Pour trouver l’homme le plus riche de tous les temps, il faut se rendre dans les rayons de la Bibliothèque nationale de France. Kankou Moussa est assis en tailleur sur un trône rouge. Son regard se porte vers l’œuf en or qu’il tient dans sa main droite tandis que la gauche montre un sceptre. Autour de lui, on devine les contours de l’Afrique de l’Ouest. Pour illustrer le sous-continent sur son Atlas catalan, en 1375, le cartographe majorquin Abraham Cresques aurait représenté ce souverain dont la réputation a traversé les océans. Si elle a eu plus de mal à franchir les époques, le site Celebrity Net Worth assure que l’empereur du Mali, au XIVe siècle, possédait l’équivalent de 400 milliards de dollars, soit plus que la famille Rothschild.
Le pèlerin
Sur l’Atlas catalan où il apparaît, Kankou Moussa est appelé Musse Melly. D’autres sources parlent de Kanga Moussa, de Kankan Moussa ou le nomment Mansa Moussa, autrement dit « le roi Moussa ». La confusion est d’autant plus grande que peu de ceux qui en font mention l’ont véritablement croisé. La personne qui régnait sur le Mali au XIVe siècle a d’abord été, pour la plupart de ses contemporains, une rumeur. Cette rumeur prend racine en Égypte. « Le seul événement durant tout le règne de Mansa Moussa qui peut être daté avec certitude est son passage au Caire au cours de son pèlerinage en 754 AH (selon le calendrier islamique) – ou 1324 », indique l’historien Nawal Morcos Bell. « Plusieurs sources écrites en parlent. » Sans jamais s’être rendu en Afrique de l’Ouest, l’écrivain égyptien Ibn Fedl Allah Al-Umari fournit une description circonstanciée de la vie du souverain, basée sur son passage par le golfe de Suez et des témoignages de première main. « Cet homme », raconte Al-Umari, « a répandu sur le Caire les flots de sa générosité ; il n’a laissé personne, officier de la cour ou titulaire d’une fonction sultanienne quelconque, qui n’ait reçu de lui une somme en or. Les gens du Caire ont gagné sur lui et sur son entourage, tant par achat et vente que par don et prise, des sommes incalculables. Ils répandirent si bien l’or au Caire qu’ils en abaissèrent le taux et qu’ils en avilirent le cours. » En faisant assaut de prodigalité, le souverain bouleverse l’économie locale.
Accompagné, selon les récits légendaires, par 60 000 de ses sujets, Kankou Moussa aurait emporté dans ses bagages 12,75 tonnes d’or d’après Al-Umari. Le fameux historien arabe du XIVe siècle Ibn Khaldun cite pour sa part le nombre de 10,2. « Naît alors l’image d’un Mali eldorado », indique l’historien français Francis Simonis, maître de conférences à l’université Aix-Marseille. « On sait qu’il y a quelque part en Afrique un empire immensément riche », dont les frontières s’étendent du Sénégal au Niger actuel. La légende enjambe même la Méditerranée pour se retrouver dans le Pantagruel de l’écrivain François Rabelais.
Comme la date de naissance de Moussa, qui demeure inconnue, la motivation de ce voyage vers La Mecque prête le flanc aux supputations. À en croire le Tarikh el-fettach, un manuscrit écrit par Mahmoud Kati au XVIIe siècle, c’est le meurtre involontaire de sa propre mère qui l’explique, repentance oblige. De celle-ci, Nâna-Kankan, il garda en tout cas le nom, son père ne laissant quant à lui aucune trace. Au sein de cet arbre généalogique obscur, une branche remonte vers le fondateur de l’empire, Soundiata Keïta. Sans parler de filiation naturelle, Francis Simonis assure qu’il est « clairement l’un de ses descendants dans le système de transmission de pouvoir ». Dans le Masalik Al-Absar, Al-Umari décrit une conversation entre Kankou Moussa et le gouverneur du Caire au cours de laquelle le premier confie être le successeur d’Aboubakar II, un monarque qui se serait perdu dans les confins de l’Atlantique en essayant de trouver la fin de l’océan. Mais il est permis de douter de cette source que rien ne vient étayer : Moussa y prétend aussi que l’or malien sort de terre sous forme d’anneaux et pousse comme des légumes. En réalité, les gisements du métal précieux sont bien connus. Dans le Bouré (Guinée actuelle) et au Bambouk (Sénégal actuel), ils fonctionnent encore aujourd’hui. Au XIVe siècle, la production totale n’atteignait probablement pas plus de deux tonnes par an, selon les historiens. Si Kankou Moussa était si riche, il le doit probablement moins à son habileté commerciale qu’à l’accumulation d’or dans les coffres de l’empire réalisée par ses prédécesseurs.
