers, d’autant plus que la rigueur de l’hiver n’a pas permis de travailler suffisamment à la défense des routes de l’intérieur des terres. Ils doivent retraiter devant trois colonnes qui, peu à peu, les repoussent vers Hakodate. » Le brigadier Cazeneuve, Auguste Pradier et Tribout sont à leur tour blessés. « Le 9 juin, au matin, les assaillants sont visibles des toits de la ville. Ce qui reste des troupes d’Enomoto, soit environ 800 hommes, se retranche dans la forteresse de Goryokaku pour y livrer leur dernier combat. Le siège aurait pu durer encore quelques temps, mais Enomoto, pressé par son entourage d’achever les combats, décide de se rendre aux troupes impériales. » Jules Brunet, lui, embarque avec ses hommes à bord d’un bateau français qui appareille en direction de Yokohama, où il est tenu au secret pendant cinq jours avant d’être rapatrié.
Il arrive à Toulon le 17 septembre 1869. « Après cette extraction rocambolesque, Brunet est vivement prié de faire profil bas », affirme Julien Peltier. « D’un côté, les autorités militaires font mine de sanctionner le fougueux artilleur, de l’autre, elles s’opposent à l’extradition demandée par le nouveau pouvoir japonais. Brunet s’en tire à bon compte, au terme d’une brève suspension de quelques mois qui ne sera même pas déduite de son ancienneté. Il faut dire que la guerre franco-prussienne de 1870 l’obligera à reprendre du service. » Fait prisonnier au siège de Metz, Brunet recouvrera la liberté et poursuivra son ascension jusqu’à atteindre le grade de général. En 1881, il sera même décoré de l’ordre du Soleil Levant, preuve que l’absolution lui a été accordée de part et d’autre.
Couverture : Jules Brunet et son régiment. (BNF)