Et la lumière fut

À la fin des années 1990, le biologiste marin Steven Haddock rendit visite à son confrère Osamu Shimomura dans son laboratoire de Woods Hole, dans le Massachusetts. Ces deux chercheurs respectés avaient en commun une obsession pour la bioluminescence : de la lumière produite par une série de réactions chimiques dans le corps de créatures vivantes. Les plus célèbres d’entre elles sont les lucioles, mais c’est une faculté dont sont aussi dotés certains champignons ainsi qu’une multitude de créatures de l’océan. Haddock se souvient qu’à un moment de leur rencontre, Shimomura versa au creux de sa main de ce qui ressemblait à de grosses graines de sésame, qu’il conservait dans un bocal. Il les aspergea d’eau avant de les écraser dans son poing pour en faire de la pâte, puis il éteignit la lumière. Soudain, sa paume se mit à luire d’un bleu luminescent, comme s’il tenait une fée au creux de sa main. Les graines de sésame étaient en réalité les corps séchés de petits crustacés appelés ostracodes. Shimomura lui raconta que pendant la Seconde Guerre mondiale, l’armée japonaise récoltait un nombre incroyable de ces créatures au fond de l’océan. La lumière bleue et froide des umihotaru (les lucioles de mer) était suffisamment vive pour que les soldats puissent lire des cartes et des rapports, mais trop faible pour révéler leur position aux ennemis à proximité. « C’était une source de lumière très simple à se procurer », explique Shimomura, âgé aujourd’hui de 87 ans. « Il suffit d’ajouter de l’eau. C’est très pratique et pas besoin de piles. » Lorsque Haddock lui rendit visite, le plancton desséché était vieux de plusieurs décennies, mais les créatures avaient encore le pouvoir de briller.

ostracod-bioluminescence

Un ostracode
Crédits : blickwinkel

Haddock était si émerveillé par cette histoire qu’il demanda à Shimomura s’il pouvait prendre une petite portion des ostracodes pour les étudier dans son laboratoire de l’Institut de recherche de l’aquarium de Monterey Bay, en Californie. Il les conserve là-bas dans un bocal pas plus large qu’un pot à épices, qu’il ouvre rarement. « Je n’ai seulement testé que cinq ou six fois », dit-il. Mais si vous avez de la chance et qu’il est de bonne humeur, le chercheur prendra sa lampe merveilleuse sur l’étagère pour vous montrer son éclat irréel.

~

Que trouvons-nous de si fascinant à la bioluminescence ? Après tout, nous sommes entourés de lumière. Chaque matin, un immense bol lumineux s’incline au-dessus des arbres et des toits, des oiseaux et des montagnes, pour déverser son nectar doré. La lumière du soleil s’étend sur les continents et les océans, s’écoulant le long des canopées, remplissant déserts et vallées ; elle inonde en silence les fermes et les villes ; elle pénètre dans nos chambres, s’insinue sous notre peau, et baigne nos yeux pour éclairer le théâtre de notre esprit. Et malgré tout, nous donnons l’impression de ne jamais en avoir assez, ou de nous sentir suffisamment proche d’elle. À travers le temps, de nombreuses cultures contèrent les histoires d’êtres entourés de halos de lumière : des dieux, des anges, des fées, des saints et des djinns. Être infusé de lumière est la marque du divin ou du surnaturel, précisément parce que cela nous est impossible. Ne pouvant pas convoquer la lumière de l’intérieur, nous avons trouvé d’autres moyens de la générer et de la contrôler, pour la garder auprès de nous même en l’absence du Soleil : nous avons dompté le feu et canalisé l’électricité ; nous avons appris à jeter des bombes de couleur contre le voile de la nuit, et à parer nos toits de morceaux d’arc-en-ciel ; nous avons inventé de puissants phares dont l’œil flamboyant peut être invoqué en pressant simplement un interrupteur, et nous avons érigé des piliers éclairants le long de nos rues.

