Unchi
En 2007, Google, qui souhaitait étendre son influence en Asie, s’est associé avec l’une des compagnies de téléphonie mobile du Japon, KDDI AU, pour intégrer les emojis à Gmail. Car c’est au pays du Soleil levant, où le mot emoji est une contraction des mots « image » (e) et « lettre » (moji), que sont nées les petites images que vous avez pris l’habitude de glisser dans vos messages. Au sein d’une autre compagnie de téléphonie mobile, NTT DoCoMo, dans les années 1990.
« Les premiers emojis étaient en noir et blanc et ils se limitaient à 12 × 12 pixels ; ils étaient très simples et il n’y avait pas beaucoup de variations », se souvient Shigetaka Kurita, qui faisait partie de l’équipe de graphistes de l’entreprise. « Nous ne pouvions pas dessiner ce que nous voulions à cause de ces contraintes techniques. Les premiers emojis en couleurs sont apparus en 1999, lorsque d’autres compagnies de téléphonie mobile japonaises ont commencé à dessiner leurs propres versions, telles que les visages jaunes que vous voyez aujourd’hui. »
Ou encore le « tas de caca », qui était désigné par le terme enfantin unchi, et qui avait un sens purement humoristique pour les Japonais. Très populaire parmi eux, il leur évoquait notamment Dr Slump, manga d’Akira Toriyama diffusé dans les années 1980 dans lequel figure une crotte rose qui vit, parle et marche.
Mais les employés de Google ne voyaient pas tous le « tas de caca » du même œil que les Japonais. Comme le raconte l’ingénieur logiciel Darren Lewis, « il y avait un conflit parce qu’il y avait des gens derrière au siège qui n’avaient aucune idée de ce qu’étaient les emojis, et qui pensaient qu’avoir un tas de caca animé dans leur Gmail était insultant. »
« Je croyais au départ que c’était une blague quand ils ont insisté pour que le caca figure dans la première coupe, mais j’ai rapidement compris que ce n’était pas une blague du tout », poursuit-il. « Pour eux, ç’aurait tout simplement été comme si on avait toutes les lettres de l’alphabet, mais qu’on se débarrassait de certaines. Du genre : “Supprimons le B parce que le B me choque un peu.” »
Le chef de produit de Google Japon Takeshi Kishimoto s’est donc battu pour imposer la présence du « tas de caca » dans la version internationale de Gmail, et non pas seulement dans la version japonaise : « Je suis allé voir le chef de produit de Gmail, qui gère tout ce qui concerne le service de courrier électronique, et je lui ai fait comprendre que c’était le plus utile des emojis. »
Les mouches voler
Comme tous les autres emojis internationaux de Google, « le tas de caca » a alors été confié à Ryan Germick et Susie Sahim, deux designers également chargés des doodles. « Lorsque vous travaillez dans un tout petit espace, que vous construisez un outil de communication et que vous essayez d’exprimer une idée pour des personnes qui vont la regarder pendant des fractions de seconde, vous devez être impitoyable avec la clarté », explique le premier.
« Ma plus grande contribution, ce sont probablement les petites mouches qui volent autour du tas de caca », ajoute-il. « Cela le fait vivre. C’est intemporel. Vous pourriez le sentir. C’est dans le moment. »
« Le tas de caca » entouré de mouches a ensuite été introduit dans Gchat comme un « easter egg », c’est-à-dire comme une émoticône cachée, et il est sans doute « le dernier vrai “easter egg” de Google » selon Darren Lewis. Mais cela a failli mal tourner.
L’ingénieur logiciel a écrit le code et l’a envoyé à un de ses collègues en lui disant : « Je faufile un caca animé dans Gchat. Je veux que vous le révisiez. Le titre va être quelque chose de vraiment ennuyeux, de manière à ce que personne ne veuille le regarder. »
Puis il a attendu que l’emoji soit diffusé dans le monde entier avant d’en parler à son manager, « en priant pour ne pas avoir cassé Gmail ». « Si j’avais cassé Gmail pour un caca animé, les gens auraient été super en colère. » Mais « il n’y a pas eu de problèmes », et « le tas de caca » a été adopté par bien d’autres services que Gmail et Gchat.
Apple a lancé ses propres emojis un mois seulement après Google et c’est sa version du « tas de caca », intégrée au clavier du iPhone en 2011, qui est aujourd’hui la plus célèbre d’entre toutes, avec ses grands yeux et son large sourire.
La version de Microsoft, elle, est « aveugle ». La firme a en effet décidé de dessiner le « tas de caca » sous sa forme la plus littérale, après avoir « exploré des versions avec des mouches qui tournent autour ou de la vapeur qui s’en dégage ».
