Game of Thrones
Parements de bois sombre, colonnettes en bronze, arcades de plein cintre, peintures allégoriques, carrelage en damier noir et blanc… En soi, le passage Véro-Dodat, cet îlot de quiétude lustrée du premier arrondissement de Paris, vaut le détour. Mais c’est encore plus vrai depuis que les trois salles en enfilade de la Galerie du Passage, qu’il abrite, donnent à voir des œuvres qui pour le moins détonnent. Ces œuvres, nées d’armes qui ont tué, sont celles du sculpteur mozambicain Gonçalo Mabunda. Tel est son art de la guerre : sitôt qu’elles passent entres ses mains, les armes ne servent plus à fusiller mais à dessiller. Et les victimes n’en sont pas moins légion, paraît-il. Entrons et jugeons plutôt. Derrière chaque masque, d’abord, perce la trombine innocente d’un soldat envoyé au casse-pipe. Son expression, ciselée, soudée, suturée dans le détail – une crosse à la place du nez, des douilles hérissées sur le crâne, le pontet d’un calibre pour un œil, la lunette d’un fusil pour l’autre, du métal fondu en guise de bouche – témoigne de la déflagration de la guerre et de ce qu’elle a laissé : la folie, l’hébétude, l’incrédulité, l’épuisement. De ces visages sourd aussi l’ironie : la moindre pièce d’armement trouve ici une telle finalité, balafre ou harmonie, que ça vous dériderait un armurier.
Les masques, donc, à hauteur de vue, surplombent ce qui a fait la gloire de Mabunda : ses trônes. Porteurs, ceux-là, moins d’une expression que d’un grief, politique s’il en est : la prise du pouvoir par les armes. D’où le nom de l’expo, « Game of Thrones », choisi par Pierre Passebon, « puisque les jeux du pouvoir sont toujours les mêmes et que tous les puissants du monde ont besoin d’asseoir leur autorité depuis la nuit des temps », précise-t-il sur le site de sa galerie. En ce lendemain de vernissage, le 18 mars, ce dernier, cheveux grisonnants mi-longs comme les poètes d’autrefois, lunettes fines et veste en tweed, descend depuis son bureau l’escalier en colimaçon pour nous présenter les œuvres et les lieux, mis en relief par leur contraste. « D’habitude, j’expose plutôt des photographes, des peintres, des designers, indique-t-il. Mais quand on m’a montré le catalogue de Gonçalo Mabunda, j’ai tout de suite accroché. Je trouve qu’il y a un travail d’alchimiste incroyable : démonter ces armes, qui sont très violentes, pour en faire ce qu’il en fait, c’est très fort. » Par l’entremise d’une amie commune, Alexandra de Cadaval, une Portugaise qui vit au Mozambique, Gonçalo et Pierre ont donc pu monter cette expo, « qui a eu beaucoup de succès d’ailleurs, puisque je n’ai plus que quatre trônes à vendre, précise ce dernier. C’est rare que ça aille si vite. » À mesure qu’il s’enrichit de la mémoire de son pays, l’art de Mabunda prospère au-delà de ses frontières. Dans le numéro du mois de mars d’Exame, une revue économique mozambicaine, un article s’intéresse à ses « sculptures pleines d’âme », « exposées dans les galeries les plus emblématiques d’Europe et vendues à des milliers de dollars ». Aucun montant, toutefois, n’est précisé. Chez Pierre Passebon, elles vont de 4 000 à 15 000 euros. Du masque minimaliste – deux yeux et un nez estampés sur un casque vert opaline entouré de deux grenades rouillées en guise d’oreilles – à un trône qui l’est beaucoup moins, solidement établi sur quatre lance-roquettes et orné de dizaines de douilles.
« Moi je lui en ai pris un, de trône, qui se trouve actuellement à la biennale de Venise, ajoute le galeriste. Il y en a un également très beau à Beaubourg. » D’autres encore sont exposés à Saint-Étienne, à Rome, à Amsterdam, à New York, à Séoul, à Tokyo, en Chine ou en Amérique latine, et lui ont valu de nombreux prix. Une reconnaissance internationale à l’ombre de laquelle continue d’œuvrer l’artiste, « plutôt timide, pas très expansif », a pu observer Pierre Passebon lors du vernissage, où Mabunda était, sa compagne Andrea et ses amis avec lui, avant une petite tournée en Belgique et au Portugal.
