Manipur occupé

C’est à cela que ressemble une occupation. Mon arrivée en avion au Manipur me rappelle mon voyage à Srinagar, dans un autre État sous contrôle indien qui relève de la Loi de 1958 relative aux pouvoirs spéciaux des forces armées (AF(SP)A). Une autre de ces régions où les habitants affirment qu’ils n’y a aucune raison pour qu’ils fassent partie du Dominion de l’Inde. Mais ces deux endroits ne me rappellent rien autant que mon premier voyage en Israël, et notamment mon après-midi sur le plateau du Golan – un territoire syrien occupé par Israël. À la frontière, les agents du gouvernement vous posent mille questions. On fouille vos sacs, puis on refouille vos sacs. Une fois arrivé à Imphal, la capitale du Manipur, ces même agents gardent un œil sur vous. Ils ont même appelé mon contact local – que j’ai dû mettre au parfum au préalable – pour s’enquérir de mes déplacements et de mes intentions. J’ai menti aux agents quant aux raisons de ma présence ici. Sinon, ils ne m’auraient jamais autorisé à entrer sur le territoire.

La ville d'Imphal, dans l'état de Manipur, au nord-est de l'IndeCrédits

La ville d’Imphal, dans l’État de Manipur, au nord-est de l’Inde
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Mais surtout, il y a toutes ces armes à feu. Les nouvelles et les vieilles. Noires, marrons, grises, camouflage… elles ont toutes en commun d’être imposantes. C’est peut-être même là une des tactiques décisives d’une puissance occupante. Un régime totalitaire opère avec des agents en civil, des pistolets, beaucoup de secrets et du chantage. Les occupants, eux, opèrent au grand jour. Des uniformes, des point de contrôle et des fusils d’assaut : personne ne doit oublier qui fait la loi. Il y a mille et une façons de connaître l’histoire de l’AF(SP)A sur Internet. Mon but sera ici de retracer les histoires de trois personnes dont les vies ont été ébranlées par les violations perpétrés en toute impunité par des représentants de l’État indien. Pour comprendre ces histoires, voici ce qu’il convient de savoir au préalable : L’AF(SP)A a été adoptée en 1958 pour accorder aux forces armées des pouvoirs spéciaux leur permettant de gérer les insurgés séparatistes. Même si elle a été appliquée ailleurs par la suite, elle a d’abord été mise en place au Cachemire et au nord-est de l’Inde. Elle a, sans aucun doute, été adoptée pour combattre légitimement l’insurrection, bien que ses mérites constitutionnels soient discutables, même dans ces cas-là. Mais en ce qui concerne le Manipur, on en a disposé entièrement, avec caprice et malveillance, en s’attaquant à des individus non violents dont l’idéologie était similaire à celle d’autres groupes d’insurgés, à ceux qui se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment, ou qui avaient simplement le malheur de porter le mauvais nom. ulyces-manipur-01bis Grâce à cette loi, qui a été élargie pour s’appliquer à presque chaque personne en uniforme, les forces de sécurité d’État sont protégées de toute poursuite s’il commettent un acte de violence contre une personne qu’ils suspectent de faire partie d’un groupe d’insurgés. Il n’est pas nécessaire de disposer de preuves, il suffit d’un soupçon. Sans compter que les tribunaux inférieurs ont déclaré la loi exempte de contrôle judiciaire.

Depuis 1979, les militants des droits de l’homme ont recensé les meurtres de 1 528 personnes au Manipur sous couvert de cette loi. Un nombre incalculable d’autres victimes ont été torturées, battues, violées et humiliées. En 2010, la Cour suprême de l’Inde a accepté d’entendre une affaire signalée par Human Rights Alert (HRA), un groupe de défense local, et EEVFAM, L’Association des familles de victimes d’exécutions extrajudiciaires au Manipur. Selon l’affaire, les 1 528 exécutions effectuées par les forces de sécurité du Manipur étaient illégales et relevaient d’un cas de meurtres de civils sanctionné par l’État. L’affaire n’a pas tenté de remettre en jeu l’aspect constitutionnel de la loi en ce qui concernait les cibles « légitimes ». Elle a simplement tenté de mettre fin aux meurtres d’innocents non armés perpétrés par les forces de sécurité indiennes. La Cour a établi un jury afin d’enquêter sur six des 1 528 cas soumis. Dans chacune de ces affaires, choisies au hasard, la Commission a conclu que les forces de sécurité avaient fourni de fausses preuves qui suggéraient que les victimes étaient liées à des groupes d’insurgés, à cause d’un soit-disant pistolet trouvé ici, ou d’une grenade jetée là. Il s’est avéré que pas une seule des victimes n’avait pris part à des actes criminels dirigés contre l’État. Cependant, aucun membre des forces de sécurité n’a été sanctionné, jugé ou reconnu coupable de crime. Certains ont même été décorés.