Quant à l’interprétation du « tas de caca », elle varie d’un interlocuteur à l’autre, d’une génération à l’autre. Mais c’est le cas pour la plupart des emojis. « Le cœur, par exemple, n’a pas la même signification pour un trentenaire et son grand-père », selon le docteur en sciences du langage Pierre Halté. « D’ailleurs, les emojis étaient auparavant majoritairement employés par les plus jeunes, c’est-à-dire par les 15-25 ans, mais la tendance est en train de changer. »
Par-delà le bien et le mal
Plusieurs utilisatrices de Twitter se sont ainsi amusées du fait que leurs mères prennent le « tas de caca » pour une glace au chocolat. Et pour leur défense, il faut bien avouer que la ressemblance entre le « tas de caca » et le « cornet de glace » est frappante.
L’écrivain Peter Miller l’a soulignée en fusionnant le premier et le second sur Twitter en 2015. Puis, deux ans plus tard, une Miss Belgique fraîchement élue s’en est servi pour tenter d’échapper à la polémique.
Romanie Schotte avait vu exhumer un cliché Instagram sur lequel elle apparaissait tout sourire dans un autobus, et en-dessous de laquelle un de ses abonnés lui demandait si elle avait vu « that n***a » à l’arrière plan, une expression argotique américaine jugée insultante lorsqu’elle est utilisée par une personne blanche pour désigner une personne noire.
Loin de s’en offusquer, Romanie Schotte a répondu à cet abonné un laconique « Je sais » ponctué d’un « tas de caca ». Et lorsqu’un organisme belge de lutte contre la xénophobie a déclaré ouvrir un dossier en découvrant cette réponse, la jeune femme n’a rien trouvé de mieux que de prétendre que l’emoji représentait en fait une glace au chocolat…
Plus récemment, en juin dernier, la publication d’un document interne à l’entreprise Facebook a révélé qu’elle pouvait considérer que l’emploi du « tas de caca » violait les conditions d’utilisation de sa plateforme, notamment dans les cas de harcèlement.
Tout comme le « nez de cochon » et l’ « aubergine », déjà bannie d’Instagram car « systématiquement utilisée dans du contenu qui ne respectait pas [sa] charte », c’est-à-dire en tant que symbole phallique.
« Comme toujours, la clef est dans le contexte », rappelle Facebook. Et de fait, même l’interprétation du « cœur » dépend du contexte. Utilisé en guise de commentaire d’un « discours de haine », il peut en effet y être lui-même assimilé.
Le mot « caca » est un de ceux qui permettent de distinguer l’être humain de l’IA.
Et les mauvaises utilisations du « tas de caca » ne doivent pas faire oublier les bonnes, selon la journaliste Eleanor Robertson, qui est pourtant fâchée avec les emojis : « Ma colère à leur encontre est adoucie par le tas de caca, un chouchou culte qui étend et enrichit notre capacité à faire preuve de solidarité dans des moments difficiles. »
« Il est difficile d’exprimer une véritable empathie dans le texte sans devenir maladroit ou verbeux, mais le petit gars caca, ou peut-être une poignée de lui, atteint le juste milieu entre la reconnaissance et la peine tout en étant un peu ¯_(ツ)_/¯. »
Humain après tout
Cet emoji peut sembler d’autant plus compatissant que le mot « caca » est l’un de ceux qui permettent de distinguer l’être humain de l’intelligence artificielle, d’après une étude publiée par les chercheurs John McCoy et Tomer Ullman dans le Journal of Experimental Social Psychology en juin dernier.
Cette étude imagine une version simplifiée du test de Turing, qui a été mis au point par le mathématicien du même nom en 1950 afin de déterminer la faculté d’une machine à communiquer comme un humain, et qui consiste à faire deviner à un humain lequel de ses deux interlocuteurs est un ordinateur sur la base de leur conversation.
La version simplifiée réduit cette conversation à un seul mot. En effet, l’humain et l’intelligence artificielle n’auraient droit qu’à un seul mot pour convaincre leur interlocuteur.
Pour déterminer quel mot aurait le plus de chances de succès, John McCoy et Tomer Ullman ont demandé à 1 089 personnes quel mot elles utiliseraient si elles devaient prouver qu’elles sont bien humaines. Ils ont ainsi rassemblé 428 mots différents, beaucoup de réponses se rejoignant.
47 % des participants ont choisi un mot lié aux émotions et à la pensée. Le plus populaire de ces mots était « amour », loin devant « compassion », « humain » et « s’il vous plaît ». Puis, les deux chercheurs ont confronté 2 405 autres personnes à deux mots, leur demandant de dire lequel provenait d’un humain.
Et si le mot le moins choisi, « robot », n’a pas constitué une surprise, le mot le plus choisi, « caca », peut pour sa part en étonner plus d’un. Il semble néanmoins satisfaire John McCoy et Tomer Ullman.
« La force relative moyenne élevée des mots amour, miséricorde et compassion est cohérente avec l’importance de la dimension expérience pour distinguer les esprits des robots et des personnes », écrivent-ils. « Cependant, le mot de la catégorie taboue (caca) a la force relative moyenne la plus élevée, parce qu’il se réfère à la fonction corporelle et provoque une réaction émotionnelle amusée. » Humain, trop humain. 💩
Couverture : Versace poop. (Ulyces)