La Cendrillon du football russe
Le 2 octobre 2013, le CSKA Moscou disputait son match de Ligue des Champions à domicile contre les Tchèques du Viktoria Plzen. C’était au stade Petrovski de Saint-Pétersbourg, à plus de 600 kilomètres de la capitale russe. Mais ce n’était pas la première fois que le CSKA était contraint à l’exil durant la Ligue des Champions. Durant la saison inaugurale de l’édition de 1992-93, le club de l’Armée rouge avait attaqué sa première phase « à domicile »… en Allemagne. Mais avant qu’il ne soit question de cet étrange exil allemand, le CSKA avait rencontré un obstacle qui plaçait la barre particulièrement haut : le club avait dû affronter les champions en titre d’alors, le FC Barcelone, dès le deuxième tour. Tout comme aujourd’hui, Barcelone était considéré comme la crème des clubs du continent européen. Leur équipe était composée de stars telles que Ronald Koeman, Hristo Stoichkov, Michael Laudrup, Andoni Zubizarreta, Aitor Beguiristain et un tout jeune Josep Guardiola. L’équipe du CSKA, de l’autre côté, ne pouvait se targuer que d’être les derniers vainqueurs du championnat d’URSS de football, et leur capitaine était le gardien de but Dmitri Kharine. Le CSKA monopolise aujourd’hui les trophées du football russe (Ligue, Coupe et Super Coupe), mais ça n’a pas toujours été ainsi. À l’époque de l’Union soviétique, le CSKA n’était pas du tout considéré comme une superpuissance.
En effet, leur titre de champions d’URSS de 1991 était le premier en 21 ans. Le club a aussi passé la majeure partie des années 1980 à jouer au sein de la Première division soviétique (le second niveau du football soviétique). Ce n’est qu’au début des années 2000 que les investissements financiers d’Evgenii Giner et de diverses entreprises russes (au rang desquelles Aeroflot et Sibneft, possédées par Abramovich) ont fait du CSKA un club important en Russie. Cette situation était en grande partie due au fait que l’Armée rouge, à laquelle le club appartenait, concentrait la plupart de ses efforts et de ses finances sur d’autres sports comme le basket-ball et le hockey sur glace. Mais en 1991, la partie du club consacrée au football était remontée et avait surpris tout le monde dans l’univers du sport soviétique en remportant la Ligue et la Coupe soviétique. Lorsque le marché russe s’est ouvert au reste du monde, nombre des meilleurs joueurs du CSKA ont quitté le club hors saison pour ce qu’ils considéraient auparavant comme des territoires vierges au-delà de leurs frontières. Dmitri Galiamin, Dmitri Kuznetsov, et Igor Korneïev (qui jouera plus tard à Barcelone) ont tous signé pour l’Espanyol Barcelone au début de l’année 1992. Le défenseur du CSKA Vladimir Tatarchuk, a lui aussi migré, au Slavia Prague. L’effectif des Russes a encore été réduit lorsque leur numéro un Mikhail Yeremin a eu un accident de voiture en rentrant chez lui après la célébration de la Coupe soviétique le 23 juin 1991 ; il est mort peu après à l’hôpital. Amputé du noyau de son équipe à cause des transferts et d’une tragédie, le CSKA a alors du affronter le terrifiant club barcelonais pour espérer se qualifier pour sa toute première Ligue des Champions. Contrairement à aujourd’hui, la phase des groupes se déroulait alors de novembre à avril, et ne comportait que deux groupes de quatre équipes chacun, dont seuls les premiers étaient qualifiés pour jouer la finale.
