Le monte-en-l’air

Earnest Pletch est un de ces toqués d’aviation. Un vrai fanatique du manche à balai, comme il n’est pas rare d’en croiser dans l’Amérique des années 1930. Une dizaine d’années plus tôt, Charles Lindbergh bouclait la première traversée en solitaire de l’Atlantique nord, propulsant les États-Unis au rang de Mecque de l’aéronautique mondiale. Pletch, lui, n’a guère le profil d’un aspirant aviateur. Ce fils de bonne famille a déserté les bancs de l’école pour rejoindre une troupe de forains. Notre homme est de surcroît un indécrottable coureur de jupons. Il n’a que 29 ans, mais a déjà été marié trois fois. Pletch ne s’adonne pas qu’à la bagatelle. Il prend aussi des cours de pilotage. L’après-midi tire à sa fin, ce 27 octobre 1939. Pletch est en l’air avec son instructeur de vol. Un certain Carl Bivens. C’est l’instant qu’il attendait ; enfin, il va pouvoir prendre seul les commandes du coucou. Mais il a l’intention de le faire d’une manière bien peu orthodoxe, en abattant le pilote de deux balles dans la tête.

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Le défunt Carl Bivens

C’est donc par un après-midi d’automne, lors d’une banale leçon de pilotage dans le ciel du Missouri, qu’Earnest Pletch va connaître une célébrité éphémère ; avant que son histoire ne sombre dans l’oubli pour longtemps. Pletch a pris place sur le siège arrière du petit biplace d’aéro-club à double commande. Pour son troisième vol d’instruction, il n’est pas venu les mains vides. Alors que l’appareil évolue à 5 000 pieds, l’homme dégaine un revolver de sa poche et, sans autre forme de procès, loge deux balles de calibre 7,65 dans le crâne de son instructeur. Son forfait commis, Pletch parvient à poser l’avion sans encombre. Il abandonne le cadavre à l’abri d’un bosquet et reprend l’air aussitôt ; cap au nord, en direction de sa région natale. Ce qu’il comptait y faire, mystère… La chose n’a jamais été vraiment élucidée. Nous y reviendrons plus tard.

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Pletch – que ses proches appelaient Larry – naquit à Frankfort, dans l’Indiana, au sein d’une famille qu’on disait respectable. Son père, Guy, était un fermier prospère et un homme politique local, élu à l’assemblée du comté de Clinton. Le petit Earnest semble n’avoir manqué de rien. Comme nombre de jeunes hommes qui grandirent durant l’entre-deux-guerres, Earnest était habile mécanicien, au point de se prendre pour un inventeur. Le personnage fait montre d’un égocentrisme précoce qui, de fait, se révélera la pierre angulaire de sa personnalité. Il n’est encore qu’un lycéen lorsqu’il commence à se piquer d’aéronautique ; il n’a alors de cesse de quémander un avion à son père. Pour seule réponse, on lui rebat les oreilles qu’il doit d’abord achever ses études. De guerre lasse, il claque la porte de l’école et, sur un coup de tête, passe la bague au doigt de celle qui sera la première de ses quatre épouses connues. Nous sommes en 1926. De ce jour, Pletch ne donnera plus signe de vie.

