Quand Bill Fong approche de la piste, une boule de 6,8 kg à la main, il essaie d’arrêter de respirer. Il tente de le faire sans y penser. Il doit amener son corps à effectuer une série de mouvements complexes inscrits dans la mémoire de ses muscles. En bref, il veut se changer en robot. Fong a 48 ans. C’est un homme d’1,82 m aux épaules larges. Il lève la boule au niveau de son torse et exécute un rapide déhanchement. Il balance la boule d’arrière en avant, son bras tel un pendule, tandis qu’il avance de cinq pas calculés en direction de la ligne de faute.
Il lâche enfin la boule, qui roule sur le plancher huilé de la piste comme si elle flottait en aquaplaning. Elle tourne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et suit une trajectoire qui semble la mener tout droit dans la rigole de droite. Mais alors qu’elle frôle l’extrémité de la piste, elle vire soudain vers le centre, comme télécommandée. Le lancer de Fong a ramené la boule dans le droit chemin juste à temps. Un battement de cœur plus tard, la piste est débarrassée de ses quilles. Fong rejoint ses coéquipiers à leur table – ils s’assoient et jouent toujours dans le même ordre. Il est accueilli par des applaudissements, comme ça a été le cas des milliers de fois en dix ans. Pourtant, il semble insatisfait. Son strike n’était pas à son goût. « J’ai eu de la chance », lance-t-il avec un accent de Chicago à couper au couteau. « La septième a mis du temps à tomber. J’ai encore des choses à revoir. » Il griffonne des notes au crayon gris sur un bout de papier bleu plié. Ses coéquipiers n’ont pas la tête à discuter de ce qui pourrait rendre ses coups plus efficaces, ni même du match de championnat qu’ils doivent disputer ce soir. Ils parlent encore de ce fameux soir.
C’était il y a deux ans mais elles revient invariablement sur le tapis chaque semaine. Au Plano Super Bowl, il suffit de prononcer les mots « ce fameux soir» et tout le monde sait de quoi vous parlez. Ils parlent aussi de « l’incident » ou de « l’incroyable série ». D’aussi loin qu’ils se souviennent, c’est la seule fois où un joueur de bowling du coin a atterri dans la rubrique sport du Dallas Morning News. L’un des adversaires de Fong cette nuit-là affirme qu’il s’agit de la chose la plus stupéfiante qu’il a jamais vue sur une piste de bowling. Bill Fong n’a pas besoin qu’on le lui rappelle. Il repense à ce moment chaque jour que Dieu fait.
300
La plupart des gens pensent que pour atteindre la perfection au bowling, il faut faire un jeu de 300 points. Ce n’est pas le cas. Tout bon joueur amateur peut avoir du bol un soir et enchaîner douze strikes consécutifs. Si on fait le compte de toutes les pistes de bowling des États-Unis, il y a sûrement tous les soirs quelqu’un pour marquer 300 points quelque part. En revanche, il n’y a qu’un robot pour marquer 300 points trois fois de suite (36 strikes) et effectuer ce qu’on appelle « une série parfaite ». Plus de 95 millions d’Américains jouent au bowling mais d’après le Congrès de bowling des États-Unis, seuls 21 d’entre eux sont parvenus à réaliser une série de 900 points depuis qu’on a commencé à les compter. L’épopée de Bill Fong sur le chemin de la perfection a commencé comme n’importe quelle autre soirée bowling : entraînement à 17 h 30. Il joue dans trois ligues différentes et fait au moins vingt parties par semaine, chaque semaine. Le 18 janvier 2010, il voulait se concentrer sur son timing.
Le timing, c’est la clé. Quand vous avez le bon timing, que vos bras, vos jambes et votre torse bougent tous en rythme jusqu’à la piste, votre équilibre est meilleur. Avec l’équilibre vient la précision. Et quand vous êtes précis, les décisions que vous prenez n’en sont que meilleures. Mais si votre timing est mauvais, votre équilibre l’est aussi et vous ratez la cible. Il y a trop de variables à prendre en compte, vous êtes dans l’incapacité de prendre les bonnes décisions. Fong sait qu’une bonne série dépend entièrement du timing. Alors à l’entraînement ce soir-là, il a travaillé sur sa respiration, tenté de faire le vide dans son esprit et de lancer comme si chacune des parties de son corps avait été programmée.
