Gladys Sanchez Espinosa a 88 ans. Élevée par sa mère et son oncle, qui faisaient activement partie de la résistance constituée face au gouvernement Batista d’avant la révolution, elle a rejoint l’Union des jeunes communistes quand elle avait 14 ans. Après le triomphe de la révolution et la mise en place par Fidel Castro de sa campagne d’alphabétisation massive, Gladys a rejoint les brigadistas. Elle voyageait dans les régions les plus isolées et dangereuses du pays pour enseigner aux enfants à lire et à écrire. Elle relate ici ses souvenirs des premières heures de la révolution.
1953 : Castro prend d’assaut la caserne de Moncada
Aussi longtemps que je vivrai, je n’oublierai jamais cette époque. Elle a fait de moi la personne que je suis aujourd’hui. J’ai été élevée par ma mère et mon oncle. Ils étaient très impliqués dans la résistance contre le gouvernement de Batista. Leur activisme a imprégné la façon dont ils nous ont éduquées, mes sœurs et moi. Notre maison – où je vis encore aujourd’hui – était le point de ralliement du Partido Socialista Popular (PSP), le parti communiste cubain. J’ai rencontré la plupart des dirigeants du PSP et des jeunesses communistes, car ils venaient chez nous pour fomenter leurs activités.
J’ai rejoint l’Union des jeunes communistes quand j’avais 14 ans. Nous nous battions pour toutes les choses que nous avons aujourd’hui. Beaucoup de gens mouraient de faim et beaucoup de gens ne savaient ni lire, ni écrire. Il y avait une ségrégation très dure. Ici, à Santa Clara, la partie intérieure du parc était réservée aux blancs, les noirs devant se contenter de sa périphérie. J’ai étudié à l’école Marta Abreu. Ma famille n’avait pas beaucoup d’argent, mais ils se sont saignés pour payer mes frais d’inscription et acheter les livres et le matériel dont j’avais besoin. La plupart de mes camarades de classe étaient les enfants de gens riches et puissants. Je faisais partie des quelques élèves pauvres. Cela signifie que personne d’autre à l’école n’était en faveur de la lutte, je passais donc beaucoup de temps à l’Escuela Normal où mes sœurs allaient. À chaque fois qu’une réunion ou qu’une manifestation avait lieu, j’y allais. Et il y en avait beaucoup. Les ouvriers de l’industrie du tabac, du bâtiment, les électriciens… ils s’opposaient tous aux mesures mises en place par le gouvernement. Dans les rues, on jetait toutes sortes de projectiles sur la police – des clous, des boîtes de conserve. Eux, ils nous poursuivaient, certaines fois à cheval. Nous, on courait. On courait tout le temps.
Après le 26 juillet 1953, le jour où Fidel a tenté de s’emparer de la caserne de Moncada, le PSP a coordonné ses actions avec les rebelles. Nous avions tous le même objectif : renverser le gouvernement. Généralement, lors des réunions, mes sœurs et moi étions les seules femmes présentes. Nous n’étions entourées que d’hommes. Je me souviens qu’un jour, nous avons entendu la police arriver. Tout le monde a pris ses jambes à son cou. Certains se sont cachés sous le lit, d’autres se sont enfuis par la porte de derrière, sautant la palissade et détalant dans le jardin des voisins. Il y avait cet artiste, Cespedes. Je peux encore l’entendre crier : « Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qu’il se passe ? » La voiture de la police a déboulé en trombe dans la rue et pilé devant la maison. Ma mère est sortie. Elle se tenait à l’entrée en leur criant dessus. « Qu’est-ce que vous faites là ? Vous ne pouvez pas entrer, certainement pas à cette heure de la nuit. » L’homme qui vivait en face – il était capitaine dans l’armée – est sorti à son tour et s’est enquit de la situation. « Nous sommes ici parce qu’on a entendu dire que des réunions avaient lieu dans cette maison », ont-ils dit. « Aucune chance », leur a-t-il répondu. « Laissez cette famille tranquille, cette femme vit seule avec ses enfants. » Grâce à lui, ils ne sont pas entrés. Quand nous avons été certains qu’ils étaient partis, tout le monde est sorti de sa cachette un par un. Pablo Rivalta, qui était capitaine dans l’armée rebelle, était rentré chez lui en courant. Si la police était entrée, ils auraient sans aucun doute abattu les personnes présentes en voyant tous les documents et la propagande étalés dans la maison.