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Earnest Pletch

À ses juges, en 1939, il confessera avoir dérobé l’avion de Bivens dans l’intention de s’écraser sur la grange de son père – un aveu singulier, qui a dû produire son petit effet. Peut-être le fils fugueur a-t-il un instant voulu se soustraire au jugement d’un père ; lui qui, treize années durant, n’a mené qu’une vie de bâton de chaise. Mais il ne mettra pas son projet à exécution. Comment Pletch a-t-il pu subvenir à ses besoins pendant toutes ces années d’errance ? Là encore, le mystère demeure. Un journal de l’époque lui prête une activité de garçon de ferme, mais il paraîtrait plus plausible qu’il ait gagné sa vie comme mécanicien. Dès l’enfance, le garçon affichait déjà un net penchant pour la réparation de voitures et de tracteurs, plutôt que pour le travail à la ferme familiale. À l’en croire, c’est en 1935 que Pletch s’attelle véritablement – en parfait autodidacte – à étudier la science du vol. Ce n’est toutefois que trois ans plus tard, en 1938, qu’il tâte pour la première fois la tôle d’un avion. Selon sa nécrologie, Pletch décroche à cette époque un petit boulot dans une fête foraine itinérante, qui a la particularité de proposer des baptêmes de l’air aux badauds en mal de sensations fortes. Ce job n’avait rien de banal. Et cette foire ambulante, The Royal American Shows, l’était encore moins. Cette gigantesque ruche partait en tournée neuf mois de l’année, écumant les États-Unis et le Canada avec son propre train (le convoi s’étirait, à la grande époque, sur près d’une centaine de wagons). Le Royal American se proclamait « le spectacle le plus sensationnel de la planète », et se vantait de posséder « les plus grandes attractions foraines au monde ». On trouvait dans ce grand barnum des cabarets pour adultes, où Pletch aurait officié. Des strip-teaseuses de renom venaient s’y produire ; de la trempe de Gypsy Rose Lee, la grande prêtresse de l’effeuillage.

Un beau jour de juin 1938 (il a désormais 28 ans), estimant en avoir suffisamment appris de ses lectures et des heures passées à scruter les acrobaties des as du Royal American, Pletch décide de rentrer chez lui, à Frankfort. Arrivé au pays, il s’introduit nuitamment dans un avion et – chose stupéfiante – parvient non seulement à décoller, mais aussi à revenir sans dommage sur le plancher des vaches. « C’est la toute première fois que je m’installais aux commandes », fanfaronnera-t-il par la suite. « Les gars me disaient que j’en serais pas capable. Alors, j’ai décollé avec ce zinc à trois heures du matin et je l’ai emmené jusqu’à Danville, dans l’Illinois [à 120 kilomètres plein ouest], et je l’ai posé dans un champ de trois hectares. »

Le meurtre de Carl Bivens

Présumant que la disparition de l’avion aurait tôt fait d’être signalée, l’apprenti monte-en-l’air ne reste jamais longtemps au même endroit. Il quitte Danville et rallie un petit village de l’Illinois, Vernon, où il se lance comme pilote privé proposant des vols à sensations. On ne saurait trop dire combien de temps Pletch aurait pu faire tourner sa petite affaire avant d’être confondu. Car le gaillard a une prédisposition certaine pour se mettre dans le pétrin… Ainsi, parmi les curieux prêts à bourse délier pour un baptême de l’air se trouve une certaine Goldie Gehrken, 17 printemps. Earnest Pletch (qui se fait maintenant appeler Larry Thompson et se dit âgé de 24 ans, se rajeunissant au passage d’une demi-décennie) succombe bien vite au charme de la jeune fille. Cinq jours durant, le duo amoureux s’envole pour une escapade entre ciel et terre, volant de lieu en lieu à travers l’Illinois. Pletch conjure sa belle de l’épouser. En vain… Alors, il la plante là, sous un arbre au milieu d’un champ, et saute dans son avion. ulyces-1sthighjacking-003Les parents de Goldie, qui, pendant près d’une semaine, ont remué ciel et terre à la recherche de leur enfant, se montrent finalement peu disposés à engager des poursuites – « ce jeune homme a pris un si grand soin de notre fille », plaide la mère. Mais la police ne l’entend pas de cette oreille. Elle pourchasse le jeune malfrat et l’arrête pour vol, avant de le libérer sous caution dans l’attente de son procès… et de son probable séjour derrière les barreaux. Coïncidence ou non, une semaine après avoir fait passer Carl Bivens de vie à trépas, le « Roméo volant » (comme l’ont surnommé les journaux de l’époque) devait être appelé à comparaître pour cette rocambolesque affaire. La trame des événements menant au meurtre de Bivens reste imprécise. Pletch s’est fait fort de débiter aux enquêteurs un tissu de mensonges. On sait néanmoins qu’il réintègre la troupe de forains, et la suit dans ses pérégrinations jusque dans le Missouri. Une escale du Royal American, semble-t-il, est le théâtre de sa rencontre avec Francis Bales, une habitante de Palmyra. Comme de juste, il lui demande sa main et l’épouse en septembre 1939 – il se dit que Pletch en est alors à son troisième mariage. Toujours est-il que la noce fait long feu. Francis se volatilise quelques jours seulement après leur union (à sa décharge, on soupçonne Pletch de l’avoir détroussée…). Un mois plus tard, il emprunte une guimbarde et part sur les routes du Missouri, à la recherche de cette épouse partie sans laisser d’adresse. C’est ainsi qu’il débarque dans la petite ville de Brookfield, où son chemin croise celui de Carl Bivens. L’homme est instructeur de vol. N’écoutant que son instinct, Pletch demande à être initié à l’art du pilotage. Une toquade de plus, mais celle-ci aura de lourdes conséquences…