Le pied à l’étrier
Loin, très loin du faste épuré des galeries, c’est à Maputo que tout à commencé pour Mabunda. C’est ici, au cœur de la capitale du Mozambique, où il naquit et fut marqué par l’absurdité de la guerre, que ses ressorts intimes l’ont poussé aux œuvres. C’est ici qu’il vit et travaille toujours, dans cette ville ouverte sur l’océan Indien et située à l’extrême sud du pays, toute proche du Swaziland et de l’Afrique du Sud. Une ville quadrillée de longues et larges avenues bordées d’arbres, sablonneuses ou constellées de trous par endroits, sur lesquels achoppent sans détour de petits camions, des 4×4 de luxe ou les chapas, ces fameux taxis-collectifs où l’on s’entasse jusqu’à vingt-cinq, estampillés d’Asie pour la plupart. Ces avenues, à l’angle desquelles on crie les journaux et vend les plats cuisinés du matin, portent les noms de Vladimir Lénine, Mao Tsé-Toung, Karl Marx, Ho Chi Minh, Salvador Allende, Patrice Lumumba, Julius Nyerere ou encore ceux de l’Angolais Agostinho Neto, du Guinéen d’origine cap-verdienne Amilcar Cabral, et bien sûr du Mozambicain Samora Machel, héros libérateurs du joug colonial portugais. Tous les noms du communisme mondial et africain s’affichent ainsi au fronton des villes du pays, héritage des premières années de gestion du Frelimo, le Front de libération du Mozambique. Un groupe armé devenu parti politique, d’influence d’abord marxiste-léniniste puis beaucoup plus libérale au fil du temps, installé au pouvoir depuis l’indépendance du pays qui, jusqu’alors, était l’une des plus vieilles colonies du monde, découverte dans le sillage de la première expédition du navigateur portugais Vasco de Gama en 1498. Indépendance dont on commémorera les quarante ans le 25 juin prochain.
Sur ces artères aux noms rouges pullulent aujourd’hui des banques et des centres commerciaux, dont l’éclat contraste avec la patine sombre de ruines qui paraissent définitives. Un panorama d’entre deux, témoin à lui seul de l’histoire contemporaine du pays : considéré comme l’un des plus pauvres du monde dans les années 1980, il compte aujourd’hui parmi les dix économies à la croissance (qui était de 8,3 % en 2014) la plus rapide de la dernière décennie. Mieux, son sous-sol, pour l’exploitation duquel se bousculent depuis des années déjà les investisseurs étrangers, lui promet un bel avenir. Le Mozambique disposerait en effet d’immenses réserves de charbon (environ 23 milliards de tonnes) et de gaz (5,6 trillons de mètres cubes). Des richesses naturelles dont le partage porte à son acmé les tensions sourdes qu’entretiennent le Frelimo et la Renamo, la Resistance nationale du Mozambique, ex-groupe rebelle reconverti en parti d’opposition. Ces tensions, Gonçalo Mabunda les connait depuis son plus jeune âge. Le sculpteur naît en 1975, une année charnière pour son pays qui, tout juste affranchi de dix années de guerre coloniale, va bientôt sombrer dans une autre, civile celle-là. Seize ans durant, elle va opposer le Frelimo, critiqué pour sa collectivisation des terres et son régime dictatorial, à la Renamo, guérilla « antimarxiste » portée par la colère d’une partie du peuple. Le premier est alors soutenu militairement par l’Union soviétique et la Chine, la seconde par la Rhodésie, puis l’Afrique du Sud et, indirectement, les États-Unis. Le conflit idéologique Est-Ouest s’importe, le Mozambique devient l’un des champs de bataille de la guerre froide. Bilan : 900 000 morts et 5 millions de civils déplacés. Soit l’un des conflits les plus longs et tragiques que l’Afrique ait connus, finalement clos en 1992 lors des accords de paix signés à Rome sous l’égide de la communauté de Sant’Egidio, avec l’appui de l’ONU. « Gamin, à Maputo, j’étais quand même protégé », tempère aujourd’hui Gonçalo, casquette kaki vissée sur ses minis dreads, depuis le salon de sa maison où il reçoit et déroule le fil de son histoire. Maison (ou musée, c’est selon) aux murs de laquelle sont accrochés des masques, des peintures, des photos. Un maillot du Portugal, aussi, et une écharpe du FC Porto, qu’un ami portugais passionné de foot, comme lui, lui a donnée. Du premier étage, Gonçalo domine son atelier, situé dans l’arrière cour, où s’affairent ses trois assistants et où plusieurs trônes, tous chauds soudés, attendent d’être exportés. De l’autre côté, un balcon surplombe l’entrée qui donne sur l’avenue Marx et devant laquelle est posté un gardien, comme on en trouve des centaines dans Maputo, dont l’effet dissuasif semble limité sinon illusoire tant ces hommes, pour beaucoup vieux et parfois sans armes, paraissent atoniques sur leur chaise en plastique.
