Tekos sur la mer Noire
Il y a bel et bien une blonde, agenouillée sur le bar, qui étreint ses seins nus et me fait de l’œil depuis l’auvent. Elle a ôté son masque de Batman en cuir et sa combinaison en résilles est en lambeaux. Des rythmes drum and bass sourdent de la discothèque voisine, alors qu’une douzaine de types dont la plupart sont géorgiens brandissent leurs téléphones pour filmer son strip-tease, improvisé dans les vapeurs de l’alcool. Les Russes et les Ukrainiens, visiblement plus habitués à ce genre de spectacle, jettent un œil distrait à la scène avant de retourner à leurs affaires. À KaZantip, la rave en bord de mer la plus célèbre d’Europe, on vit au rythme de l’electro et de la débauche. Les Géorgiens, eux, découvrent tout ceci pour la première fois. Sashka Toykinen, propriétaire du Zapravska Bar, se présente et m’offre un premier shot, puis un autre dans la foulée. Un Géorgien grimpe à son tour sur le bar et commence à tripoter la fille, avant que d’autres ne s’approchent, toujours armés de leurs portables, et tendent leur bras libre vers la danseuse pour la toucher. En un éclair, une grande fille russe jaillit de nulle part et chasse les malappris à grand renfort d’insultes, de coups de pieds et de coups de poings. « Tu veux tenir le bar ? » me demande Toykinen. KaZantip, qui tire son nom d’une province située dans le nord-est de la Crimée, où s’est tenue la première édition du festival, est le fils spirituel de Nikita Marshunok, l’Ukrainien qui se balade en Segway. Il s’est auto-proclamé prezident de la République (anciennement) démocratique du KaZantip, et ramasse au passage environ 200 euros pour quiconque souhaite obtenir un visa à entrées multiples pour visiter son pays. Ce qui a commencé comme une teuf de surfeurs en 1992 s’est transformé en un événement annuel courant sur une trentaine de jours. Trente jours au cours desquels des dizaines de milliers de raveurs – pour la plupart ukrainiens ou russes –, attirés par les beats electro des meilleurs DJ du monde, se pressent au cœur d’un réacteur nucléaire abandonné sur la péninsule de Crimée.
Quand il a déménagé son « pays » vers le village de Popovka, à l’ouest de la région, en 2001, on parlait déjà du festival comme du Burning Man d’Europe de l’Est. L’année dernière, 100 000 personnes sont venues, un record. Mais quand la Russie a annexé la péninsule criméenne en mars dernier, Marshunok et KaZantip se sont retrouvés face à des démêlés politiques et légaux inattendus. Le prezident allait devoir trouver de nouvelles frontières pour sa république. En ce qui concerne l’hospitalité, la réputation de la Géorgie n’est plus à faire dans les anciens pays de l’Union soviétique. Sans compter que le Caucase du Sud s’est fait un nom dans une région dominée par la corruption : ici, le pays a connu des réformes et on est libre d’y faire des affaires. Déplacer le KaZantip en Géorgie semblait alors être une solution logique.
Les rebelles d’Anaklia
La blonde a disparu depuis des heures et je m’applique pour apprendre à préparer des « Boyarsky », un cocktail à base de grenadine et d’une vodka qui porte le nom de l’acteur qui incarne D’Artagnan dans la version russe des Trois Mousquetaires. Quand on me commande des cocktails plus complexes – ceux requérant plus de deux ingrédients –, je passe la main à mes collègues, qui sont ukrainiens, russes ou biélorusses. Impossible de savoir qu’une guerre civile ravage le sud-est de l’Ukraine et oppose pro-Ukrainiens et séparatistes pro-Russes, même si certains Ukrainiens présents ce soir-là avouent avoir soutenu les manifestations qui ont eu lieu place Maidan, à Kiev. Mais l’une des maximes du KaZantip est que le festival est « une bonne dose de liberté et une lutte incessante contre l’idiotie globalisée ».