Le miracle de Barcelone
L’équipe de Barcelone a défendu son titre d’une manière bien décevante lors du premier tour, décrochant une victoire laborieuse d’un but à zéro contre les Norvégiens du Viking FK Stavanger. C’est peut-être ce résultat peu flatteur qui a donné au CSKA – ayant balayé les Islandais du Vikingur cinq buts à zéro – des raisons d’être optimiste lorsqu’est venue l’heure du choc du second tour. La première manche s’est jouée à la mi-octobre au stade Lénine de Moscou (mieux connu sous le nom de Loujniki) devant 40 000 spectateurs, avec l’éventualité d’une qualification de Moscou pour le prochain tour. Alexandre Grichine a donné au CSKA l’avantage dès la 17e minute, suite à une erreur de Guardiola qui a laissé l’attaquant russe seul face à Zubizarreta. Les supporters locaux exultaient, mais leur joie s’est trouvée tempérée lorsque Beguiristain a réalisé un geste magnifique qui a permis à son équipe d’égaliser en seconde mi-temps. Les Catalans ont quitté Moscou sur un match nul satisfaisant pour eux. Ce résultat exigeait du club de l’Armée rouge une mission impossible pour se qualifier : une victoire ou une égalité au Camp Nou. La Russie avait besoin de bonnes nouvelles. Les réformes de Boris Eltsine avaient conduit le pays dans une impasse et l’inflation était rapidement devenue une hyper-inflation à la fin de l’année 1992, lorsque le gouvernement russe continuait d’imprimer de la monnaie dans le but de tenter d’éponger sa dette massive. Beaucoup de vieilles usines fermaient et les soldats, comme les travailleurs, étaient abandonnés sans salaires ni pensions. En conséquence de quoi l’espérance et le niveau de vie ont rapidement chuté. Un club russe en Ligue des Champions aurait amené une distraction euphorique bienvenue. C’est dans ce contexte que le CSKA a atterri à Barcelone.
Le Camp Nou, qui comptait 121 749 sièges à l’époque, était l’un des plus grands stades du monde. Et bien que rempli aux deux tiers, les 80 000 supporters du Barça s’attendaient à une qualification aisée de leur équipe pour la prochaine étape. Le plan se déroulait sans accroc pour les champions d’Europe, alors que les buts de Nadal et de Bergiristain avaient donné aux hôtes un avantage considérable après seulement trente minutes de jeu. Le CSKA, abattu et s’apprêtant à une élimination certaine, a soudainement retrouvé espoir une minute avant la mi-temps lorsque le défenseur Ievgueni Bushmanov, originaire du Tioumen, a réduit de moitié l’avancée des Espagnols avec un tir foudroyant sous la barre transversale. Un but : voilà tout ce qui séparait les Russes des poules de la Ligue des Champions, car une égalité à deux partout les ferait gagner, grâce aux buts marqués à l’extérieur. Barcelone conservait une bonne possession du ballon, mais les joueurs ne parvenaient pas à creuser l’écart – ce qui contribuait à l’angoisse générale des habitués du Camp Nou. À la 57e minute, leur frustration s’est transformée en stupéfaction, quand le milieu du CSKA Dimitri Karsakov a égalisé de la tête – le deuxième de ses quatre exploits qu’il fera avec le CSKA.
Le désespoir des Espagnols s’est encore accru quand, quatre minutes plus tard, Karaskov a de nouveau trompé Zubizarreta d’une ingénieuse talonnade, à laquelle les Catalans dévastés, sous le choc, n’ont pas trouvé de réponse. C’était une victoire sensationnelle et, presque soixante ans après l’échec de l’implantation communiste dans la guerre civile espagnole, l’Armée rouge avait finalement conquis la Catalogne. Ironie du sort, personne en Russie n’avait pu voir le match, aucune chaîne télévisée n’ayant pu trouver assez d’argent pour payer les droits de diffusion que Barcelone réclamait… Même les journalistes n’avaient pas pu faire le voyage, à cause des difficultés financières rencontrées par la plupart des agences de presse. Enfin, les supporters eux-mêmes avaient été privés de déplacement, à cause des règles d’obtention des visas et de l’état de santé désastreux de l’économie russe de l’époque. Sans le moindre supporter, le CSKA Moscou avait arraché une victoire miraculeuse, célébrée dans un silence assourdissant.
La nouvelle de la victoire du club de l’Armée rouge à Barcelone s’est diffusée par le bouche à oreilles dans la capitale russe, comme la nouvelle d’une victoire militaire de la « Grande guerre patriotique ». Le journal de l’Armée rouge, Krasnaïa Zvezda (« Étoile Rouge »), a publié un article complet sur le match, le journaliste Aleksandr Deryabin rendant un vibrant hommage au CSKA en Catalogne : « La réalité du quotidien ne nous donne, malheureusement, que peu de raisons de nous réjouir. Et pourtant, il reste des moments dans nos vies qui déclenchent des sursauts d’enthousiasmes, d’excitation et d’optimisme. L’un d’eux fut la rencontre, lors de la Coupe européenne, entre les joueurs du CSKA et le club espagnol de Barcelone. » Deryabin y décrivait l’équipe du CSKA comme un collectif qui avait dansé un splendide tango footballistique contre Barcelone.