De nos jours, des gens se font implanter des LED sous la peau pour rétroéclairer leurs tatouages – ou bien juste parce que c’est possible. Mais ce ne sont que des faux-semblants. En dépit de notre astuce technologique, nous n’avons jamais tout à fait rattrapé l’ostracode ou la luciole. Nous ne pouvons pas égaler leur maîtrise intuitive de l’illumination. La lumière est tissée à même leur biologie d’une façon qui nous est inconnue. « Qu’un organisme émette de la lumière, beaucoup de lumière, s’apparente pour nous à un super-pouvoir », dit Haddock.

ulyces-bioluminescence-02-1

Motyxia est un genre de mille-pattes bioluminescents
Crédits : Eden Pictures

La piste de lumière

Ce pouvoir, il nous est impossible de ne pas exploiter. Depuis des millénaires, les êtres humains conçoivent des applications ingénieuses pour la bioluminescence, dont un grand nombre ne sont plus connues aujourd’hui. Le naturaliste et philosophe romain Pline l’Ancien écrivit qu’il était possible de badigeonner un bâton de marche des sécrétions d’une certaine méduse lumineuse – peut-être s’agissait-il de Pelagia noctiluca – pour qu’il servît également de torche. À la fin du XVIIe siècle, le physicien Georg Eberhard Rumphius raconta que les peuples indigènes d’Indonésie utilisaient des champignons bioluminescents comme des lampes-torches dans la forêt. Et avant le XIXe siècle, les mineurs de charbon remplissaient des pots de lucioles et d’une peau de poisson séchée investie par une bactérie bioluminescente pour leur servir de lanternes – les lampes de sécurité n’avaient pas encore été inventées et porter une flamme nue dans une mine risquait d’enflammer des gaz explosifs. Il fallut bien plus de temps aux hommes pour trouver des usages aux ostracodes ainsi qu’à d’autres petites créatures marines, pour la bonne et simple raison que pendant la majeure partie de notre histoire, personne n’avait la moindre idée de leur existence.

Les premiers explorateurs restèrent interdits devant les bandes et les taches de lumière froide qui entouraient leurs bateaux la nuit venue, aussi bien que devant les vagues lumineuses et certaines régions de la mer où l’eau brillait de mille feux – on les appelait les « mers lactées ». Les premières tentatives d’expliquer ces phénomènes étaient souvent plus proches de la poésie que de la science. Pour beaucoup, la lumière était comparable à du feu, bien qu’elle se trouvât sous l’eau. Dans le Hai Nei Shih Chou Chi, un texte chinois datant du IVe ou Ve siècle av. J.-C. racontant des aventures nautiques, on peut lire qu’ « il est fréquent d’apercevoir des étincelles ardentes quand la mer est agitée ». De la même manière, au XVIIe siècle, René Descartes comparait la lumière observée dans les mers agitées aux étincelles produites par un silex. Durant un voyage vers Siam en 1688, le missionnaire jésuite et mathématicien Guy Tachard écrivit que le Soleil avait visiblement « imprégné et rempli la mer durant la journée d’une infinité d’esprits ardents et lumineux ».

En 1753, Benjamin Franklin supposa qu’une sorte d’ « animalcule extrêmement petit » pouvait émettre « une lumière visible », même dans l’eau. À la même époque, des naturalistes comme Godeheu de Riville, équipés des premiers microscopes, confirmèrent que l’intuition de Franklin était la bonne : les scintillements et les lueurs de l’océan émanaient de créatures vivantes, de minuscules « insectes marins » que nous appelons désormais plancton. Au début du XXe siècle, le plancton bioluminescent n’était plus un mystère pour nous : les créatures étaient intensément étudiées par certaines des plus puissantes forces militaires du monde, alors qu’elles étaient malgré elles prises dans les feux de la guerre des hommes. Quand des navires et d’autres vaisseaux passaient auprès d’un vaste groupe de plancton bioluminescent, des ondulations et des nuages de lumière bleus et verts se formaient sur leurs flancs et dans leur sillage. Ces projecteurs involontaires se révélèrent problématiques pour la marine, surtout quand la discrétion était de mise. En 1918, durant la Première Guerre mondiale, un navire britannique coula un U-Boot allemand depuis la côte espagnole après avoir repéré sa nimbe lumineuse. Pendant la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide, les marines du monde entier étudiaient comment traquer des sous-marins et des torpilles grâce à la bioluminescence. La marine américaine continue ses recherches encore aujourd’hui : elle travaille au développement d’un robot aquatique capable de mesurer la bioluminescence, de façon à détecter les ennemis ainsi que  d’empêcher sa détection potentielle.

ulyces-bioluminescence-01

Une grotte de Nouvelle-Zélande
Crédits : Joseph Michael

Et en 1954, la bioluminescence de l’océan sauva la vie d’un militaire – et pas n’importe lequel. À l’époque, le futur astronaute d’Apollo 13 James Lovell était pilote de chasse. Il avait embarqué pour une mission d’entraînement au large des côtes japonaises par un ciel orageux, quand le tableau de bord de son cockpit fut court-circuité. Toutes ses lumières et ses voyants s’éteignirent. Il ne pouvait plus compter sur la technologie pour lui indiquer la direction du porte-avions. Scrutant les ténèbres, il remarqua une traînée verte scintillante dans la mer, et ne tarda pas à réaliser qu’il s’agissait du sillage bioluminescent du vaisseau. Il se servit de cette piste de lumière vivante comme d’un guide et parvint à atterrir sans encombre.