« C’était plus compliqué, reprend Gonçalo, quand j’allais voir la famille dans la province de Gaza [au nord-est de la capitale, donc au sud du pays], d’où mes parents sont originaires. Là-bas, les militaires quadrillaient le terrain. » Fils d’un agent de sécurité et d’une vendeuse sur les marchés, où il allait souvent l’aider, il concède même avoir vécu, parmi ses sept frères, « une enfance plutôt tranquille », à bonne distance des combats et leurs corollaires civils : famine, exode. Vient le jour où, faute d’argent, sa famille ne peut plus subvenir à ses frais de scolarité : contraint d’abandonner l’école, celui qui se destinait à une carrière militaire, ou tout autre métier qui lui aurait garanti un revenu, se retrouve alors à tuer le temps chez son voisin d’immeuble, l’artiste Hilário Nhatugueja. « Il me donnait de quoi m’occuper, me proposait de l’aider à travailler ses sculptures en bois ou en céramique. C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier. »
Núcleo de Arte
Nhatugueja l’introduit au Núcleo de Arte, une coopérative qui promeut les arts plastiques mozambicains, l’épicentre de la vie culturelle maputaise. Créé en 1921 par les colons portugais et ouvert seulement aux artistes africains à partir des années cinquante, le 194 de la rue d’Algérie se compose aujourd’hui d’une galerie et d’ateliers aux allures de capharnaüm au sein duquel on furète parmi les artistes, ici un peintre, là un céramiste, au fond un sculpteur qui, quand ils ne créent pas, jouent aux dames avec des capsules de bières ou tirent sur leurs joints.
En 1992, l’adolescent Gonçalo y débute donc comme estafeta – « un peu l’homme à tout faire » – puis comme galeriste, préposé à monter les expos des copains. De là naît sa première influence artistique, au contact de Valdemiro Matonse, dit Miro, qui l’initie à la peinture en 1994. Cette même année, le Núcleo de Arte monte un workshop international, intitulé « Ujamaa », 4e du nom. Des artistes y débarquent de tout le continent, dont le sculpteur sud-africain Andries Botha. Gonçalo raconte : « Il préparait une énorme structure en fer, très impressionnante, personne n’osait trop l’assister. Comme je savais déjà un peu souder, je lui ai proposé mes services. » Botha décèle rapidement chez son arpète des aptitudes au soudage, et lui délègue une partie de son travail. « Au final, je l’ai aidé pendant trois semaines. On dormait sur place, au Núcleo. On travaillait dix-huit heures par jour. » Botha propose alors à Mabunda de l’accompagner en stage durant trois mois, chez lui, à Durban. « J’hésitais, se souvient ce dernier. J’avais 19 ans, l’Afrique du Sud se remettait tout juste de l’apartheid, je ne savais pas comment serait perçu le fait qu’un artiste blanc invite un Noir à travailler avec lui. J’ai demandé l’autorisation à mon chef, Ernesto Muando [alors secrétaire du Núcleo de Arte], et j’y suis finalement allé. C’est là-bas que j’ai définitivement appris mon métier. » À son retour à Maputo, Gonçalo s’invente un avenir : il sera sculpteur de métaux. Mais des métaux, envisage-t-il, d’une trempe particulière. Après trois décennies de guerre, le Mozambique est alors l’un des pays les plus minés au monde. Près de dix millions d’armes, estime-t-on, jonchent son sol. À l’initiative de l’évêque Dom Dinis Sengulane, qui joua un rôle déterminant dans les accords de paix, le Conseil chrétien du Mozambique, une association caritative internationale, lance en 1995 le projet Transformação de armas em enxadas (TAE) : « Transformer des armes en outils ». Celui-ci propose aux Mozambicains de remettre leurs armes en toute tranquillité – aucune question