Ce soir-là, il n’a pas fait beaucoup de strikes durant l’entraînement. Rien ne le portait à croire que cette soirée serait différente des autres. On a attribué à l’équipe de Fong, les Crazy Eights (il a choisi ce nom car le chiffre huit porte chance dans la culture chinoise), les pistes 27 et 28. L’une des paires favorites de Fong. La piste de gauche, la 27, est idéale pour faire des crochets. Celle de droite, la 28, se joue plus directe. La première frame avait lieu sur la piste de gauche. Comme toujours, Fong serait le dernier à jouer. En regardant ses coéquipiers lancer la boule, il a remarqué qu’elle manquait à chaque fois la poche, l’endroit de la piste qui offre la meilleure chance de marquer un strike. Lorsque son tour est arrivé, Fong a lancé avec un crochet plus prononcé, pour longer le bord de la rigole un peu plus longtemps.
Résultat : un strike puissant et sonore. Sa boule a tapé dans la poche avec une énergie vengeresse, anéantissant les dix quilles. Son lancer suivant, sur la piste 28, s’est soldé par un nouveau strike. À vrai dire, ses quatre premiers lancers se sont soldés par des strikes puissants. Ses coéquipiers l’ont à peine remarqué. « Ça n’avait rien d’inhabituel », se souvient JoAnn Gibson, une femme à la voix douce originaire du sud du pays qui aime plus la compagnie que le bowling en lui-même. « Les joueurs comme Bill font de petites séries comme ça tout le temps », renchérit Tom Dunn, un joueur de bowling plus investi qui flirte parfois en toute innocence avec JoAnn. Gibson et Dunn ont tous les deux joué avec ou contre Fong dans ce championnat. Cela fait neuf ans qu’ils font équipe. James Race, qui ne se départit jamais de son sourire et de sa politesse, est arrivé quelques années plus tard. En dehors des pistes de bowling, on ne les voit pas beaucoup ensemble, mais quoi qu’il se passe dans leur vie, ils se donnent toujours rendez-vous le lundi soir au Plano Super Bowl.
À son dernier lancer, quelque chose est allé de travers.
Le cinquième lancer de Fong de la soirée n’était pas très esthétique. Son approche et son lâcher étaient identiques aux précédents – il était en train de se transformer en robot – et la boule a bien trouvé la poche, mais les quilles ont mis du temps à tomber. La 10 a vacillé un moment avant que Fong ne bénéficie de ce qu’on appelle un « messager ». Une des quilles du côté gauche, qu’il venait d’envoyer valser, a rebondi de l’autre côté en tapant la 10 juste assez fort pour lui faire perdre l’équilibre. Lorsqu’il est revenu à la table, ses coéquipiers l’ont félicité, mais Fong a dit qu’il avait eu du bol – à juste titre. Pour sa sixième frame, il a marqué un autre strike dévastateur. Puis un autre. Et encore un. À chaque lancer, il avait la certitude qu’il ferait un strike dès l’instant où il lâchait la boule. Les quilles étaient debout et la seconde d’après, elles avaient disparu. « C’était comme de conduire et de tomber sur un feu au vert, puis un autre, puis un autre, de tourner et de n’avoir que des feux verts, où qu’on aille », dit Fong. Avant de s’en rendre compte, il jouait sa dixième frame. De retour sur la piste de droite, il a de nouveau essayé de bien courber la trajectoire, laissant la boule rouler le long de la rigole. Ses deux premiers lancers ont à chaque fois foncé dans la poche, comme il l’espérait. Deux strikes parfaits de plus. À son dernier lancer, quelque chose est allé de travers. Il l’a entendu au bruit des quilles. Quand la pagaille du bout de la piste est devenu lisible, il a pu voir que la neuvième (la seconde à partir de la droite sur la rangée du fond) était encore debout. Les quilles volaient dans un complet chaos, virevoltant autour de la neuvième, qui demeurait droite. Fong a tendu le cou et observé la scène avec espoir. Le temps s’est suspendu. Jusqu’à ce qu’une quille déboule de côté et balaye la neuvième.
