Janvier 1897, Palais Bourbon. Toutes les têtes se tournent au passage du nouveau député de Pontarlier, Philippe Grenier, dans la salle des Pas-Perdus. On rit. On s’offusque. On réajuste sa redingote. Philippe Grenier, lui, est drapé dans un burnous, coiffé d’un turban, et chaussé de bottes marocaines en cuir rouge ornées d’arabesques d’or. À son arrivée, il s’est prosterné sur les marches du perron et les a embrassées à trois reprises. Il se prosternera à nouveau devant la porte d’entrée de la salle des séances. Puis, à quatre heures tapantes, il fera une courte prière dans la cour du palais. Car le nouveau député de Pontarlier est aussi le premier député musulman de France.
Pontarlier → La Mecque
Philippe Grenier est né dans la ville qui l’a porté à la Chambre des députés, Pontarlier, dans le Haut-Doubs, en Franche-Comté. Son père, capitaine de cavalerie, meurt alors qu’il n’a que six ans, en 1871, et il est élevé par sa mère. En 1890, Philippe Grenier achève ses études de médecine à Paris lorsqu’elle l’envoie auprès de son frère Ernest à Blida, en Algérie, où il sert dans les Turcos, unités d’infanterie de l’Armée d’Afrique de l’empire colonial français. Elle craint en effet que son fils cadet ne s’éprenne d’une « indigène » et compte sur son fils aîné pour le surveiller. Mais ce dernier s’éprend de l’Algérie et de sa culture. Il y retourne une seconde fois, en 1894. Là, il décide de se convertir à l’islam.
« J’ai adopté cette foi, ce dogme, parce qu’ils m’ont semblé tout aussi rationnels et en tout cas plus conformes à la science que ne le sont la foi et le dogme catholiques », expliquera-t-il le 30 décembre 1896, lors d’une conférence de presse. « J’ajoute que les prescriptions de la loi musulmane sont excellentes puisqu’au point de vue social, la société arabe est basée toute entière sur l’organisation de la famille et que les principes d’équité, de justice, de charité envers les malheureux y sont seuls en honneur, et qu’au point de vue de l’hygiène – ce qui a bien quelque importance pour un médecin – elle proscrit l’usage des boissons alcooliques et ordonne les ablutions fréquentes du corps et des vêtements. »
Une fois sa décision prise, Philippe Grenier se rend à La Mecque. C’est depuis ce voyage qu’il porte l’habit traditionnel musulman. Et fait sensation dans les rues de sa ville natale. « À Pontarlier, en soignant ses malades, comme il le fera plus tard à la Chambre des députés, Philippe Grenier suivra à la lettre les prescriptions du Coran et aux heures prescrites, où qu’il se trouve, il fera ses ablutions et ses prières suscitant, bien sûr, la curiosité et l’étonnement », écrit Robert Bichet dans son livre Un Comtois musulman, le docteur Philippe Grenier. « Sans doute le fait-il avec une ostentation marquée par l’ardeur, la ferveur, le zèle d’un néophyte, et d’où, je le crains, n’est pas complètement exclu un certain désir de se singulariser. »
En effet, le Haut-Doubs de l’époque est non seulement une terre profondément catholique, mais aussi une terre irriguée par l’absinthe, dont la fabrication fait vivre nombre de Pontissaliens. Comme le souligne Christophe Bellon, historien du monde politique et parlementaire, « l’absinthe de Pontarlier fait la fierté de la région ». Il semble donc peu probable que Philippe Grenier soit élu lorsqu’il décide de se présenter à la succession du député Louis-Dionys Ordinaire, qui décède au cours de son mandat, le 15 octobre 1896. D’autant qu’il se présente face au fils du défunt, Maurice Ordinaire, et à l’ancien président du Conseil général, Émile Grillon. Sa campagne électorale est très modeste. Il ne colle pas d’affiches et n’hésite pas à manquer des réunions politiques pour prendre soin de ses patients. Mais c’est justement son dévouement qui va faire la différence.
Laisser faire
« Un médecin en politique, c’est encore assez rare à cette époque-là », précise Christophe Bellon. « On connaît l’exemple de Georges Clemenceau, mais peu d’élus viennent de la médecine. » Or Philippe Grenier est connu pour être un excellent médecin qui, de surcroît, ne fait jamais payer les pauvres. D’après la biographie qui lui est consacrée dans le Dictionnaire des parlementaires français de 1889 à 1940, il jouit d’une « grande popularité » malgré sa particularité, qui passe pour une excentricité. Et dès le premier tour de l’élection, le 6 décembre 1896, il crée la surprise en recueillant 17 % des voix. Maurice Ordinaire se désiste et œuvre en coulisse à l’élection de Philippe Grenier, convaincu qu’un député musulman ne sera jamais réélu et qu’il obtiendra le siège qu’il estime lui revenir de droit lors des élections générales des 8 et 22 mai 1898. Philippe Grenier est ainsi élu au second tour face à Émile Grillon, avec 51 % des voix, le 20 décembre 1896.