Un royaume
Six siècles avant l’avènement de Kankou Moussa, un autre empire fait la loi au sud-ouest du Sahara. Le Ghana est décrit vers 790 par l’astronome musulman Muhammad al-Fazari comme le « pays de l’or ». À cette période, les commerçants arabes et berbères parviennent sur les côtes mauritaniennes avec le Coran dans leur poche et la parole des prophètes aux lèvres. Plus tard, à la fin du XIe siècle, leurs menées conjuguées à des phases de sécheresse et quelques révoltes auraient entraîné le riche empire ghanéen sur le déclin. La nature ayant horreur du vide, un nouveau joug émerge au XIIIe siècle. Grâce à la qualité du fer produit en pays Sosso, Soumaoro Kanté dirige une armée puissamment équipée qui se rend au Manden voisin pour, selon la version racontée par le griot Wa Kamissoko, mettre fin à l’envoi d’esclaves vers l’Afrique du Nord. Sur son chemin, il trouve en tout cas un leader mandingue, Soundiata Keïta, dont l’opposition épique est à la fondation de l’empire du Mali. Mieux que résister, ce dernier vole de victoire en victoire. À l’issue de ce duel, Keïta « partage le monde », enseigne l’historien guinéen Djibril Tamsir Niane, auteur de Soundiata ou l’épopée mandingue en 1960. En fait de domination, il chapeaute des provinces. L’empire du Mali « était avant tout une fédération de royaumes dont certains jouissaient d’une large autonomie, comme celui de Ghana dont le roi se contentait de verser un tribut annuel fixe à son souverain », précise Francis Simonis.
Il faut dire que le territoire « sous contrôle » est vaste. Pour mieux le parcourir, Keita l’étend… La conquête du Djolof (Sénégal actuel) lui permet de disposer de ses chevaux et de raccourcir la distance vers le nord, où le général Fakoli Doumbia aurait soumis les Maures. Ainsi, au soir de sa mort, Soundiata laisse-t-il un empire immense en héritage à son fils. Quand le père de la nation malienne pousse son dernier souffle, les griots qui propagent sa légende se taisent. Ce qu’il advient de l’empire du Mali à la fin du XIIIe siècle manque de clarté et les textes arabes n’en esquissent les contours qu’en parlant de Kankou Moussa, lui-même ignoré par l’historiographie orale ouest-africaine. Lorsque celui-ci se hisse au pouvoir, il reçoit en partage des possessions plus vastes encore. Moussa ne souhaite manifestement ni conquérir de nouvelles régions ni les âmes du peuple. La petite élite qui pratique l’islam avec lui a renoncé à convertir la majorité de la population. En effet, « quand les souverains ont voulu le faire, cela a entraîné une chute de la production d’or, car celle-ci réclame de nombreuses pratiques qui ne coïncidaient pas avec les rites musulmans », explique Francis Simonis. De son côté, le nouveau souverain se lance dans un expédition dispendieuse, fait pleuvoir un or sur l’Égypte dont ses sujets jamais ne profitent.
L’eldorado fantasmé de Paris à Damas est en réalité un pays pauvre où l’esclavage est en vigueur. Le pouvoir est suffisamment fort pour se protéger et assez habile pour développer le commerce, mais les richesses naguère collectionnées dans les caisses de l’État ne profitent pas au peuple. À son retour de la ville sainte, Moussa construit bien quelques mosquées, mais elles sont de terre et de sang, c’est-à-dire modestement érigées par des esclaves.