« La meilleure façon de décrire ses premiers 300 ? C’était puissant », dit Race. L’un des employés du Super Bowl a annoncé le nom et le score de Fong dans les haut-parleurs – Fong adore ça. Un tonnerre d’applaudissements a répondu à l’annonce. « Quand vous marquez beaucoup de 300 ou si vous en faites plus d’un par semaine, ils ne l’annoncent pas forcément », explique-t-il. La soirée ne faisait que commencer.
Combler le vide
En dehors du bowling, Bill Fong n’a pas rencontré beaucoup de succès dans la vie. Sa mère exigeait de lui la perfection, mais il n’avait que des résultats médiocres à l’école. Il n’a jamais fini l’université, il a divorcé jeune et n’a jamais gagné beaucoup d’argent. Selon lui, ses parents ne l’ont jamais beaucoup aimé. En tant que joueur de bowling, il a une moyenne d’environ 230. Cela veut dire qu’il est probablement meilleur que n’importe quel joueur de votre connaissance. Malgré cela, il se cantonne à la quinzième place de la ligue la plus compétitive du Plano. Dans sa vie, presque rien ne s’est passé comme prévu. Il raconte que son approche du bowling lui vient des pistes difficiles de Chicago. C’est là-bas qu’il est né, et il est allé au lycée avec Michelle Obama. À l’époque, c’était un des seuls enfants de Chinatown à s’intéresser au bowling. Malgré la sévérité de sa mère et les résultats exemplaires de ses camarades, le petit William préférait le sport. Il nourrissait l’espoir de devenir un jour athlète professionnel. Il n’était pas grand (trop petit pour le basket, trop fin pour le football américain) mais il courait aux quatre coins de son quartier lorsqu’il était môme en faisant la course contre des amis imaginaires.
Il était tout jeune lorsque ses parents ont divorcé. Il se souvient que l’homme qui deviendrait son beau-père invitait sa mère à des rendez-vous galants au bowling du coin, où ils pouvaient amener leurs enfants. Fong a remarqué que lorsqu’il jouait au bowling, tous ses ennuis s’évanouissaient. Il se concentrait sur la boule, la piste et les quilles. Le reste n’avait plus d’importance. Rien ne l’avait jamais autant captivé. Tandis qu’il faisait la cour à sa mère, son futur beau-père lui a promis que s’il arrivait à dépasser les 120 points, il lui achèterait sa propre boule. « Il ne l’a jamais fait », dit Fong. « Je l’ai achetée moi-même. » Quand sa mère s’est remariée, elle a déménagé. Il lui restait ses frères et sœurs, son père – un homme discret qui travaillait beaucoup – et le bowling. Il a rejoint l’équipe du lycée. À la bibliothèque municipale, il a épluché des piles de livres sur la théorie du bowling.
Après un séjour à la fac, il a fini par fumer beaucoup de joints et par jouer au bowling toute la nuit en essayant de se faire du fric avec des petits paris. Il quittait les pistes à l’aube, sortait prendre un petit déj’, dormait jusqu’à 18 h et recommençait. À 22 ans, il s’est marié et sa femme l’a encouragé à « grandir ». Il a réalisé qu’il ne deviendrait jamais joueur professionnel comme ceux qu’il voyait chaque semaine à la télé et il a pris un job de coiffeur. « C’était un truc que je pourrais toujours faire pour m’en sortir », dit-il. « J’aime le côté artistique de ce métier, mais ce n’est pas ma passion. » Il a abandonné le bowling et s’est mis au golf. Ça y ressemblait beaucoup : timing, équilibre, précision. Il avait entendu dire qu’après dix ans d’entraînement, n’importe qui pouvait devenir un golfeur pro. Il a lu des livres entiers sur le golf et a trouvé du travail dans une boutique spécialisée, où il a appris à fabriquer ses propres clubs. Pendant dix ans, entre plusieurs changements de carrière, un divorce et son déménagement à Dallas, il n’a pas cessé de jouer au golf. Sa plus jeune sœur était alors une vedette de l’équipe de golf de l’université Baylor. Mais après toutes ces années à jouer presque quotidiennement, il n’avait toujours pas l’étoffe d’un grand golfeur. C’était trop de frustration et il s’est retiré du milieu pour de bon. Il s’est rappelé à quel point il aimait le bowling. Son style de vie nocturne et les paris ne lui manquaient pas, mais le jeu en lui-même, le fait de se couper du monde et de se changer en robot, ça, ça lui manquait. Il a rejoint des associations et participé à des tournois partout dans le nord du Texas, mais pour lui, aucun bowling n’égalait le Super Bowl de Plano. Il y avait quelque chose de spécial dans les visages amicaux qu’il rencontrait là-bas. Même le bruit des strikes n’était pas le même. Il s’y sentait à sa place.