L’Association des familles de victimes d’exécutions extrajudiciaires au Manipur (EEVFAM)Crédits

L’Association des familles de victimes d’exécutions extrajudiciaires au Manipur (EEVFAM)
Crédits : Remu Takhellambam/Facebook

Depuis que la Cour suprême a reçu l’affaire, les meurtres ont rapidement baissé de 294 en 2009 à 18 en 2012. Même si ces résultats sont encourageants, ils n’en restent pas moins effrayants. Il est peu probable qu’un membre des diverses forces de sécurité du Manipur – certains ne sont payés que 4 000 roupies par mois, soit à peine 60 euros – suivent scrupuleusement l’ordre de la Cour. L’explication la plus plausible est que tout ce temps, quelqu’un a eu le courage de dire « non ». Les militants qui œuvrent dans la région pensent qu’il s’agit du ministère des Affaires intérieures et du ministre en chef du Manipur, mais nous ne pouvons pas en être sûr. Aujourd’hui, même si les assassinats sont moins fréquents, le sentiment d’occupation est toujours bien présent. J’ai été interrogé à la frontière, dans la rue par des commandos, j’ai dû mentir sur les raisons de ma présence dans l’État et, surtout, les armes à feux sont toujours omniprésentes. On trouve des fusils AK-47, des fusils INSAS et, au bas de l’échelle, il y a même des reliques de la Seconde Guerre mondiale. Cette collection d’armes à feu fait écho aux différents soldats, polices et groupes paramilitaires. Car à Imphal, nous sommes constamment sous la « protection » – comme on me l’a souvent rappelé – de diverses unités militaires : la police d’État du Manipur, le commando de la police d’État du Manipur, la police municipale d’Imphal, les membre du Village Defense Force, semi-professionnels et sous-payés, ainsi que plusieurs  groupes paramilitaires.

Depuis 1979, 1 528 meurtres ont étés relevés au ManipurCrédits : Thomas Fowler

Depuis 1979, 1 528 meurtres ont étés recensés au Manipur
Crédits : Thomas Fowler

L’expression abstraite « forces de sécurité » est née de cette abondance de militarisation. La plupart des membres de ces forces de sécurité diverses n’arborent pas d’insigne visible, de nom ou de grade. Bien que certains portent du kaki et d’autres des uniformes aux motifs camouflage, le seul moyen de les distinguer avec certitude les unes des autres, selon les militants de la ville, c’est le genre de couvre-chef qu’ils portent et le type d’arme d’assaut dont ils se servent. Il semble que les armes feront encore partie du paysage pendant un moment, et les Manipuris attendent dans un calme nerveux. Il se pourrait que les mesures que va prendre la Cour suprême déterminent le cours de leur vie quand les yeux des juges ne seront plus posés sur ce coin reculé de l’Inde, coincé contre la frontière birmane. Mais pas d’inquiétude : on m’a assuré que tout cela était pour ma protection.

En toute impunité

Pour les non initiés, le plus choquant n’est pas la violence des pires jours du Manipur. On peut lire des articles sur le sujet dans la presse. Le plus choquant, c’est que cette violence est perpétrée en tout impunité.