En cette fraîche après-midi d’automne, le 27 octobre, Pletch s’est déjà envolé par deux fois à bord du petit monoplan jaune Taylor Club que Bivens se fait prêter pour ses cours de pilotage. Enhardi par ces deux vols sans anicroches, il demande à reprendre l’air une troisième fois. Quarante minutes après le décollage, le Taylor Club file bon train à une altitude de 5 000 pieds, lorsque le pilote-instructeur s’écroule, exécuté de deux balles dans la tête. La raison pour laquelle Pletch a assassiné Bivens n’a jamais été clairement établie. L’intéressé s’emploie à brouiller les pistes avec des versions discordantes. Il prétend un instant avoir voulu s’approprier l’avion pour tester des inventions de son cru (parmi lesquelles, un kérosène soi-disant révolutionnaire). Avant de soutenir – manifestement à dessein d’atténuer les accusations de meurtre au premier et second degré qui pèsent contre lui – que Bivens et lui s’étaient mis d’accord pour voler l’avion et s’échapper au Mexique par la voie des airs. Si l’on en croit cette version, Bivens aurait subitement décidé de ne plus marcher dans la combine. Une violente dispute éclate alors dans la carlingue : « “T’as pas intérêt à me trahir !”, que je lui ai dit », relate Pletch. Sur ces entrefaites, poursuit-il, l’instructeur se retourne et tente d’en venir aux mains, perdant ainsi le contrôle de l’appareil. « On allait droit au crash, j’ai été forcé de sortir mon arme et de l’abattre », plaide Pletch. Un mensonge éhonté, qu’on peut aisément déceler au travers des incohérences de son récit. Pletch, qui prétendait naguère avoir ouvert le feu dans un réflexe de survie, pour empêcher un crash certain, en vient à préciser que la perte de contrôle de l’avion n’eut lieu qu’après avoir tiré sa première balle : « À cet instant, le zinc a commencé à tanguer sévèrement, puis à partir en piqué. C’est là que je me suis rappelé l’histoire de ce type en train de casser sa pipe en plein vol, et qui restait cramponné au manche ; donc, j’ai tiré une seconde fois… Je me suis penché pour empoigner le corps et le dégager des commandes, et j’ai réussi à rattraper la trajectoire au bout de quelques secondes. »

Un jour s’est écoulé depuis le meurtre. Le cadavre a maintenant eu tout le temps d’être découvert…