Entre histoire et légende
Au cours de son règne, dans les premières décennies du XIVe siècle, Kankou Moussa a donc surtout dépensé. À supposer que son viatique pour La Mecque comportait effectivement près ou plus de dix tonnes d’or, « il était immensément riche », admet Jan Jansen, historien néerlandais et rédacteur en chef de la revue History in Africa. « Mais il ne se servait pas de cette richesse comme d’un levier de pouvoir ou d’investissement. » Moins stratège que les Rothschild ou John Rockefeller, il posséda toutefois l’équivalent de plus de 50 milliards de dollars qu’eux, selon les chiffres de Celebrity Net Worth. Faut-il pour autant y voir la dilapidation d’un héritage ? Pour Jansen, considérer Kankou Moussa comme le successeur légitime de Soundiata Keïta revient à calquer une vision européenne de la dynastie sur un contexte différent. L’histoire de l’empire du Mali a pour une large part été écrite au cours des années 1960 grâce aux textes des voyageurs arabes, mais aussi à l’aide des récits des griots, qui ont commencé à être écouté par des anthropologues et des historiens. Cela ne va pas sans conséquences.
En France, on trouve des premiers récits sur l’empire du Mali dès la fin du XIXe siècle, puis dans un ouvrage en trois tomes sur le « Haut-Sénégal-Niger » paru en 1912. Avec ses lunettes d’administrateur colonial du « Soudan français », Maurice Delafosse dresse une histoire « centrée sur la nation » de la région, juge Jansen. « Son but était d’imposer la loi française sur cette partie du monde, c’est pourquoi il l’a rendue lisible pour les colons. » À partir des écrits d’Ibn Battuta et d’Ibn Khaldun, Delafosse fait du duel entre Soumaoro Kanté et Soundiata Keïta un fait historique alors que leurs figures peuvent tout aussi bien représenter des modèles de société en compétition, pointe Jansen – autrement dit, des allégories plutôt que des personnages de chair et d’os. « Dans toutes les épopées, Soundiata est un guerrier en recherche de chevaux pour faire la guerre, et Soumaoro un sorcier forgeron », souligne le chercheur. « Pendant l’Antiquité, le conflit entre les forgerons et les guerriers est un thème familier, d’Héphaïstos à Ares. » Ce qui se jouerait dans leur lutte pourrait donc être davantage le passage d’une période pendant laquelle le fer était un élément central, de par les progrès dans l’agriculture qu’il engendra, à une époque où les chevaux prennent une place cardinale pour gagner les batailles en Afrique de l’Ouest.
De légende, la victoire de Soundiata Keïta sur Soumaoro Kanté serait passé au rang de fait historique à la faveur « du contexte intellectuel des années 1960, qui était favorable à l’exploration des sources africaines », analyse Jan Jansen. « C’était l’ère de l’adage d’Amadou Hampâté Bâ : “En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle.” » Or, la reconnaissance de la tradition orale comme source ne s’est pas accompagnée d’une évolution des manières de faire l’histoire. Les professionnels européens de la discipline ont continué à regarder les conflits africains à l’aune de leurs propres guerres et les lignées de roi en fonction de leurs propres dynasties. À partir de récits composites, une histoire linéaire a été bâtie, qui fait de Kankou Moussa le continuateur de Soundiata Keïta à la tête de l’empire du Mali. La polémique qui éclata après l’inscription de la charte du Manden au patrimoine de l’humanité par l’UNESCO, en 2009, illustre bien la confusion que cela peut engendrer. Sitôt défait de Soumaoro Kanté, Soundiata Keïta convoqua une assemblée générale des notables et proclama la « charte du Manden », raconte feu l’historien malien Youssouf Tata Cissé, spécialiste de la littérature orale et ancien élève de l’ethnologue française Germaine Dieterlein. C’est ce texte, souvent considéré comme « la première constitution africaine », que l’agence des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture a décidé de consacrer. Il n’a pourtant « aucun fondement historique » se récrie Francis Simonis, puisqu’il résulte selon lui d’écrits fait par un griot guinéen en 1998 et un chercheur malien en 1965. » Les matériaux composites rassemblés sur l’empire du Mali en font un objet difficile à appréhender. Parmi ce théâtre d’ombres où l’on peine à distinguer les visages des acteurs, à faire la part du mythe et de la réalité, émerge pourtant nettement la figure de Kankou Moussa. Assis en tailleur sur un trône rouge, il est éclairé par l’or qu’il a déversé hors de chez lui.
Couverture : Kankou Moussa par Abraham Cresques. (BNF)