Après quatorze ans à jouer là-bas, il connait les 48 pistes par cœur. Il compare ça à la façon dont Tiger Woods connaît les trous du terrain de golf de sa ville natale. Au fil des ans, Fong a fait rouler ses boules sur chacun des planchers des dizaines de fois, et il en garde des traces écrites détaillées. « Il n’y en a pas deux pareilles », assure-t-il. Il renseigne quelles pistes permettent les meilleurs crochets et lesquelles semblent mener les boules droit dans la rigole. Il prend note de chaque creux et de chaque pente quasi-imperceptible, de la moindre imperfection qu’il détecte. Prenez la cinquième piste, par exemple. Le taux de strikes y est plus élevé quand vous lancez directement. Sur la seizième, l’huile a tendance à tournoyer plus près des quilles. Depuis qu’elle connaît Fong, Gibson a eu peu d’occasions de parler d’autres choses avec lui que de mouvement de la boule et de motifs d’huile, même si elle confesse que les discussions techniques lui passent au-dessus de la tête. Mais elle sourit, elle ne voudrait pas blesser qui que ce soit. « C’est vraiment toute sa vie », dit-elle. « En regardant en arrière », confie Fong, « j’ai le sentiment que le bowling a toujours comblé le vide que je ressentais. »
600
Ce soir-là, les gens venaient encore féliciter Bill Fong pour son 300 quand il a fait quelque chose d’impensable : pour son deuxième jeu, il a changé de boule. Il s’est souvenu de son entraînement sur les pistes 27 et 28, deux semaines plus tôt. Il avait remarqué qu’après quelques lancers, le motif de l’huile sur la piste de droite se déplaçait. Pour commencer la nouvelle partie sur la piste de droite, il a donc opté pour une boule plus lisse, qui courbe moins et roule plus droit. Quelqu’un sur la piste d’à côté l’a vu faire : « Bill Fong serait pas en train de changer de boule ? » a-t-il demandé à son ami d’un air incrédule. Bill l’a entendu et s’est retourné. « Et si. » « T’es dingue ! » a-t-il répondu. Souriant de toutes ses dents, Fong a fait demi-tour vers la piste. Il s’est avancé et a lâché un strike précis et assuré – le treizième de la nuit. Puis il est resté là, les bras tendus, opinant du chef. Son geste osé portait ses fruits. Dunn se souvient de l’atmosphère qui régnait à ce moment-là. « En changeant de boule – un geste incroyable –, Bill a rendu la seconde partie vraiment plus intense », dit-il.
Tandis qu’il marquait strike après strike, il a commencé à s’imaginer des pouvoirs magiques.