Il suffit de se figurer la position des protagonistes dans le cockpit pour mesurer l’absurdité de cette dernière version : Pletch était assis en place arrière, dans le dos d’un Carl Bivens accaparé par le pilotage de l’avion. En d’autres termes, l’instructeur n’a jamais pu représenter une quelconque menace pour son élève. Il est fort probable que ce meurtre n’ait rien été de plus qu’un macabre expédient. Pletch, qui, à l’été 1938, avait déjà dérobé un avion (et pris la fuite plutôt que d’affronter ses responsabilités) a tout bonnement réitéré son méfait – quoique d’une manière étonnamment plus brutale. Devant ses procureurs du Missouri, Pletch se laissera aller à ce sous-entendu ; sans doute l’aveu le plus proche de la vérité qu’il n’ait jamais fait : « Carl était en train de me dire que j’avais un don pour le pilotage, et que je serais avisé de tenter ma chance dans l’aviation. J’avais un revolver dans ma poche de salopette. Sans mot dire, je l’ai dégainé et lui ai tiré une balle à l’arrière du crâne. Il n’a pas eu le temps de comprendre ce qu’il lui arrivait. » Pletch pose le Taylor Club en lisière du hameau de Cherry Box, dans le Missouri. Là, dans un pré, il se débarrasse du corps de Bivens – en ayant toutefois pris soin de le délester de sa montre et d’une liasse de quelques centaines de dollars. Sans tarder, il redécolle et met cap au nord. Alors que le soir tombe, Pletch atterrit dans un champ et trouve refuge sous le toit d’une grange. Aux premières lueurs du jour, il reprend sa route. Pletch se dirige, semble-t-il, vers le domaine de ses parents. On l’aurait même aperçu décrivant des cercles au-dessus de la ferme de son enfance. Des pensées suicidaires l’agitent ; il songe à s’écraser sur la grange de son père. Puis il se ravise, et se pose finalement dans un pâturage de Clear Creek, à un jet de pierre de Bloomington, la grande ville de ce coin de l’Indiana. Le crépuscule est déjà là. Un jour s’est écoulé depuis le meurtre. Le cadavre a maintenant eu tout le temps d’être découvert… et la nouvelle d’un avion disparu de faire le tour du Midwest.

Qui veut la peau de Pletch ?

Jimmy et Bobby Joe Logsdon, deux jeunes frères, sont les premiers habitants de Clear Creek à remarquer l’avion en approche. Les deux garçonnets, qui vaquaient aux corvées de la ferme, perçoivent un ronronnement dans le ciel. Le petit Bobby Joe est un mordu d’aviation, et il en est sûr, c’est le bruit d’un avion. Jamais encore il n’en avait vu, ni entendu d’aussi près. Il veut courir jusqu’à l’avion, mais son père le retient. Un attroupement, déjà, s’est formé autour du petit monoplan jaune – ce paisible village de fermiers n’avait pas connu pareille péripétie depuis bien longtemps. Un homme se hisse hors du cockpit et demande à la cantonade s’il y a quelque part un endroit où manger. On lui indique la direction de l’épicerie Williams & Wampler, où l’on peut se faire servir un café chaud et des hamburgers.

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L’avion détourné par Pletch

Malgré le jour déclinant, un détail étrange attire l’œil de quelques villageois. La salopette bleue du pilote est maculée de sang… Pletch s’en explique très simplement, arguant que le vol en altitude l’a fait saigner du nez. Entre-temps, la nouvelle de son arrivée fracassante est parvenue jusqu’aux oreilles de Bertha Manner, la téléphoniste du village ; laquelle a entendu à la radio une histoire d’aéroplane volé qu’on a signalé au-dessus de Frankfort, à 130 kilomètres de là. Manner, qui ne manquera pas de s’enorgueillir devant la presse de son « imagination fertile et de son flair pour les faits divers », fait immédiatement le rapprochement avec l’événement qui agite tout Clear Creek. Toutes affaires cessantes, elle appelle la police de Bloomington. Interrogé par une journaliste locale 70 ans après cette mémorable soirée, Bobby Joe Logsdon se souvient que la sonnerie du téléphone n’a pas tardé à résonner dans l’épicerie.

« Bill Wampler était de train de cuire les hamburgers du pilote. C’est lui qui a décroché. Le shérif adjoint lui a ordonné de ne répondre à ses questions que par “oui” ou par “non”. Il lui a demandé si le pilote était là, puis s’il pouvait essayer de le retenir pour gagner du temps ; mais de ne surtout rien tenter d’imprudent car l’homme était dangereux. Bill, c’était un nerveux, le genre de type assez fébrile. Mais il a eu la bonne idée de pousser les steaks sur la partie la moins chaude du gril, pour qu’ils ne cuisent pas trop vite. »

Grâce à la présence d’esprit de Wampler, Pletch est toujours attablé devant ses hamburgers lorsque les policiers de Bloomington, flanqués de la police d’État, encerclent l’établissement. Pletch n’oppose aucune résistance. Il pose son arme et se laisse menotter sans heurts. On l’emmène à la prison du comté de Monroe où, dûment questionné, il clame haut et fort sa passion immodérée pour les avions. « Je préférerais voler que m’alimenter », jure-t-il.