n’est posée – en échange desquelles ils reçoivent des outils agricoles, matériaux de construction, fournitures scolaires, machines à coudre, bicyclettes… Via ce projet, soutenu par des fonds internationaux, deux millions d’armes sont récupérées : pistolets, mitraillettes, lance-roquettes, bazookas, AK47, Mauser, mines, grenades… La majorité est immédiatement détruite et une partie, désactivée, confiée à une quinzaine d’artistes du Núcleo de Arte, dont Gonçalo Mabunda. Lequel en fait d’abord des meubles et objets du quotidien, puis des œuvres d’art. Les premières. « De toutes celles que j’utilise, il y a une arme qui m’est particulière, c’est l’AK47, concède-t-il. Parce qu’elle est très violente, la sensation de pouvoir la détruire est d’autant plus forte. » Cette même AK47, entre parenthèses, qui figure jusque sur le drapeau du Mozambique, le dernier au monde, avec celui du Guatemala, à représenter un fusil. Symbole de la lutte anticoloniale et de la détermination du peuple à protéger sa liberté. La rumeur veut que Gonçalo, blessé à l’œil, le fût justement en désactivant une arme encore chargée. « C’était il y a quelques années, à Rome, je visitais l’atelier d’un artiste, corrige l’intéressé. Son assistant se servait d’une meule sur du métal, et j’ai essuyé un projectile. C’est ma faute. Comme les indications l’y invitaient, j’aurais dû porter des lunettes. »
Le danger n’est pas nul pour autant. « J’ai eu l’occasion de passer deux mois chez lui récemment, raconte son amie Alexandra de Cadaval. Un jour, il y a eu une espèce d’explosion, on a tous accouru dans l’atelier pour voir si tout allait bien, et Gonçalo, lui, restait calme, souriait même, nous disait que ça arrivait parfois, à cause de certaines armes livrées qui n’étaient pas toujours désactivées… » Issue d’une grande famille de la noblesse portugaise, Alexandra vit et travaille aujourd’hui au Mozambique, « un pays magnifique qui a encore tout à donner et tout à apprendre », dont elle est tombée amoureuse il y a sept ans. Avec hOUVE, son organisation humanitaire, elle œuvre à la préservation du patrimoine culturel immatériel dans les zones rurales. « Il y a une paix, une tranquillité et une générosité dans le peuple mozambicain, qui est foncièrement bon, que je n’avais jamais trouvées dans les autres pays où j’ai vécu », se réjouit-elle. Au cours de ces semaines passées chez son ami Gonçalo – « quelqu’un d’extrêmement sensible » –, une chose l’a particulièrement frappée : « C’est l’inspiration qu’il tire de l’armement le plus lourd à la moindre petite boîte de ferraille qui, pour nous, n’a aucun intérêt. On sent d’ailleurs une grande joie, une grande émotion lorsqu’on lui livre ses métaux. »
La récolte
Faute de financements, la récolte des armes patine depuis quelques années. « J’en reçois moins, confirme Gonçalo. Les livraisons sont aléatoires. Parfois j’en ai, parfois j’en manque, ça dépend vraiment. Le CCM [Conseil chrétien du Mozambique] continue d’en glaner un peu partout dans le pays, mais il n’a pas suffisamment d’argent pour les acheminer jusqu’à Maputo. »
Condition sine qua non d’une paix durable, cette récolte est aujourd’hui gérée en partie par l’organisation Fomicres. Albino Forquilha l’a créée en 2007, après avoir dirigé, de 1995 à 2006, le projet « Transformer des armes en charrues » au sein du CCM. Cet ex-enfant soldat, raflé à l’âge de 12 ans par la Renamo, devenu plus tard un solide gaillard des forces armées du Frelimo, affronte continûment les écueils du processus de désarmement. « Si nous avions eu les ressources nécessaires, ce n’est pas 9 000 armes que nous aurions récupérées sur l’année 