Durant le deuxième jeu, Fong a alterné entre les boules. Il continuait d’utiliser sa boule plus agressive sur la piste de gauche, et la plus lisse sur celle de droite. Il enchaînait les strikes. Même les membres des autres équipes souriaient quand son tour arrivait. Fong lui-même rigolait, adressant des sourires à ses amis sur les autres pistes. Il se souvient qu’il roulait des épaules. « Je me sentais complètement détendu », dit-il. Tandis qu’il marquait strike après strike, il a commencé à s’imaginer des pouvoirs magiques. À la façon dont il forçait les boules à tourner et venir s’écraser contre des quilles qui ne le voyaient pas venir, on aurait pu penser qu’il déplaçait les objets par la seule force de sa pensée. À la quatrième frame, les quilles 7 et 10 sont restées debout plus longtemps qu’il ne l’aurait voulu. Et tandis qu’il gesticulait des deux bras, elles sont tombées. Il est arrivé la même chose à la huitième frame. « J’étais comme Moïse écartant les eaux de la mer Rouge », dit-il. « D’un geste de la main, les obstacles s’écartaient de ma route. » Les autres joueurs ont fini par reculer de quelques pas lorsqu’il s’avançait, prenant bien soin de ne pas le gêner. « Personne ne voudrait gâcher une série pareille », explique Dunn. À la dixième frame, Fond s’est rendu compte que la plupart des gens autour de lui ne croisaient plus son regard de peur d’être la dernière chose qu’il verrait avant de rater son coup. Au premier lancer de sa dernière frame, il a eu ce qu’il appelle aujourd’hui un « heureux accident ».
Pour la première fois de la soirée, l’un de ses puissants lancers a légèrement manqué sa trajectoire. Mais comme l’huile avait aussi commencé à s’évaporer sur la piste de gauche, la boule a trouvé la poche malgré tout pour réaliser un strike parfait. En prenant note de ce qui s’était passé pour le premier lancer, il a ajusté sa position et fini le jeu avec deux autres strikes, les 23e et 24e de la soirée. Une fois de plus, Fong a entendu son nom prononcé dans les haut-parleurs. Il a pris le temps de serrer à nouveau la main des gens qui faisaient la queue pour le féliciter. Certains d’entre eux étaient désolés de ne pas être venus le saluer après les 300 premiers points. Ils étaient tous délicieusement surpris par ce qu’il se passait, lui tapotant le dos lorsqu’il passait près d’eux.
« Jamais vu un truc pareil ! » disaient-ils. « Deux 300 consécutifs ! » Fong lui aussi hochait la tête. « Moi non plus », répondait-il.
900 ?
Il n’arrive quasiment jamais de ne prendre que les bonnes décisions et d’avancer uniquement dans la bonne direction. La vie, comme le bowling, est pleine de complications, de variables imprévisibles et de moments où aucune réponse n’est la bonne. Mais Bill Fong avait déjà frôlé auparavant la perfection. Deux ans plus tôt, il avait déjà marqué un 297 suivi d’un 300. Quelqu’un lui a appris qu’avec une troisième super série, il pourrait battre le record de l’État du Texas, qui était de 890 points. Fong l’admet volontiers aujourd’hui : il s’est planté à la troisième partie. Il sentait qu’il réfléchissait trop, qu’il quittait la zone. Il a perdu son rythme et son équilibre avec. Il a fait un score de 169 durant sa dernière partie et n’a même pas battu la série de 800 points. C’est précisément ce qu’il essayait d’éviter ce fameux soir d’éviter après ses deux premiers scores parfaits. Cette fois-ci, avant la reprise, il s’est approché d’un ami qui jouait quelques pistes plus loin. Fong lui a fait part de son envie de changer de boule à nouveau et d’utiliser la moins agressive sur les deux pistes. Son ami, qui avait lui-même plusieurs 300 à son actif, s’est montré surpris mais ne lui a donné qu’un simple conseil : « Suis ton instinct. » Quand le premier lancer de la troisième partie s’est soldé par un nouveau strike – encore une décision audacieuse récompensée –, Fong s’est senti comme sur un nuage. Il n’avait rien bu mais c’était comme s’il était légèrement ivre. Ses coéquipiers comme ses adversaires jouaient aussi vite que possible pour lui dégager la voie. Lorsqu’il a atteint sa cinquième frame, il a pris conscience qu’il allait très certainement battre les 800 points.