Des membres des Fusiliers de l'Assam, ue unité paramilitaire indienneCrédits : AssamRiffles/Facebook

Des membres des fusiliers de l’Assam, une unité paramilitaire indienne
Crédits : AssamRiffles/Facebook

En regardant AFSPA 1958, un documentaire de Bachaspatimayum Sanzu, le spectateur est brutalement secoué quand, alors qu’il est témoin d’une scène où les forces de sécurité frappent violemment des manifestants pacifiques, deux autres caméras apparaissent dans le champ. On a tendance à oublier que les images qui sont diffusées sur l’écran ont été capturées par une caméra, tout aussi indiscrète. Ces deux caméras, donc, qui appartiennent aux médias locaux, nous rappellent que ces forces de sécurité, indifférentes aux objectifs, sont en train d’accomplir leur campagne de répression impitoyable sans craindre de devoir assumer d’éventuelles conséquences. Il y a une raison à cela : à quelques exceptions près, les forces de sécurité du Manipur ne sont tout simplement pas poursuivies pour violence, et peu importe si les preuves contre eux sont accablantes. Et elles le sont souvent. Prenons l’exemple de Mohammed Azad Khan, un garçon de 14 ans tué de quatre coups de feu parmi les 65 cartouches tirées par des armes lourdes, notamment deux AK-47, par une vingtaine d’agents des forces de sécurité le 4 mars 2009.

« Certains Manipuris soutenaient qu’ils avaient plus de droits sous le Raj britannique que sous la fédération actuelle. » — Wikileaks

Azad était un enfant calme et studieux, qui voulait devenir médecin. Il était moins enclin à faire du sport ou à regarder des films qu’à lire des journaux. C’est précisément ce qu’il faisait – assis sur un banc devant la maison familiale dans le village de Phabokchau, à environ de 30 kilomètres d’Imphal – quand une vingtaine d’agents des forces de sécurité (des commandos de la police d’État du Manipur et des membres des fusiliers de l’Assam) l’ont traîné loin de sa maison. Il n’est pas rare que les commandos de Manipur mènent des opérations conjointes avec les fusiliers de l’Assam. Cette association leur permet d’opérer sous la bannière de l’AF(SP)A, une distinction que la police ne leur permet pas d’avoir. L’importance des fusiliers de l’Assam au Manipur – comme celle d’autres groupes paramilitaires indiens – est parlante. Les fusiliers, qui agissent sous la responsabilité du ministère de l’Intérieur et existent en dehors du simple commandement du ministère de la Défense, sont les descendants d’une force de police paramilitaire formée par l’administration coloniale britannique au début des années 1800. Le rôle de cette force était de protéger les colonies britanniques contre les attaques de tribus qui n’appréciaient guère la présence coloniale. D’une certaine façon, peu de choses ont changé. Un câble publié par Wikileaks a révélé que l’ancien gouverneur du Manipur, Shivinder Singh Sidhu, avait avoué à des diplomates américains que les fusiliers de l’Assam étaient responsables de terribles violations des droits de l’homme. Le câble continue et affirme que « la présence écrasante de militaires, de paramilitaires et de policiers contribuait à donner cette impression qu’Imphal était en proie à une occupation militaire. Certains Manipuris soutenaient qu’ils avaient plus de droits sous le Raj britannique que sous la fédération actuelle. »

Les fusiliers agissent sous la responsabilité du ministère de l’intérieur Crédits : AssamRiffles/Facebook

Les fusiliers sont sous la responsabilité du ministère de l’Intérieur
Crédits : AssamRiffles/Facebook

Cette impression semble pertinente, alors que je suis assis devant la maison familiale d’Azad. Son père, Mohammed Wahid Ali, reste calme et réfléchi alors qu’il me raconte l’histoire. Il est assis sur une chaise et fait face à la maison. Je suis assis sur le banc sur lequel son fils se trouvait lorsqu’il a été traîné vers sa mort, il y a cinq ans. M. Ali a raconté l’histoire tellement de fois qu’il s’agit maintenant d’un exercice mécanique. Il semble espérer que plus il la raconte, plus il y a d’espoir que justice soit faite. « Les fusiliers de l’Assam et les commandos de Manipur sont venus… Ils ont demandé : “C’est toi Azad ?” » M. Ali raconte que quand son fils leur a confirmé son identité, ils ont énuméré les crimes dont on le soupçonnait. Le père du garçon a essayé d’arrêter les forces de sécurité. « Vous pouvez me dire ce que vous avez à lui reprocher. Je suis son père. » Les agents des forces de sécurité ont répondu en assénant un coup de crosse de pistolet dans le visage de M. Ali, lui cassant une dent au passage. Puis ils ont enfermé la famille dans la maison et ont verrouillé la porte de l’extérieur. Les commandos ont ensuite traîné Azad à environ vingt mètres derrière la maison dans une rizière. Ils n’ont posé aucune question et, selon sa famille et les voisins qui ont assisté à la scène, Azad n’a opposé aucune résistance. Il a reçu quatre balles, pendant que d’autres officiers mettaient le feu à la zone pour renvoyer les témoins chez eux. Sa famille a regardé la scène à travers une petite fenêtre carrée à l’arrière de la maison. Même quand les forces de sécurité tuent de véritables insurgés – et il ne fait aucun doute que plusieurs victimes de violence étatique participent d’une façon ou d’une autre à des activités anti-étatiques – l’AF(SP)A supprime la responsabilité des forces de sécurité et prive les insurgés de toute procédure régulière. Mais dans le cas d’Azad, son innocence ne fait aucun doute. L’affaire de cet enfant est l’une des six sur lesquelles la Cour suprême a enquêté, par une commission nommée. Cette commission indique que les forces de sécurité ont dévié du protocole à de très nombreuses reprises et souligne qu’elle  nourrit « de sérieux doutes quant à la version avancée par les agents de sécurité », qui suggère qu’Azad s’est enfui de chez lui à leur approche et qu’il a tiré dans leur direction, concluant que l’incident n’était « pas une confrontation ».