Luciférine

L’année suivante, Shimomura commença ses recherches sur la bioluminescence – elles allaient révolutionner le champ de la biologie. En 1955, Shimomura rejoignit le laboratoire de Yoshimasa Hirata à l’université de Nagoya, où il fut chargé d’extraire la luciférine des ostracodes et de déterminer sa composition moléculaire précise. Aujourd’hui, les scientifiques savent que dans de nombreux organismes bioluminescents, un enzyme appelé luciférase catalyse une réaction chimique entre la luciférine et l’oxygène qui produit de la lumière. Mais à l’époque, « nous ne comprenions pas exactement ce qu’il se passait », raconte Shimomura. « C’était un mystère. » Après dix mois de travail dans le laboratoire, Shimomura devint la première personne à cristalliser de la luciférine, une étape essentielle dans l’étude de sa structure.

Dans les années 1960, il continua ses recherches à l’université de Princeton, où il commença également à enquêter sur la méduse lumineuse Aequorea victoria. Shimomura et ses collègues collectèrent de nombreux spécimens d’A. victoria et les égouttèrent comme des pommes à cidre pour obtenir une petite quantité de pur « jus de presse » lumineux. Dans le liquide, ils découvrirent une protéine qu’ils baptisèrent aequorine, et qui émet de la lumière bleue au contact du calcium, même en l’absence d’oxygène. Une autre protéine de la méduse, la protéine fluorescente verte (GFP), absorbe quelquefois cette lumière bleue et émet en réponse de la lumière verte.

ulyces-bioluminescence-03

Le prix Nobel de chimie Osamu Shimomura
Crédits : Kyodo

En 1978, après avoir collecté près d’un million de méduses, Shimomura avait entièrement élucidé la structure de l’aequorine et la nature des réactions génératrices de lumière uniques de l’A. victoria. L’aequorine et la GFP – ainsi que le code génétique de cette dernière – étaient devenues des outils indispensables à la biologie et à la médecine. Les scientifiques pouvaient à présent étiqueter et observer les danses complexes de gènes et de protéines auparavant invisibles au sein des cellules vivantes.

En 2008, aux côtés de Martin Chalfie de l’université de Columbia et de Roger Tsien de l’université de Californie à San Diego, Shimomura reçut le prix Nobel de chimie pour son travail sur la GFP. Tout récemment, la bioluminescence est passée du stade d’outil de laboratoire à celui de joujou commercial. Le Glowing Plant Project, basé à San Francisco et financé via Kickstarter, propose à ses clients des kits permettant de modifier génétiquement une plante Arabidopsis à la maison. Et BioPop, une société basée à Carlsbad, en Californie, fabrique une version luminescente d’un jouet pour enfants très demandé aux États-Unis. Ils l’ont appelé Dino Pet – un petit aquarium dont la forme rappelle vaguement celle d’un apatosaure, rempli de plancton bioluminescent appelé dinoflagellés. Durant la journée, le plancton photosynthétise ; la nuit, si vous éteignez la lumière et secouez l’aquarium, les dinoflagellés émettent une lumière turquoise, rappelant les « étincelles ardentes » que les marins chinois avaient observé sur des mers agitées, il y a plus de deux millénaires. Mais la lumière ne fonctionne que trois fois par nuit, et si vous secouez trop fort, vous risquez d’endommager ou de tuer le plancton. Il est aisé de prendre en pitié ces petites étoiles aquatiques prises au piège dans une bulle de plastique.