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L’avion de Pletch est rapatrié

Une telle affaire risquait bien de faire naître des précédents juridiques aussi insolites que passionnants. Pour commencer, il s’agissait là du premier cas de détournement d’avion (ou de « piraterie aérienne ») de l’histoire des États-Unis. Le Chicago Tribune a décrit l’affaire comme « l’un des crimes les plus spectaculaires du XXe siècle, et sans doute le premier enlèvement en avion suivi de mort dans les annales judiciaires ». Lors de cette tragique leçon de pilotage, Bivens et Pletch ont survolé pas moins de trois comtés du Missouri, chacun d’eux possédant sa propre juridiction. Pletch ayant navigué à l’estime (du moins a-t-il tout intérêt à le laisser croire), les enquêteurs sont bien en peine de déterminer l’emplacement géographique du crime – et par conséquent, le comté où le meurtrier doit être traduit en justice. Comme si l’affaire n’était pas suffisamment confuse, James J. Robinson, distingué professeur de droit et directeur de l’Institut de droit pénal à l’université de l’Indiana, fait observer qu’il existe un vide juridique quant aux homicides perpétrés entre ciel et terre. « Supposons qu’un meurtre soit commis à bord d’un avion survolant l’océan, loin de toute terre », postule Robinson. « Impossible, donc, de rattacher le crime à quelque comté que ce soit. Dès lors, cet homicide peut-il faire l’objet d’une poursuite judiciaire ? Et si tel est le cas, où aurait-elle lieu ? » Hélas pour Earnest Pletch, les autorités judiciaires du Missouri ne s’embarrassent pas d’une approche aussi conceptuelle. Dès le lendemain, le meurtrier des airs est remis à la justice ; non sans provoquer une querelle de clocher… Fred Bollow, le représentant du ministère public du comté de Shelby – où le corps de Bivens a été retrouvé –, s’est hâté de prononcer une inculpation pour assassinat. Mais son homologue du comté voisin, Vincent Moody, estime que l’affaire relève de sa juridiction. Il invoque les propres aveux de Pletch – qui situe le meurtre au-dessus du comté de Macon –, et assène qu’il « tien[t] cette déclaration pour authentique ». De fait, l’enquête atteste que le Taylor Club a survolé le comté de Macon la majeure partie du vol. Ce qui achève de donner gain de cause au procureur Moody.

Il aura fallu une correspondance suivie avec les archives pour lever le dernier coin du mystère.

Lequel s’empresse de déférer le prévenu au tribunal. Les esprits commencent à s’échauffer dans la région, et l’on redoute le lynchage du meurtrier si la procédure venait à s’éterniser. Pletch, de lui-même, accélère le tempo judiciaire en renonçant à son droit à une audience préliminaire. Ce 1er novembre 1939, dans une salle d’audience loin de connaître la foule des grands jours, Pletch est amené devant ses juges. Il choisit de plaider coupable.

Par la grâce d’Etta Bivens

Il y a tout lieu de penser qu’il s’agit là d’un stratagème d’avocat pour donner à Pletch une chance d’échapper à la peine capitale. Mais, plus que quiconque, c’est Etta Bivens qui évitera à l’assassin de son mari un tête-à-tête avec la chambre à gaz… Elle annonce au président du tribunal, Harry J. Libby, qu’elle ne souhaite pas requérir la peine de mort. Après avoir arraché au meurtrier la promesse qu’il ne demanderait ni grâce, ni libération conditionnelle, le magistrat le condamne à la prison à vie.