Les parents de Mohammed Azad Khan devant leur maisonCrédits : Thomas Fowler

Les parents de Mohammed Azad Khan devant leur maison
Crédits : Thomas Fowler

En réalité, il semblerait qu’Azad ait été tué parce qu’il portait le mauvais nom. Un homme de 35 ans, le principal leader d’un groupe d’insurgés, People’s United Liberation Front (le Front uni de libération du peuple), s’appelait également Mohammed Azad Khan. Difficile d’imaginer que vingt agents des forces de sécurité aient pu légitimement croire qu’un garçon de 14 ans pouvait être le chef d’un groupe d’insurgés révolutionnaires armés. Il est bien plus facile d’imaginer que ce détail n’importait pas aux agents des forces de sécurité, motivés par la prime qui accompagne les décorations pour bravoure attribuées pour le meurtre d’insurgés. En effet, les militants des droits de l’homme suggèrent que les familles empruntent de l’argent pour assurer des postes de police pour leurs fils au moyen de corruption. Les médailles de bravoure sont l’une de leurs seules options pour rembourser ces emprunts. M. Ali, lui, n’était pas préoccupé par l’argent quand je lui ai demandé s’il avait reçu une compensation de la part de l’État. « Même si le gouvernement nous donne 50 millions ou 500 millions de roupies, ça ne me ramènera pas mon fils. On veut seulement que justice soit faite. » « Ce n’est pas une erreur », dit M. Ali. « Là, les erreurs sont monnaie courante. Une erreur ne peut arriver qu’une fois. Mais dans le cas du Manipur, ces erreurs sont devenues récurrentes et habituelles. Il faut que cela cesse. Un verdict doit être prononcé contre ceux qui commettent un crime… Au Manipur, aucun verdict n’a été prononcé contre aucune de ces forces de sécurité. Dès qu’on commencera à juger les responsables… ils comprendront qu’ils ne pourront plus s’en tirer si facilement. »

North Block à New Dehli, renferme notamment le ministère de l'intérieur

North Block à New Dehli, abrite le ministère de l’Intérieur
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Alors que je les quitte, je remarque qu’un t-shirt camouflage est accroché à une corde à linge, et je demande ce qu’il fait là. Il appartient à un cousin, qui reste dans la famille d’Azad Khan. Il est membre du Village Defense Force, le groupe le moins influent sur l’échelle des groupes paramilitaires du Manipur. Qu’il fasse partie de ce groupe ne leur plaît pas, mais il est quasiment impossible de trouver du travail à Manipur… Que peut-on y faire ?

Exécutions sommaires

Le matin du Vendredi saint, le 6 avril 2007, Renu Takhellambam a entendu des coups de feu au loin. C’était aussi le matin de son deuxième anniversaire de mariage. Elle ne pouvait pas se douter que cette détonation était le fait d’un commando de la police d’État du Manipur qui venait d’exécuter son mari, Thangkhenmung Hangzo, que ses amis appelaient Mung. Renu était chez elle lorsque les balles ont quitté le chargeur, elle s’occupait de son fils de onze mois et se préparait pour se rendre à l’église. Née hindoue, Renu a été bannie par sa famille après son mariage avec Mung, un chrétien tribal. Mung revenait à moto du marché, où il était allé acheté une pellicule photo accompagné de deux amis, afin qu’ils puissent immortaliser cette journée. Tandis qu’il s’éloignait du marché à plein gaz, les commandos de la police l’ont sommé de s’arrêter.