« Chers concitoyens, avant de quitter Pontarlier, je tiens à vous remercier sincèrement du ferme appui que vous m’avez donné au scrutin de ballottage », écrit-il à ses électeurs. « Après sept ans de pratique médicale au milieu de vous, je vais entrer dans une nouvelle vie et commencer ma carrière politique. La tâche que je me suis assignée est lourde. Je l’entreprends avec confiance, soutenu par l’estime et l’appui d’un grand nombre d’entre vous. Je porterai, s’il plaît à Dieu, devant la tribune nationale, vos justes revendications et ne servirai jamais d’autres drapeaux que celui de la justice et de l’humanité. Louange à Dieu seul ! Vive la France ! Vive l’arrondissement de Pontarlier ! Vive la République ! »
À Paris comme à Pontarlier, Philippe Grenier attise la curiosité. Et s’attire, hélas, beaucoup de moqueries. « Il se nomme Grenier, mais déjà on l’appelle Ali et on ajoute à ce premier sobriquet toutes sortes de qualifications des Mille et une nuits », note Le Figaro du 8 janvier 1897. « À la Chambre, le député musulman Grenier a obtenu un succès d’hilarité », souligne La Croix quelques jours plus tard. « M. Grenier, hier, n’a pas fait ses ablutions dans l’eau de la Seine ; il s’est contenté, sur le quai, d’ôter ses bottes, et de tremper ses pieds dans la neige ; puis il a enlevé son burnous, sa veste et son gilet, et s’est frotté vigoureusement le cou et le visage », raconte Le Petit Journal du 24 janvier 1897. « Enfin, il s’est prosterné longuement. Tout cela devant une foule énorme et tant soit peu goguenarde. »
Au-delà de sa religion et de ses rites, c’est la physionomie de Philippe Grenier elle-même qui interpelle les journalistes, dont les écrits racistes scandaliseraient à raison aujourd’hui. Voilà ce qu’on peut lire dans Le Soleil du 30 décembre 1896 : « Il n’a que trente ans ; on lui en donnerait quarante. Il a le type oriental très prononcé. On dirait un Kabyle, des plus authentiques. Le front est bombé, le visage ovale se termine par une barbiche claire et très noire, la peau est brune, et l’œil, noir et luisant, garde de longs instants l’immobilité contemplative des fils de l’Orient. » Tout au long de son mandat, Philippe Grenier sera caricaturé par la presse. Il laissera faire.
L’excellent homme
À l’époque, la société française se déchire aux sujets de l’affaire Dreyfus et de la séparation de l’Église et de l’État. L’arrivée d’un musulman en habit traditionnel à la Chambre des députés ne constitue donc pas seulement un motif de bavardages. Elle sème véritablement le trouble et la perplexité dans les esprits. Mais elle n’est pas pour déplaire aux « laïcards », qui considèrent le clergé catholique comme leur principal adversaire. Jean Jaurès pense même pouvoir construire des ponts entre islam et socialisme. Philippe Grenier est d’ailleurs inscrit au groupe de gauche.
Il est le plus jeune député de la Chambre. Contrairement à la tradition qui voudrait qu’il se taise et écoute respectueusement ses aînés, il intervient souvent, et avec fougue, dans les débats. D’après Christophe Bellon, « Philippe Grenier a toujours un avis sur tout, et c’est un parlementaire assidu, toujours à son banc ». Car il entend se battre pour le respect des droits des musulmans des colonies et leur intégration dans la communauté nationale. Sur le conseil de Jean Jaurès, il fait une force de sa foi et se rend souvent en Algérie française pour y mener des enquêtes parlementaires. En déplacement à Oran en octobre 1897, il défend l’idée d’un rapprochement de la France avec la population musulmane de ses colonies afin d’augmenter son influence en Afrique.
« La France, si elle arrive à s’attirer la sympathie du monde musulman, aura une grande influence en Afrique ; c’est de son expansion coloniale qu’elle a tout à attendre, si elle ne veut pas descendre au rang de l’Espagne et du Portugal », dit-il à un journaliste de La Presse. « Le peuple arabe, qui a eu autrefois sa grandeur, est aujourd’hui malheureux ; peu à peu on arrivera à le rappeler à sa civilisation, simplement endormie, par la diffusion de l’instruction, par l’extinction du paupérisme qui fera disparaître tous les dissentiments. L’essentiel est qu’il prospère et j’ai l’espoir de trouver un appui pour l’œuvre que poursuit mon patriotisme. »
Mais Philippe Grenier entend également lutter contre l’alcoolisme, en diminuant le nombre des débits de boisson et en taxant le commerce des liqueurs. L’absinthe est bien évidemment concernée, et cette politique lui vaut une hostilité grandissante dans sa circonscription. Aux élections générales des 8 et 22 mai 1898, il se retrouve de nouveau face à Maurice Ordinaire et il est battu au second tour. Il se présente une nouvelle fois quatre ans plus tard, et essuie une nouvelle défaite. Il choisit alors d’abandonner la politique.
L’Aurore le regrette vivement : « C’en est fait, nous ne reverrons pas l’excellent homme qui s’efforça de mettre un peu de pittoresque et de fantaisie dans la banale comédie parlementaire, le musulman de Pontarlier est rendu tout entier à l’exercice de son culte. Les passants que ne choquent point les déguisements religieux ou militaires n’auront plus à rire de son burnous, les fanatiques de mômeries catholiques ou de singeries soldatesques ne seront plus scandalisés par ses salamalecs et les bourgeois ne s’indigneront plus de ses ablutions. »
Le 25 mars 1944, à l’âge de 78 ans, Philippe Grenier s’éteint à Pontarlier. Quelques mois plus tard, en septembre, la ville est reprise aux Allemands par le 3e Régiment de tirailleurs algériens, comme un clin d’œil du destin. Aujourd’hui encore, la mosquée de Pontarlier porte son nom.
Couverture : Philippe Grenier, premier député musulman de France. (Ulyces)