2009, mais 250 000, voire 300 000 », explique-t-il à une table de l’Institut franco-mozambicain, plus communément appelé le Franco, autre place forte de la culture maputaise où l’on trouve quelques sculptures de Gonçalo Mabunda. « Notre mission, poursuit-il, a un coût logistique important et dépend donc des aides internationales, sans quoi on ne peut acheter et importer du matériel depuis l’étranger et l’échanger contre les armes que détiennent nos compatriotes. Car on troque les armes uniquement contre du matériel, jamais d’argent. Ceux qui en ont le plus, ce sont les anciens combattants de la Renamo. Ces gens-là savent où sont les planques, se disent prêts à collaborer, mais parce qu’ils sont tenus à la marge de notre société, ils ne parlent pas. À la fin de la guerre civile, ils sont retournés vivre dans leurs communautés, ont construit des huttes, repris provisoirement la culture des champs. Ils avaient de grands espoirs – des maisons en dur, des enfants à l’université – qui ont vite été douchés. Ils ont reçu des aides, certes : des réductions pour les transports, un peu de matériel agricole et l’équivalent 275 euros par personne. Mais ils n’ont bénéficié d’aucun programme sérieux de réinsertion, qui leur aurait permis d’étudier, d’entreprendre. L’État a failli sur cette question-là. C’est pour cela que je considère que les demandes de la Renamo sont légitimes, car elles n’ont jamais été satisfaites. Et c’est aussi pour cela que le conflit a repris ces deux dernières années dans la province de Sofala. »
En avril 2013, en effet, dans cette province centrale du pays où avait repris le maquis Alfonso Dhlakama, le leader historique de la Renamo, l’une de ses bases arrières avait été prise d’assaut et détruite par les forces gouvernementales. Ce fut le début d’une série d’escarmouches et de combats sporadiques avec la branche armée du parti d’opposition qui attaqua, en réponse, un poste de police, des transports publics et sabota des voies routières afin de paralyser la circulation dans la région. Embuscades et contre-attaques avaient achevé d’embringuer le pays dans « un scénario d’authentique retour à la guerre », peut-on lire dans Desafios para Moçambique 2014, la dernière publication annuelle de l’Institut des études sociales et économiques (IESE) mozambicain.
Moins pourvu en armes, Gonçalo écume désormais les décharges de Maputo, à la recherche de métaux.
Les dernières élections présidentielles d’octobre n’ont pas franchement auguré d’une plus grande stabilité politique. Parce qu’elle estime qu’il fut parsemé de fraudes, la Renamo a contesté puis rejeté le scrutin qui a de nouveau porté au pouvoir le candidat du Frelimo, Filipe Nyusi (57 % des voix). « Un homme seul n’amènera pas la paix, commente Gonçalo. Car même au pouvoir, il peut commettre des erreurs. Il faut savoir écouter, dialoguer, décider ensemble et s’épargner de nouveaux conflits, que le peuple mozambicain n’a que trop connus. Car lors des conflits, ce ne sont pas les politiciens qui meurent, mais les petites gens. » Critique allusive du gouvernement, contesté pour sa bureaucratie et sa corruption ? L’intéressé récuse, et ne dit pas son vote. Albino Forquilha non plus. D’ailleurs, ce dernier fournit-il des armes à Gonçalo Mabunda ? Au regard des activités de l’un et l’autre, la question coule de source. Mais quand on la lui pose, le scuplteur dégoupille. « Forquilha ? Pour moi, c’est un bandit », annonce-t-il, avant de se lancer dans un réquisitoire ponctué d’ « epa ! », interjection typique des Mozambicains. On sent l’homme remonté, depuis ce qui s’apparente à un différend financier vieux de dix ans.