« À Anaklia, personne n’est contre KaZantip. » — Pavel Tsusurmia
Quand les habitants du coin ont appris que le KaZantip allait poser ses valises à Anaklia, dans l’ouest de la Géorgie, les prêtres se sont fâchés. Plus de 80 % des 4,5 millions d’habitants que compte le pays se déclarent chrétiens orthodoxes, et le patriarche de l’Église est l’homme le plus populaire de Géorgie. L’Église et les nationalistes conservateurs ont mené une série de manifestations dans les rues de Tbilissi contre l’immoralité que représente KaZantip. Les prêtres de cette même Église avaient pris la tête d’un autre mouvement qui, en mai 2013, a vu des dizaines de milliers d’homophobes s’en prendre à des militants de la cause homosexuelle. « L’idéologie de KaZantip promeut l’usage de drogues psychotropes et le sexe libre. Évidemment que nous le condamnons. Comment une personne saine pourrait-elle s’adonner à de telles activités ? » s’interrogeait Iosef Manjaridze, un des leaders de la manifestation de Tbilissi du 26 mai. Quand je l’ai rencontré, juste avant que le cortège ne s’ébranle, Manjaridze, pâle et bossu, refoulant la bière et fumant clope sur clope, ne collait pas précisément à l’idée qu’on se fait d’une « personne saine ». Malgré l’assurance de Marshenok qu’il n’y aurait ni orgies, ni drogues au cours de l’événement – par respect pour la foi orthodoxe –, les prêtres et leur lobby ont maintenu la pression, répandant des rumeurs sur les liens qu’entretiendrait KaZantip avec la magie noire, et proclamant que le festival promouvait l’homosexualité, la masturbation et les poils.
Cependant, les résidents d’Anaklia n’allaient pas se laisser impressionner par la rhétorique inspirée de Sodome et Gomorrhe qui leur parvenait de Tbilissi. Ce village pauvre de 2 500 habitants, qui essaie depuis longtemps de mettre sur pieds une industrie touristique, a accueilli la nouvelle de la venue de 30 à 40 000 visiteurs comme une bénédiction. Les habitants ont passé leur été à réparer leurs maisons pour que leurs hôtes trouvent l’endroit chaleureux, et les semaines précédant l’arrivée des fêtards, à construire des bars et des restaurants des deux côtés de la rue principale. « À Anaklia, personne n’est contre KaZantip. C’est un festival de musique : les jeunes dansent, se détendent et s’amusent. Les seuls à s’y opposer sont des gens qui ne sont pas d’ici », me confie Pavel Tsusurmia, septuagénaire, une bière à la main dans son jardin.
Une fête historique
Au troisième jour des festivités, il est apparu évident que les 30 000 personnes ne seraient pas toutes présentes. On comptait plutôt 4 à 5 000 festivaliers, et l’idée qu’avait eue Marshunok d’offrir l’entrée aux Ukrainiennes et aux Géorgiennes avait fait long feu. C’était une grande déception pour les Géorgiens et les Caucasiens du Sud, qui auraient volontiers dragué des filles slaves. Les Géorgiens ne semblaient pas comprendre le sens du mot « non », et ils ne réussissaient qu’à une chose : les importuner. Malgré tout, 5 000 personnes, c’était un record pour Anaklia. Malheureusement, ceux qui avaient acheté des licences au KaZantip en ont été de leur poche. Louer un espace et y installer un bar pour les dix jours de l’événement coûtait 15 000 euros, payables sur un compte du KaZantip. Toykinen, qui gérait depuis dix ans son Zapravka Bar, quand le festival avait encore lieu à Popovka, m’a confié qu’il avait investi 50 000 dollars dans l’événement, sans compter mon salaire – qu’il ne me verserait jamais. « Je vais perdre de l’argent, mais on se sera bien amusé », philosophe-t-il.