Renu Takhellambam a créé l'association EEVFAMCrédits : Renu Takhellambam/Facebook

Renu Takhellambam a créé l’association EEVFAM
Crédits : Renu Takhellambam/Facebook

Ce qui s’est passé ensuite n’est pas clair. Le rapport de la police indique que la moto est partie en trombe, jetant des grenades dans un fossé sur le côté de la route. Mais l’histoire que m’a rapporté Renu – corroborée par des témoins oculaires dans des rapports indépendants – est très différente. Renu affirme que l’un des amis de Mung transportait des comprimés de Spasmo-Proxyvon (une marque de la dicyclomine), un médicament antispasmodique qui a longtemps été très prisé au Manipur, même si sa popularité est aujourd’hui sur le déclin. C’étaient ces comprimés, enveloppés dans un mouchoir, et non une grenade, qu’il a jetés dans le fossé – peut-être par peur des fouilles au corps, trop fréquentes en ville. Personne ne sait si Mung ne s’est pas arrêté à cause des cachets, parce qu’il n’avait tout simplement pas entendu la police dans le marché surpeuplé, ou pour une autre raison connue seulement des trois hommes. Mais la police a répliqué par la force, blessant mortellement le passager de la moto, qui a dérapé. Mung et son ami sont immédiatement allés trouver la police qui, au beau milieu d’une rue bondée du marché, et sous les yeux de plusieurs témoins, a battu et humilié les hommes avant de les exécuter tous deux d’une balle dans la tête. Dans la version officielle de la police, les hommes sont de dangereux terroristes qui ont pris la fuite en semant des grenades sur leur chemin. Certains se demanderont peut-être comment la police, qui a apparemment eu besoin de 65 cartouches pour maîtriser un adolescent de 14 ans non armé dans le cas d’Azad Khan, a cette fois-ci fait montre d’une grande habileté pour faire mouche dans la tête de deux fugitifs sans gaspiller de munitions. Il se peut que d’autres se demandent pourquoi, selon les rapports des témoins, ces même grenades ont été ramassées par la police, qui les a manipulées avec désinvolture sur la scène du crime. Si la police avait une quelconque raison de se méfier des grenades soi-disant lancées par Mung, la procédure standard aurait nécessité que des experts en explosifs manipulent les engins non explosés. Ils pourraient aussi se demander pourquoi les terroristes présumés du Vendredi saint, qui étaient si dangereux, ont décidé de jeter sur les policiers des grenades enveloppées dans un mouchoir. On peut supposer que de tels hommes sont au courant du fait que les grenades sont plus efficaces quand on les dégoupille avant de les lancer.

Renu Takhellambam assises derrière un bureau de Human Right Alert, qui travaille étroitement avec EEVFAMCrédits : Thomas Fowler

Renu Takhellambam dans le bureau de Human Right Alert
Crédits : Thomas Fowler

Même si une telle affiliation semble peu probable, nous ne pouvons cependant affirmer avec certitude que Mung n’était lié à aucun groupe d’insurgés. Ce qu’on peut déclarer sans ambiguïté, en revanche, en se basant sur les nombreux témoignages, c’est que Mung et son compagnon ne portaient pas d’armes et ont coopéré pleinement avec les policiers avant d’être abattus. Krishna Das, le commando de la police du Manipur qui a tiré le coup qui aurait été fatal à Thangkhenmung Hangzo, a reçu plus tard une médaille de bravoure pour avoir tué des insurgés. Il n’a reçu aucune sanction disciplinaire pour le meurtre qu’il a commis. À la suite de la mort de Mung, Renu s’est réunie avec d’autres veuves et mères de Manipuris tués pour créer EEVFAM, l’Association des familles de victimes d’exécutions extrajudiciaires au Manipur. Elle a introduit, en coopération avec Human Rights Alert et le Human Rights Law Network, le contentieux d’intérêt public qui a enfin permis de freiner ces meurtres au Manipur. Elle est maintenant présidente de l’organisation. « J’ai réalisé que je n’étais pas la seule veuve à prendre part à ce combat, m’a-t-elle dit. Il y en a beaucoup d’autres, et toutes sont jeunes. L’organisation compte cinquante membres et presque tous sont de jeunes veuves. »