Décembre 1958 : La bataille de Santa Clara
À partir de ce jour-là, les choses ont changé. Beaucoup de révolutionnaires sont allés à Santiago. De là, ils se rendaient dans la Sierra Maestra, la chaîne de montagnes où Fidel et ses hommes se cachaient. Lorsqu’un des rebelles partait, moi ou l’une de mes sœurs l’accompagnions pour ne pas risquer d’attirer l’attention. À la maison, les choses ont empiré. Dans le quartier, les gens n’étaient pas des révolutionnaires, loin de là. Il y avait le capitaine qui vivait en face, ainsi qu’une famille originaire de Cienfuegos qui recevait fréquemment la visite de Cornelio Rojas, le chef de la police de Santa Clara. Nous étions cernés par les informateurs. S’ils nous avaient dénoncé à la police, s’ils leur avaient dit que nous étions communistes, on nous aurait fait prisonniers et personne n’aurait plus jamais entendu parler de nous. Mais nous n’avons jamais vécu dans la peur. Lorsqu’on est jeune, on n’a pas conscience du danger. Un de mes frères est né avec un crâne disproportionné et il marchait en boitant. Il avait l’habitude de venir nous voir à une ou deux heures du matin. Il apportait une radio pour que nous puissions écouter Radio Rebelde, qui était diffusée depuis la Sierra. Il passait juste devant les policiers, mais comme il traînait la patte, ils n’ont jamais fait attention à lui.
Les balles fusaient dans les rues de tous les côtés. On se tenait à la porte pour écouter les tirs.
Les choses ont continué comme ça pendant un temps. Nous organisions des manifestations, on faisait ce qu’on pouvait. Et puis un jour, un camarade a frappé à la porte et nous a dit : « Préparez à manger, les rebelles vont lancer l’assaut sur Santa Clara. » Je me suis précipitée au magasin pour acheter du riz et tout ce qu’il fallait. Nous avions entendu dire qu’ils lanceraient l’attaque le 28 décembre. Cette nuit-là pourtant, il n’y a eu quelques coups de feu. Mais le 29… c’était inimaginable. Il y avait des snipers postés tout autour du parc du centre-ville, sur les toits de l’hôtel Santa Clara Libre, de la bibliothèque et du tribunal.
Pendant ce temps, un de nos camarades est venu à la maison nous apporter un mot de Pablo Rivalta, qui avait rejoint la Sierra. Il voulait que quelqu’un aille chez sa tante lui chercher un pull, car il faisait très froid dans les montagnes. Ma sœur Reina était moins aventureuse, mais Andrea et moi sommes allées jusqu’à la maison de sa tante, en rasant les murs sur le chemin. Elle était stupéfaite de nous voir. « Que se passe-t-il ? » a-t-elle demandé. « Pablo veut que vous lui envoyiez un pull. » Le 30, il était impossible de sortir de chez soi. Les balles fusaient dans les rues de tous côtés. On se tenait à la porte pour écouter les tirs qui résonnaient partout. Bang ! Bang ! C’était incroyable. Aux environs de trois heures du matin, un petit avion a survolé la ville. Nous l’avons vu passer depuis le patio. Il a lâché une petite balle noire : une bombe qui a explosé sur le toit du tribunal. « Comment se fait-il que vous ayez vu ça ? » nous a grondées ma mère. « Qu’est-ce que vous faisiez dans le patio ? Vous ne devez pas sortir ! » C’est aussi ce jour-là que les rebelles ont fait dérailler un train qui transportait des armes et des soldats, pour apporter du soutien aux soldats du gouvernement à Santiago. Le Che et Camilo Cienfuegos avaient élaboré le plan qui provoquerait l’accident. Tout le monde n’avait que ça à la bouche : « Ils ont fait dérailler le train ! Ils ont tué celui-là ! et celui-ci aussi ! »
Le 31, nous nous sommes cachées sous la table en priant Dieu que tout se termine bien. Ils avaient garé un tank juste en face de la maison. C’est là que nous avons entendu – peut-être à la radio, je ne sais plus – que le président Batista était parti. Lorsque l’annonce a eu lieu, les gens ont envahi les rues et tous les complices du gouvernement ont fait leurs bagages avant de prendre la fuite. L’un d’eux a même tenté d’entrer chez nous pour se réfugier, chargé de livres et d’affaires diverses, mais ma sœur et moi lui avons dit de déguerpir en lui refermant la porte au nez. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. C’était un des pires.