À la sixième, une foule compacte s’était amassée derrière lui. Des dizaines de personnes s’étaient arrêtées de jouer pour le regarder. Les SMS fusaient, des statuts étaient postés sur Facebook et le public devenait de plus en plus nombreux. « On était plus nerveux que lui à cet instant », fait remarquer Gibson. « On assistait à un véritable spectacle. » À chaque fois qu’il approchait de la ligne, le silence retombait sur les pistes. Dès qu’il lançait, on entendait des gémissements et des cris étouffés parcourir la foule : « Allez ma belle ! » Et chaque fois qu’il faisait mouche, une salve d’applaudissements retentissait dans la pièce. De toute sa vie, Bill Fong n’avait jamais connu de telles acclamations. En entamant la dixième frame de son troisième jeu, il comptait 33 strikes d’affilée. Les gens avaient dégainé leurs appareils photos. On chuchotait dans les rangs, mais dès que Fong attrapait sa boule, tout le monde se taisait. Il s’est retourné pour embrasser du regard la foule amassée derrière lui : plus d’une centaine de personnes étaient entassées de la cuisine jusqu’au distributeur automatique, 25 mètres plus loin. C’est là que la magie a cessé d’opérer.
Fong a commencé à se sentir nerveux, comme si le monde entier le regardait pisser. Il a senti ce frisson – peu importe ce que c’était – le quitter. Debout devant la piste 28, son corps lui semblait engourdi. Il a essayé de sortir de sa torpeur. Il s’est mis en position et a lâché sa boule sans lui donner beaucoup d’effet. Immédiatement après son lancer, Fong a commencé à gesticuler dans sa direction, essayant de forcer sa trajectoire à gauche. Elle a touché la poche, mais pas avec sa force habituelle. Pendant que les autres quilles tombaient, la neuvième se contentait de vaciller. L’instant a semblé durer une éternité. Mais alors que la foule retenait son souffle, une des quilles est venue doucement bousculer la 9, juste assez pour la faire basculer. La salle a explosé au son des applaudissements et des sifflements. Le vacarme suffisait à faire trembler l’image d’une des caméras qui immortalisaient ces glorieuses minutes. Fong semblait secoué tandis qu’il marchait jusqu’au remonte-boule.
Pour la première fois de la soirée, il s’est mis à transpirer abondamment. Il a néanmoins tenu compte de l’erreur du premier lancer et le second était beaucoup plus propre. Les cris du public ont à nouveau retenti tandis que la boule filait sur la piste, tournant juste à temps pour venir balayer les quilles d’un coup puissant. Lorsque les dix quilles sont tombées, les acclamations ont redoublé d’ardeur. Les 35 premiers coups étaient gagnés, il ne restait qu’un miracle à accomplir. Avant son dernier lancer, Fong a nettoyé la boule à l’aide d’une serviette. Derrière lui, il a entendu la voix d’une inconnue s’écrier : « Qu’est-ce qu’on s’amuse, n’est-ce pas ? » Il a porté la boule à son torse et s’est immobilisé un moment, dans le calme. Puis il a avancé de cinq pas et a lâché la boule, visant la perfection. C’était un beau lâcher. La boule a décrit un arc semblable à tant d’autres strikes extraordinaires ce soir-là, avant de faire un crochet vers la poche, pile au bon moment. Certaines personnes se sont mises à applaudir avant même que la boule n’arrive au bout de la piste, ça paraissait tellement bien parti… Mais cette fois, alors que les quilles s’écroulaient, quelque chose d’inimaginable s’est produit. Tout au fond à droite, la dixième quille a vacillé. Mais elle n’est pas tombée. Certaines personnes dans la salle ont eu du mal à réaliser ce à quoi elles venaient d’assister. Pourquoi le dernier lancer n’était-il pas un strike, comme les 35 autres ? Des gens sont tombés à genoux. Tout le monde avait le souffle coupé. Fong s’est retourné et a fait quelques pas sur sa droite. Il était vidé. Livide. Ses amis, qui se préparaient un instant plus tôt à le prendre dans leurs bras pour fêter l’événement, l’ont enlacé pour l’aider à se tenir debout. Fong aurait voulu dire quelque chose – n’importe quoi – mais aucun son ne sortait de sa bouche. https://www.youtube.com/watch?v=XACgCUGWNLc
La crise