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Etta Bivens et son fils après la nouvelle du meurtre

Ce qu’il advint ensuite est resté une énigme pendant bien longtemps. Pletch a eu une longue vie, et s’est éteint le 12 juin 2001, à l’âge de 91 ans. Cela signifierait, en faisant un rapide calcul, que Pletch purgea une peine de presque 62 années au pénitencier d’État du Missouri – soit assez longtemps pour figurer en bonne place dans le classement peu enviable des dix plus longues peines jamais effectuées dans l’histoire pénitentiaire américaine. Une journaliste de l’Indiana s’est penchée sur la question. En 2009, 70 ans après les faits, Pamela Keech a retrouvé pour Bloom Magazine les témoins survivants du fameux atterrissage de Clear Creek. Elle conclura au décès en prison d’Earnest Pletch. Ma propre enquête démontre que tel n’a pas été le cas. La fiche d’Earnest P. Pletch apparaît en quelques clics dans le registre des décès tenu par la Sécurité sociale américaine. Mais un détail pose question. Le lieu de sa mort, à Eldridge, dans le Missouri. Dans ce coin reculé du Middle West, pas le moindre établissement pénitentiaire à l’horizon… Plus intrigant encore, en épluchant la presse locale d’alors, on voit surgir par deux fois le nom de Pletch ; deux petites annonces, publiées en 1964 et 1965 dans les colonnes du Kansas City Star. La première est une réclame pour une « maison neuve de type ranch », vendue avec une parcelle de terrain sur le lac des Ozarks. Le second encart annonce la vente aux enchères d’une station-service avec « biens annexes, incluant bateaux, moteurs, quincaillerie de café et quelques objets anciens ». Et ce n’est pas tout. On retrouve ailleurs la trace d’un homme – un certain Earnest Pletch – embauché comme pilote par l’entreprise Cox Aviation. Celui-ci épouse une dénommée Mary Leap au lendemain de la Noël 1973. Et il y a fort à parier qu’il y eut d’autres femmes encore.

À sa mort, cet Earnest Pletch laisse derrière lui une pléthorique descendance : 16 petits-enfants et 22 arrière-petits-enfants. ulyces-1sthighjacking-007Il aura fallu une correspondance suivie avec les archives de l’État du Missouri pour lever le dernier coin du mystère. La veuve de Carl Bivens, qui, dans un élan de miséricorde, intercéda pour Pletch en 1939, aurait-elle seulement voulu un tel épilogue ? Car Pletch passa finalement moins de vingt ans en prison pour le meurtre de son mari. Il tint sa promesse de ne demander ni grâce, ni liberté conditionnelle ; mais l’administration pénitentiaire lui facilita grandement les choses. Le 9 janvier 1953, sa condamnation à la prison à vie est commuée en 25 ans de réclusion. Quatre ans plus tard, le 1er mars 1957, sa peine est commuée derechef. Le voici libre. « Nous avons consulté les procès-verbaux de commutations de peines », m’a répondu un archiviste, « aucun ne mentionne la raison pour laquelle Earnest Pletch a vu sa peine commuée à deux reprises… Les libérations anticipées de condamnés pour meurtre étaient cependant une pratique assez courante, y compris envers ceux condamnés à la perpétuité. La surpopulation carcérale au pénitencier d’État du Missouri était un problème endémique, de sorte que les détenus qui se signalaient par leur bonne conduite étaient souvent libérés avant l’heure. » Tout porte à croire qu’Earnest Pletch n’a plus commis la moindre infraction après sa sortie de prison. Peut-être s’est-il rendu compte à quel point il avait été chanceux. Chanceux d’avoir réussi à poser le Taylor Club avec un cadavre affalé sur les commandes. Chanceux de n’avoir pas été expédié à la chambre à gaz lorsqu’on le renvoya au Missouri. Chanceux, encore, d’avoir purgé sa peine dans une prison surpeuplée, ce qui fut son sauf-conduit vers la liberté. Mais par-dessus tout, chanceux qu’une femme lui ait accordé sa clémence ; quand lui n’en eut aucune pour l’homme qui partageait sa vie.


Traduit de l’anglais par Florian Martin d’après l’article « The Murderous Story of America’s First Hijacking », paru dans le Smithsonian Magazine. Couverture : Un Taylor Club jaune. Création graphique par Ulyces.