Mabunda, parmi d’autres artistes, s’était alors investi dans la réalisation d’une œuvre majeure, Tree of Life, composée à partir d’une demi-tonne d’anciennes armes et exposée aujourd’hui au British Museum de Londres. À sa grande surprise, lui et un autre artiste furent retirés du projet en cours de route, sur l’injonction selon ses dires de Forquilha, qui en était l’un des coordinateurs. Arguant du contrat qu’il avait signé, Mabunda avait réclamé son dû, qu’il n’a jamais perçu. Depuis cette embrouille, il assure même avoir été placé en garde à vue par des policiers – « ceux-là mêmes qui me disaient apprécier mon travail » – parce qu’on le soupçonnait d’acheter des stocks d’armes en sous-main. Mabunda ne fait pas mystère de l’origine de ces rumeurs : « Forquilha a monté sa propre organisation car il a été évincé du Conseil chrétien du Mozambique, assure-t-il, mais plus aucun artiste ne travaille avec lui. » Moins pourvu en armes, Gonçalo écume désormais les décharges de Maputo, à la recherche de métaux. « Il a l’œil, sourit Alexandra de Cadaval. Quand on se promène en ville, il est capable de nous arrêter trois ou quatre fois parce qu’il a vu, au loin, un morceau de métal qui l’intéresse. » Aussi son travail s’oriente-t-il davantage aujourd’hui vers des totems à forte connotation machiste, constitués de collages plus colorés et dont la gestation, en quelque sorte, fut accélérée par une anecdote. « Un jour, un ami, qui faisait construire sa maison, m’a demandé d’en décorer les colonnes. Je lui ai donc envoyé des photos de mes collages, mais sa femme les a détestés, elle ne voulait pas du tout de ça chez elle, se marre Gonçalo. Je les ai donc gardés dans mon atelier. Et puis récemment, alors qu’il me rendait visite, mon ami français Matthias Leridon [expert en communication et président de l’agence Tilder], un grand collectionneur d’art, est tombé dessus et a trouvé ça génial. Il a décidé de m’en commander. »
Leridon n’est pas n’importe qui pour Mabunda, qui lui doit un peu de sa renommée. Le Français fut en effet l’acquéreur en 2004 de la première œuvre par laquelle le sculpteur se fit connaître à l’international. Il s’agissait d’une tour Eiffel, là encore faite d’armes et qui, dans le cadre de l’exposition itinérante Africa Remix, voyagea durant trois ans du Japon à l’Afrique du Sud, en passant par divers pays européens. « Cette œuvre représente beaucoup pour moi, d’abord parce qu’elle a été achetée par Matthias, qui me soutient énormément dans mon travail, mais aussi parce qu’elle a un sens », éclaire Gonçalo, qui se fait plus précis : « La tour Eiffel de Paris, grâce au tourisme, est une source de revenus et de développement pour la France, alors que la mienne, j’ai dû m’endetter pour payer les armes dont elle est constituée et qui symbolisent, au-delà, ce qui a détruit mon pays. » Leridon, c’est encore par son entremise qu’un beau jour de 2008, Gonçalo reçut un appel de l’étranger : « Bonjour, c’est Bill Clinton. » L’artiste n’y crut pas. Et pourtant : c’était bel et bien l’ex-président des États-Unis qui lui demandait de fabriquer les trophées de la Clinton Global Initiative. Une organisation philantropique qui, chaque année, récompense des personnalités pour leur engagement sociétal. Ainsi Gonçalo se retrouva-t-il quelques mois plus tard invité à New York pour la fameuse soirée annuelle, à laquelle participaient Matthias Leridon et sa femme Gervanne, fondateurs d’Africain Artists for Developpment, une organisation qui soutient des projets de développement communautaires associés à des créations d’artistes africains contemporains, et dont est membre Gonçalo depuis l’origine. Sur scène, Clinton lui demanda pourquoi avait-il eu recours à des armes et des munitions pour créer ses œuvres, ce à quoi l’artiste répondit : « Chaque balle que j’utilise est une vie sauvée. »
Couverture : Gonçalo Mabunda dans son atelier à Maputo, par Vincent Barros.