Assis autour d’une table deux ans après ce fameux soir, Bill Fong et ses coéquipiers débattent encore sur ce qu’il s’est passé. Fong est persuadé que cette dernière quille aurait pu rendre sa vie parfaite. « Ça aurait fait toute la différence », dit-il. Avec un 900, s’imagine-t-il, il aurait pu passer sur ESPN et il aurait sûrement décroché des sponsors. Il est convaincu qu’il aurait eu la chance de passer pro. Il aurait au moins été le meilleur de tous les temps à quelque chose. Le nom de Bill Fong aurait rejoint le panthéon du bowling. Il ne serait plus quelqu’un d’ordinaire. « Cette quille fait de moi un raté du bowling », dit-il. « On ne m’accorde aucun respect. » Il n’arrête pas de repenser à ce dernier lancer. Il regarde en boucle la vidéo tremblante d’un téléphone portable. « Ça partait si bien au lâcher », dit-il. Lorsque la sphère de 6,8 kg heurte les quilles, il se passe tant de choses en si peu de temps qu’il n’y a aucun moyen de savoir ce qui a mal tourné pendant ces quelques millisecondes. Mais cela n’a pas empêché Fong d’en chercher la raison. Il se demande s’il aurait pu mieux s’entraîner. Il attribue la faute à ces dix années passées loin du bowling. Comme si cette quille incarnait à elle seule le dieu du bowling le punissant pour son insolence.
Ses coéquipiers ne sont pas du même avis. Cette quille n’aurait pas changé la vie de Bill Fong, d’après eux. Ce qu’il a fait était incroyable et reviendrait pendant de nombreuses années dans les conversations du Plano Super Bowl. « C’était époustouflant », dit Gibson. Le fait qu’il ait raté la perfection avec la dernière quille du dernier lancer rendait la scène plus humaine, moins robotique. Quelque part, cela la rendait presque belle. Ils font remarquer que Fong détient malgré tout le record du Texas. Et comme il n’y a eu que 21 scores parfaits de 900, il peut techniquement prétendre être la vedette de la 22e meilleure soirée dans les annales de l’histoire du bowling américain. (Il n’y a eu que onze jeux de 899 points.) Sa vie s’est également améliorée. À l’époque où il a marqué ses 899 points, Fong a obtenu un travail à mi-temps à la boutique spécialisée du Super Bowl. Il a récemment ouvert sa propre boutique plus bas dans la rue, le Bowling Medic Pro Shop. Les membres des quatre championnats auxquels il participe viennent souvent lui demander de percer leurs boules. Parfois, il leur coupe même les cheveux. Mais ce n’est pas tout.
Ce soir-là, après les 899 points, ses amis lui ont payé quelques bières. D’habitude, Bill ne boit pas, mais sur le coup il avait l’impression que la plus belle journée de sa vie était devenue la pire. Après une ou deux bières (et au moins une heure d’éloges ininterrompus), il a commencé à avoir le tournis. Une fois rentré chez lui, Bill est allé dans sa salle de bain et a vomi dans les toilettes. Il avait l’impression que les murs tournaient autour de lui. En réalité, il faisait une attaque. Avec le stress de la soirée, son hypertension avait dépassé un seuil critique. Peu après, il a été victime d’une seconde attaque. Lorsque le médecin a vu le tissu cicatriciel et que Bill lui a raconté ce qui s’était passé cette nuit-là, il lui a dit que cette attaque aurait pu lui être fatale. Bill aurait pu mourir au bowling si les choses s’étaient passées autrement. Cela signifie également qu’entre la transpiration et les étourdissements qu’il ressentait au cours de la troisième partie, Fong avait certainement joué ses dernières frames en faisant un début de crise cardiaque. Sa réussite en est encore plus incroyable. Après son opération du cœur, il a passé une semaine à l’hôpital. Peu de membres de sa famille sont venus lui rendre visite et aucun de ses anciens clients, lorsqu’il était coiffeur. Mais il ne manquait pas de visiteurs. Beaucoup de gens de la salle de bowling ont pris le temps de venir le voir – pas seulement ses coéquipiers mais aussi des adversaires de longue date. Ils s’enquéraient de son état et l’encourageaient à se rétablir rapidement. Un à un, ils ont tous mentionné cette soirée fantastique de janvier, lorsque Bill Fong a manqué la perfection à une quille près.