«  Nous devons nous battre ensemble pour obtenir justice. » — Renu Takhellambam

Mais tout comme dans la partie continentale de l’Inde, la vie d’une veuve n’est pas simple. Du fait de de son mariage œcuménique, Renu a été rejetée par sa famille et n’est plus la bienvenue chez eux. La situation est également tendue chez sa belle-famille, qui doit déjà s’occuper d’une fratrie de dix enfants. Il n’a pas non plus été aisé de trouver un arrangement pour réaliser l’interview, d’un point de vue logistique. Imphal est une petite ville, où les gens parlent beaucoup. En Inde, une veuve doit affronter à de nombreux obstacles lorsqu’elle est jeune et jolie. Il était hors de question de nous rencontrer au café de mon hôtel, car on aurait pu nous y voir ensemble. Il n’était pas non plus possible de nous voir chez elle. Le bureau de Human Rights Alert (HRA), où nous devions nous entretenir, était fermé pour la journée, mais nous avons finalement trouvé un moyen d’y rentrer. À cause de son activité avec EEVFAM, Renu se retrouve sur la scène publique, et sa belle-famille s’inquiète de son comportement, s’inquiétant qu’elle soit vue « en train de flirter avec des hommes au grand jour ». Renu s’est donc dévouée à l’église et à EEVFAM, qui agit comme organisme de défense hybride :   association d’épargne de groupe et groupe de soutien pour les veuves et les femmes qui ont perdu leurs maris et leurs fils à cause des violences policières. « On rigole tout le temps, on plaisante beaucoup », me raconte Renu avec un sourire avec de continuer, « mais parfois, on n’a plus envie de vivre ». « Je pense que être devenue très forte aujourd’hui », conclut-elle. « Je suis très heureuse que nous sortions enfin de l’ombre. Nous devons nous battre ensemble pour que justice soit faite… Par la grâce de Dieu, je saurai être patiente. »

Renu Takhellambam lors d'une action en 2011Crédits : Renu Takhellambam/Facebook

Renu Takhellambam lors d’une action en 2011
Crédits : Renu Takhellambam/Facebook

Aux sources du problème

Si vous êtes un militant des droits de l’homme au Manipur, il y a fort à parier que quelqu’un écoute vos conversations téléphoniques. Le mot clé ici est « quelqu’un ». Étant donné le réseau d’armées, de polices et d’agences de renseignements que l’on compte dans l’État, les potentiels indiscrets sont nombreux. Le directeur de HRA, Babloo Loitongbam – l’homme à l’origine du combat contre les violations des droits de l’homme – a simplement ri quand je lui ai demandé s’il était sur écoute. « Bien sûr », a-t-il finalement répondu. Puis il a dévié la conversation vers des sujets plus importants. Les militants des droits de l’homme qui vivent au Manipur n’ont aucun moyen de prouver ces allégations. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est constater que les visites et les interrogatoires de la police suivent leurs conversations téléphoniques avec beaucoup plus de régularité et sont beaucoup plus en lien avec l’actualité que ne le voudrait le hasard. De nombreux militants qui travaillent sur la résolution de conflits sont souvent amenés à communiquer avec les représentants des insurgés. Cela fait partie de leur travail. Mais ces conversations font d’eux la cible de questions de la part des forces de sécurité.

Babloo Loitongbam (à droite), directeur de Human Right Alert

Babloo Loitongbam (à droite), directeur de Human Right Alert
Crédits : Babloo Loitongbam/Facebook