Toutes les nuits, la main d’un titan s’empare de leur océan et y sème le chaos pour quelques instants de plaisir égoïste. Puis le monstre jette leur univers tout entier dans un coin, comme s’il refermait le couvercle d’une boîte à musique. Il les retient vivantes uniquement pour qu’elles exécutent leur petit tour de magie avant qu’il n’aille au lit. Mais peut-être qu’en fin de compte, nous sommes l’élément le plus pathétique de cette relation : des dieux envoûtés par un moucheron. Mettre en bouteille la bioluminescence nous donne l’impression de posséder un phénomène apparemment rare et hors du commun. Mais la réalité est toute autre. La bioluminescence est une chose si répandue sur notre planète – particulièrement dans les océans – que les scientifiques estiment que les milliers d’espèces luminescentes qu’ils ont découvertes jusqu’ici ne représentent qu’une fraction d’entre elles. Il est possible que la vaste majorité des créatures vivant dans les profondeurs de la mer, au-delà de la portée du soleil, génèrent leur propre lumière (quelquefois avec l’assistance de microbes). Elles utilisent ces scintillements intérieurs avant tout pour communiquer : pour avertir et effrayer, se cacher et chasser, leurrer et séduire. La bioluminescence est un des langages les plus anciens et les plus répandus sur Terre – un langage dont nous ignorons à peu près tout. En dépit de nos fantaisies et de nos mythologies, la vérité est qu’il n’y a rien de surnaturel à propos de la lumière vivante. Elle fait partie de la nature depuis des âges lointains. Nous sommes seulement dénués de ce don particulier. Ainsi, nous avons adapté les talents incomparables des créatures luminescentes à nos propres usages. Nous leur avons emprunté leur lumière pour révéler des choses à propos de notre propre biologie que nous n’aurions peut-être jamais découvertes autrement. Mais c’est tout ce que nous pouvons faire : emprunter. Nous ne pouvons pas être comme elles, aussi nous les pourchassons et les attirons vers nous, tout aussi fascinés qu’à l’époque où nous pensions que le Soleil avait imprégné la mer. Et jusqu’à ce jour, nous les recueillons dans nos mains, les conservons dans des pots et les plaçons sur nos tables de nuit, essayant depuis toujours de satisfaire notre appétit prométhéen.

ulyces-bioluminescence-04

Un poisson cardinal recrache un ostracode
Crédits : Nature Picture Library


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac « The Secret History of Bioluminescence », paru dans Hakai Magazine. Couverture : Une méduse Pelagia noctiluca. (David Fleetham/Animation par Ulyces)


CETTE MÉDUSE DÉTIENT-ELLE LE SECRET DE LA VIE ÉTERNELLE ?

rich

Le docteur Shin Kubota étudie Turritopsis dohrnii depuis quinze ans. Cette méduse détiendrait le secret de la vie éternelle.

Après plus de 4 000 ans – presque depuis l’aube de l’histoire, quand Uta-Napishtim révéla à Gilgamesh que le secret de l’immortalité était contenu dans un corail trouvé au fond de l’océan –, l’homme a finalement découvert la vie éternelle en 1988. Et en effet, il l’a trouvée au fond de l’océan. La découverte fut faite involontairement par Christian Sommer, un étudiant en biologie marine allemand âgé d’à peine plus de vingt ans. Il passait l’été à Rapallo, une petite ville de la Riviera italienne, où Nietzsche écrivit exactement un siècle plus tôt Ainsi parlait Zarathoustra : « Tout va, tout revient, la roue de l’existence tourne éternellement. Tout meurt, tout refleurit, le cycle de l’existence se poursuit éternellement… » Sommer faisait des recherches sur les hydrozoaires, de petits invertébrés qui, suivant l’étape de leur cycle de vie, ressemblent soit à une méduse, soit à un corail mou. Chaque matin, Sommer allait plonger dans l’eau turquoise qui borde les falaises de Portofino. Il scrutait le plancher océanique à la recherche d’hydrozoaires, les ramassant au moyen de filets à plancton. Parmi les centaines d’organismes ainsi collectés figurait le représentant minuscule d’une espèce relativement obscure pour les biologistes, baptisée Turritopsis dohrnii. Aujourd’hui, elle est plus largement connue sous le nom de méduse immortelle. Sommer conservait ses hydrozoaires dans des boîtes de Pétri et observait leurs habitudes de reproduction. Quelques jours plus tard, il remarqua que Turritopsis dohrnii se comportait d’une façon étonnante qu’il ne parvenait à expliquer en aucune manière. Pour le dire clairement, elle refusait de mourir. Elle semblait inverser son processus de vieillissement, devenant de plus en plus jeune jusqu’à atteindre son stade de développement le plus primitif, à partir duquel elle recommençait alors un nouveau cycle de vie.

IL VOUS RESTE À LIRE 95 % DE CETTE HISTOIRE