Au début, la rééducation a été difficile. Il avait perdu beaucoup de force à cause des attaques. Puis en l’espace de quelques mois (trop tôt d’après les médecins), Fong a repris sa routine, jouant cinq jours sur sept. Ces derniers temps, il est plus vif que jamais. Depuis ses 899 points, Fong a réussi dix autres 300 et quatre séries d’au moins 800 points. Tandis qu’ils reparlent de ce fameux soir, un de ses coéquipiers l’interroge : ne préfère-t-il pas vivre avec un 899 plutôt que d’être mort sur un 900 ? C’est une question rhétorique, mais Fong prend le temps d’y réfléchir sérieusement. Ça lui demande un moment, mais il finit par reconnaître qu’il préfère être en vie. « Et nous on est très contents que tu sois encore là pour jouer avec nous », dit Race. Ce soir-là, Fong a du mal à passer les premières parties. Il entame la dernière avec trois strikes directs. Puis un quatrième. Et un cinquième. À la sixième frame, il lance la boule avec talent, mais la quille dix reste debout à le narguer. Après son spare, Fong revient à table, secouant la tête et regardant ses coéquipiers. « J’ai encore des choses à revoir », dit-il avant de commencer à prendre des notes.
Traduit de l’anglais par Anastasiya Reznik et Nicolas Prouillac, d’après l’article « The Most Amazing Bowling Story Ever », paru dans D Magazine. Couverture : Bill Fong devant sa salle de bowling. (Coffee and Celluloid/Ulyces)
LE ROI DES TABLES DE MANILLE
Dennis Orcollo est devenu le meilleur joueur de billard au monde grâce à une tactique risquée : se faire passer pour un joueur médiocre.
I. À l’isolement
Nous sommes en 2012 et Manille est humide. Une odeur âcre et sucrée provenant de l’extérieur se fraie un chemin sous la porte de la salle de billard. Un homme en chemise de costume tachée de sueur casse le losange de neuf billes avec fracas. Les billes s’immobilisent, leurs cliquetis cessent et, dans le coin le plus éloigné de la salle, le meilleur joueur du monde ajuste silencieusement sa queue de billard au-dessus du tapis de feutre vert. Il tire. Et manque. Les quelques spectateurs rassemblés autour de la table échangent des regards circonspects. Ce n’est pas ce à quoi ils s’attendaient. Ils veulent de la magie – un joli tir, une technique inventive ou une stratégie subtile qui expliquent pourquoi Dennis Orcollo est le meilleur.
~
Orcollo a 33 ans, et parait banal. Il mesure 1 m 65 et pèserait moins de 70 kg sans ce petit ventre qu’on aperçoit sous sa chemise. Orcollo ne se distingue en rien de la foule de Philippins qui remplissent les salles de billard – aussi caractéristiques du pays que les jeepneys qui transportent des passagers à travers ses rues noires de monde, pour neuf centimes le tour. Son apparence est idéale pour une partie dont le but n’est pas de remporter quelques manches, mais d’être sous-estimé – afin de récupérer l’argent qu’un adversaire, trop sûr de lui, aura parié sur le match. Avec les années, Orcollo a gagné tellement d’argent grâce aux paris qu’il est contraint à de longs moments de solitude, comme au Star Billiards Center, où il s’entraîne. Plus personne ne le sous-estime ou ne l’affronte pour de l’argent. Pas tant qu’il n’a pas de handicap, du moins. L’habileté dont Orcollo a fait preuve, qui lui a permis de s’extirper de la pauvreté et d’intégrer la classe moyenne supérieure, agit de moins en moins aujourd’hui. L’isolement est son châtiment pour avoir été le roi des matches d’argent aux Philippines, devenues le centre international du billard. Jouer et parier sur ce jeu passionne le pays tout entier. Même Manny Pacquiao, le champion de boxe des poids welters, est féru de billard.