Et bien souvent, ils ne les posent pas de façon sympathique. Bien que beaucoup d’actes de torture sont illégaux d’après la loi indienne, elle n’est pas explicitement interdite par la République. L’Inde a signé la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants il y a presque vingt ans, mais ne l’a toujours pas ratifiée. Cela est dû au retardement causé par de nombreux projets de loi contre la torture. Le plus récent, qui a passé la Lok Sabha, chambre basse du parlement indien, a reçu le surnom effronté de « projet de loi de facilitation de la torture ». Ce surnom lui a été donné par plusieurs acteurs de la société civile, mais il est devenu moins courant après que le Rajya Sabha (le Conseil des États), ait recommandé de renforcer le projet de loi. Mais toute discussion sur la légalité de la torture n’a aucun intérêt pour la collecte de renseignements au Manipur, où l’immunité totale conférée par l’AF(SP)A a rendu théoriques jusqu’aux moindres détails de la jurisprudence. Voilà la réalité : si les forces de sécurité au Manipur pensent qu’il y a des chances pour que vous sachiez quoi que ce soit sur un groupe d’insurgés, il est très probable qu’ils vous placent en détention, et il se peut également qu’ils vous torturent. Opposer les arrestations arbitraires et la torture ne signifie pas suggérer que tous ceux qui sont arrêtés puis torturés sont innocents. Un militant des droits de l’homme, que j’appellerai Suhrid pour le protéger, m’a rapporté qu’il ne compte plus les fois où il a été arrêté et torturé. Bien que  non violent, son association est liée à un groupe d’insurgés plus important, et il partage leur idéologie sur l’autonomie manipuri. Cela fait de lui une cible. Au cours de notre conversation, je pousse Suhrid à me dire s’il a déjà porté des armes, ou s’il a déjà été impliqué dans le trafic d’armes. Sa réponse était ferme et sans équivoque : « Je n’ai jamais manipulé d’armes de ma vie. »

Un check point gardé par l'Industrial Security ForceCrédits

Un checkpoint gardé par l’Industrial Security Force
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Cependant, il a laissé échapper quelque chose peu avant que je parte : au cours des dernières années, il a mis le feu à cinq bâtiments officiels. « Toujours de nuit », m’a-t-il assuré. Les bâtiments étaient vide. Mais en dépit des nombreuses fois où il a été torturé, il n’a jamais fait part de ce fait à ses interrogateurs. Jiten Yumnam, qui travaille aujourd’hui principalement en tant que militant de l’environnement avec le Centre for Research Advocacy du Manipur, a été détenu par la police d’État du Manipur en 2009. Il partait à Delhi pour accomplir une série d’actions en relation avec une affaire de fausse confrontation particulièrement flagrant, dont avait parlé le journal Tehelka. « Ils m’ont arrêté à l’aéroport », raconte Jiten. « On m’a amené au QG du commando et je n’avais aucun contact avec l’extérieur. Mes amis et ma famille demandaient où je me trouvais, mais… le premier jour, ils n’ont fait que me torturer. J’ai reçu des décharges électriques, des coups, ils ont braqué leurs pistolets sur ma tête. Ils ont menacé de me tuer. »

Jiten Yumnam (à droite) est militant de l'association écologiste Centre for Research AdvocacyCrédits : Jiten Yumnam/Facebook

Jiten Yumnam (à droite) est militant de l’association écologiste Centre for Research Advocacy
Crédits : Jiten Yumnam/Facebook

Jiten me raconte son histoire à la lueur d’une bougie. Le Manipur alterne constamment entre développement et sous-développement, et il n’a pas d’électricité depuis plusieurs semaines à cause de la construction d’une Banque asiatique de développement, ainsi que d’un projet d’élargissement de la route. Ce dernier fera partie du projet de Réseau routier asiatique qui reliera Singapour à Istanbul, en passant par le centre d’Imphal. Les bougies vacillantes et la ruelle paisible d’Imphal contredisent l’intensité des paroles de Jiten : « Ils m’ont gardé prisonnier pendant quatre mois. Le deuxième jour, ils ont révélé à ma famille et aux médias que j’avais été arrêté… Ils m’ont jugé, ils ont dit que j’étais un membre du Revolutionary People’s Front (RPF), un groupe clandestin du coin. » Le RPF est la branche politique du People’s Liberation Army, un groupe terroriste, selon le gouvernement indien. « Le National Security Act (la loi sur la sécurité nationale), autorise à vous détenir pendant un an sans accusation. » « Pendant qu’ils me torturaient, ils m’ont dit : “Tu dois nous dire que tu es un membre du RPF.” J’ai répondu : “C’est faux.” Après ça, ils ont été beaucoup plus violents… Je pense que de nombreuses personnes ont été forcées de passer aux aveux. Ceux qui refusaient d’avouer subissaient des actes de torture extrêmes, et je crois que plusieurs d’entre eux ont perdu la vie. »