S’amuser dans une rave implique pas mal de substances illicites, mais rares étaient ceux qui osaient transporter leur drogue à travers la Géorgie, un des pays les plus stricts en matière de lutte contre les stupéfiants. Se faire pincer en possession de quelques grammes de marijuana équivaut à quatorze années de prison. Il y avait de la drogue, bien entendu, mais il fallait connaître les bonnes personnes pour en avoir en quantité suffisante. Aussi, au Zapravska, on boit déraisonnablement pour compenser l’absence de MDMA. Les clients entrent pour descendre un verre ou deux, dansent quelques minutes et puis repartent. Un homme avachi sur sa bière, une expression de fin du monde typiquement géorgienne peinte sur le visage, soupire : « Je suis déprimé. » Déprimé, dans l’un des endroits les plus délirants que la Géorgie a jamais vu. « Je ne trouve pas de drogues. Tu peux m’aider ? » Quelques minutes plus tard, un autre Géorgien à l’agonie, de l’autre côté du bar cette fois-ci, me demande la même chose. Sasha tapote un panneau qui informe les clients qu’on ne vend pas de drogue au Zapravska, il est donc inutile de demander – une précaution que peu prennent. Et les flics n’ont pas aidé à dérider l’ambiance de cette zone clean. À Popovka, Marshenok employait son propre personnel de sécurité. À Anaklia, il a dû accepter la protection de la police. Impossible de savoir si ces derniers étaient au courant des coutumes des festivals electro, mais il semblait y avoir plus de policiers dans les rues d’Anaklia qu’à Tbilissi quand George W. Bush est venu en 2005…
Le Zapravska est l’épicentre d’une fête sans fin. Les gens boivent jusqu’à en tomber de leur chaise.
Un vétéran de KaZantip prénommé Sergei me coince au bar, se plaignant des flics. « Si KaZantip reste en Géorgie, je ne reviens pas l’année prochaine ! » Certains propriétaires de bar se sont plaints de la manière dont les autorités ont subitement augmenté les taxes à l’intérieur même de KaZantip, et du fait qu’ils n’ont pu se procurer de l’alcool que chez un unique fournisseur, qui avait bien entendu drastiquement augmenté ses prix en amont de leur venue. L’officiel du gouvernement géorgien habilité à superviser la venue de KaZantip en Géorgie, Giorgi Sigua, a été démis de ses fonctions au département du Tourisme trois semaines avant le début du festival. Il a refusé de me parler de KaZantip. À la question : « Comment KaZantip a-t-il atterri en Géorgie ? » il m’a répondu : « En avion. » La plupart des fêtards de KaZantip s’accordent sur le fait qu’Anaklia est un bien plus bel endroit, mieux desservi et plus accueillant que Popovka. Pourtant, le retour de KaZantip à Anaklia dépend du bon vouloir de Marshunok. Au début, il partait optimiste. Je l’ai croisé sur la plage, toujours sur son Segway, où il posait pour des photos avec ses admirateurs. Il a comparé son projet à de la fusion food, dans lequel « on lie des éléments a priori sans rapport pour créer quelque chose de nouveau ». Mais au cinquième jour, tempéré par les plaintes des concessionnaires et le petit nombre de teufeurs, il avait la mine plus abattue. « On veut partager de la musique, mais les Géorgiens restent chez eux et assistent au festival sur Facebook », a-t-il déclaré à la presse. Difficile d’imaginer ce à quoi Marshunok s’attendait. Il a déplacé son événement de l’autre côté de la mer, dans un pays comptant en comparaison moins de 10 % de la population ukrainienne, et la durée de son festival a été raccourcie de 65 %.
Il a bâti KaZantip en Ukraine, à partir de rien, et s’il veut que le rendez-vous géorgien se poursuive, il sait qu’il devra déployer les mêmes efforts pour réussir. Mais une fois de plus, le succès de l’événement dépend de la capacité et de la volonté de la Géorgie à s’adapter au « Burning Man d’Europe de l’Est », pour récolter les fruits d’une telle manne au lieu d’imposer des taxes excessives et de dissuader les organisateurs de poursuivre l’aventure. Le Zapravska est l’épicentre d’une fête sans fin. Les gens boivent jusqu’à en tomber de leur chaise –et ce n’est pas grave, on pouvait s’y attendre. Malheureusement, je dois quitter KaZantip, la meilleure fête qu’a jamais connu la Géorgie. Je dis au revoir à mes nouveaux amis et nous nous promettons de nous revoir un jour, peut-être l’année prochaine à KaZantip, où qu’il se trouve.
Traduit de l’anglais par Benoit Marchisio d’après l’article « Black Sea Dance Paradox », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Des teufeurs à la dérive, par Paul Rimple. Création graphique par Ulyces.