L’exil allemand
Après le miracle, la désillusion : l’UEFA n’a pas accepté de laisser le CSKA jouer ses matchs à domicile à Moscou. La raison officielle était qu’il n’y avait pas de stades en Russie qui avaient été jugés adaptés aux autres joueurs pendant les rudes hivers russes. On soupçonnait également l’UEFA de ne pas faire pleinement confiance à la situation politique de la Fédération de Russie. Par le passé, le CSKA aurait sûrement joué l’un de ses matchs dans le Caucase, mais après la chute de l’Union soviétique, une ballade romantique à Tbilissi ou Yerevan était impensable. Comme un écho à l’histoire de la Russie, le CSKA Moscou a finalement été contraint de jouer son match à domicile dans le pays où s’est jouée sans doute la plus grande victoire de l’Armée rouge : l’Allemagne. Dans les faits, c’était l’un des grands paradoxes de l’histoire : le CSKA allait jouer dans un pays qui avait subi une défaite infligée par l’Armée rouge en 1945, mais qui était redevenu depuis une nation unie, sur le point de lancer des Auf Nimmerwiedersehen, ( au revoir à tout jamais ), aux quelques centaines de milliers de soldats de l’Armée rouge encore en garnison à l’époque dans l’Allemagne de l’Est. Le premier match à domicile s’est joué contre les Glasgow Rangers dans le stade du Bochum, tandis que les deux autres se sont déroulés au Stade olympique de Berlin, contre l’Olympique de Marseille et le Club Brugge KV. Le fait que l’UEFA avait autorisé ces matchs en Allemagne, et plus particulièrement à Berlin, une ville aux hivers particulièrement froids, alimentait les discussions des spéculateurs, qui affirmaient que le climat n’était qu’un prétexte avancé par l’UEFA pour éviter de laisser la Russie accueillir des matchs. Berlin avait été choisie parce qu’il restait encore un grand nombre de divisions de l’Armée rouge en poste dans l’Allemagne tout juste réunifiée. Le Bochum Ruhrstadion, en revanche, semblait être un choix peu judicieux. Le CSKA contre les Glasgow Rangers est, encore aujourd’hui, le seul match de Ligue des Champions à avoir été joué au Ruhrstadion, dans la mesure où le VfL Bochum joue le plus souvent en seconde division en Allemagne et a peu l’habitude des championnats européens. Un but de Ian Ferguson a assuré au Rangers une victoire 1 à 0 devant quelque 16 000 supporters.
Sans surprise, le CSKA a rencontré beaucoup de difficultés dans cette poule et n’est parvenu à arracher que deux points, grâce à un match nul sans aucun but marqué à Glasgow et un partout contre Marseille à Berlin. Le rêve de Ligue des Champions du CSKA s’était écroulé et les conquérants de Barcelone faisaient à présent figure de parfaite métaphore d’un État russe à peine créé mais déjà sur le déclin. La défaite est devenue encore plus humiliante lorsque le journal Sovetskii Sport a affirmé que le CSKA pourrait bien avoir vendu son match contre l’Olympique de Marseille – une défaite écrasante pour Moscou de six buts à zéro au Stade Vélodrome. Peut-être cette saison 1992-1993 de la Ligue des Champions pour le CSKA est-elle la meilleure métaphore de la Russie de l’époque. La Chute de l’URSS s’était accompagnée d’enthousiasme et d’espoir pour une Russie réformée, moderne et démocratique. La victoire du CSKA sur Barcelone était le miroir de ces espoirs. Mais tout cet optimisme a volé en éclats avec la crise économique russe de 1992 et la crise constitutionnelle qui a suivi en 1993, que l’on a pu voir reflétées dans les piètres performances du CSKA lors de la phase des groupes, et de leur défaite déshonorante et suspecte à Marseille.
Traduit par Nicolas Prouillac d’après l’article « The Soldier’s Tango – A Homage to CSKA Moscow in Catalonia », paru dans Futbolgrad. Couverture : CSKA Moscou contre Barcelone au stade Loujniki, à Moscou le 21 octobre 1992 / Crédits : football.sport-express.ru