«  La sécurité est la plus grande inquiétude de ceux qui travaillent pour les droits de l’homme. » — Jiten Yumnam

Même si Jiten a finalement été relâché une fois les charges abandonnées, la détention et la torture ont laissé leurs traces, physiquement mais aussi émotionnellement : « Depuis cet incident, j’ai beaucoup de mal à me souvenir des noms et à me rappeler certaines choses. Je ne dis pas que j’avais une excellente mémoire », plaisante Jiten, « mais maintenant il faut un certain temps avant que tout cela me revienne à l’esprit. Je pense que c’est l’une des plus grandes conséquences des neuf ou dix séries d’électrocution. » Mais Jiten admet que ce qui l’effraie le plus, c’est que les forces de sécurité le tiennent maintenant à l’œil. « Même si nous avons été relâchés et que les charges ont été abandonnées, l’une des plus grandes craintes que nous gardons est que nos dossiers sont partout. Chez l’armée, la police, les renseignements… Cela signifie que s’il se passe quoi que ce soit, ils n’hésiteront pas à venir nous voir. » Et c’est ce qui c’est passé  : « C’est arrivé l’an dernier, encore. J’ai été convoqué dans les bureaux de la police. Sans raison. Il n’y avait aucune procédure légale… L’un des commandos de la police est venu chez moi. J’y suis allé avec un avocat. Mais si je n’y étais pas allé, ils auraient pu venir me chercher à nouveau et me menacer. Ma vie est peut-être encore en danger aujourd’hui. La sécurité est la plus grande inquiétude de ceux qui travaillent pour la défense des droits de l’homme. Chacun d’entre nous est menacé. »

Des membres du People's Revolutionary Party, un groupe armé séparatisteCrédits

Des membres du People’s Revolutionary Party, un groupe armé séparatiste
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Le problème de la violence au Manipur est incroyablement complexe. Nous n’avons pas essayé ici d’en trouver les racines et les causes, mais seulement d’exposer les expériences de plusieurs personnes ayant souffert entre les mains de l’État du Manipur, des forces armées indiennes et des groupes paramilitaires qui agissent sous la responsabilité du ministère des Affaires intérieures. Afin d’explorer en profondeur les causes de la violence, il faudrait examiner les termes de l’adhésion du Manipur au Dominion de l’Inde et comprendre les décennies de sentiment séparatistes qui n’ont fait qu’embraser la région dans les années 1970. Cela demanderait d’appréhender la danse géopolitique infiniment délicate qui a cours entre l’Inde et la Chine, et d’étudier le rôle essentiel du Manipur comme une porte entre l’Inde, la Chine et l’Asie du Sud-Est – ce que ne manque pas de rappeler le Réseau routier asiatique, qui redonne de l’importance à cette région anciennement isolée. Enfin, l’attention portée aux abus de l’État ne prétend pas servir à disculper les groupes d’insurgés. Certains renoncent à la violence, d’autres la prônent avec ferveur. Plusieurs d’entre eux extorquent des fonds à des directeurs d’entreprises locaux. Et parce que les dirigeants politiques sont souvent également des directeurs d’entreprises, la relation entre les groupes d’insurgés et ceux qui tentent de les contrôler n’est pas toujours claire. Sans compter que des groupes d’insurgés ont réalisé des campagnes choquantes pour la surveillance morale, s’en prenant à de jeunes couples d’amoureux, à des écolières qui ne portaient pas la robe manipuri traditionnelle, ou même en tirant des balles dans les jambes de toxicomanes pour les décourager de se droguer. Deux membres des fusiliers de l’Assam ont été tués et six autres blessés dans une explosion le 29 août 2014, le lendemain de mon départ d’Imphal. L’acte a été revendiqué par la Manipur People’s Army, un groupe d’insurgés.

Les parents ont étés rejoints par le reste de la familleCrédits : Tomas Fowler

La famille d’Azad au complet
Crédits : Tomas Fowler


Traduit de l’anglais par Marine Bonnichon d’après l’article « A State Torn in Conflict », paru dans Motherland Magazine. Couverture : La ville de Imphal, dans l’Etat du Manipur. Crédits. Création graphique par Ulyces.