La campagne d’alphabétisation
En 1960, Fidel a prononcé un discours dans lequel il demandait à tout le monde de rejoindre sa campagne d’alphabétisation. Il y avait un très grand nombre de personnes sur l’île qui ne savaient ni lire, ni écrire, et il voulait y mettre un terme. Évidemment, je me suis inscrite et ils m’ont demandé de me rendre dans les villages nichés dans les montagnes de l’Escambray. Dans ces endroits pleins d’enfants, il n’y avait pas une seule école et aucun d’eux ne savait lire ou écrire. Nous avons parlé avec les fermiers de la région pour les convaincre de bâtir une école. Nous étions quatre dans ma brigade. Deux qui donnaient des cours, les deux autres qui arpentaient les champs pour trouver des gens auxquels les donner. Nous leur apprenions aussi à cuisiner. Ils ne mangeaient que de la citrouille et des patates douces jusque là. Nous avons mis notre argent en commun et nous sommes descendus de la montagne pour acheter des choses et leur donner des idées pour préparer ces aliments. Je me souviens que le 25 décembre, nous avons voulu organiser une petite fête. Le propriétaire de la ferme nous a prêté la hutte dans laquelle il stockait le tabac. Nous avons dansé toute la nuit, c’était un moment inoubliable.
Mais quelques jours plus tard, les bandits [d’anciens soldats de Batista soutenus par la CIA] sont arrivés et ont commencé à semer la terreur à Escambray. Quand on croisait leur route, ils se couvraient le visage avec des serviettes pour ne pas qu’on les reconnaisse. Une nuit, j’ai entendu les chiens aboyer et je me suis demandée ce qui pouvait les mettre dans cet état à une heure pareille. Je me suis levée pour voir ce qu’il se passait et j’ai surpris les propriétaires de la ferme en train de donner de la nourriture aux bandits. Un soir durant la classe – les leçons avaient souvent lieu la nuit –, nous avons entendu un klaxon. L’un des membres de la famille a sursauté. « Une voiture ! Ce doit être eux », a-t-il dit en parlant des autres brigadistas, « L’école de San Tilin est finie. » Ça n’avait aucun sens : pourquoi l’école se terminerait-elle à cette heure à San Tilin ? Sa réaction a éveillé nos soupçons, et nous avons appris par la suite que les bandits avaient mis le feu à l’école. Quelques jours plus tard, la fermière nous a dit : « Nous vous considérons comme des membres de notre famille, mais la prochaine fois que vous revenez, ne venez pas habillés en vert olive. » Les bandits avaient menacé la famille de les tuer si nous portions l’uniforme à la ferme. Peu après, le fermier est venu nous voir et nous a dit que nous ne pouvions plus donner de leçons sous leur toit, car les bandits l’avaient menacé de mettre le feu à ses réserves de tabac. Nous avons donc commencé à faire les leçons sous un arbre.
Nous avons continué comme ça pendant un temps jusqu’à ce qu’au jour où nous sommes descendues de la montagne pour faire un break. Sur le chemin, nous avons croisé la route de Conrado Benitez dans sa jeep – lui aussi faisait partie de la brigade d’alphabétisation. Il nous a interpellées. « Vous descendez ? » « Oui, pour quelques temps. » « Est-ce que vous avez votre lanterne avec vous ? » Tous les groupes avaient une lanterne, car il n’y avait pas d’électricité dans les montagnes. « Non, mais on revient. » « Non, vous ne pouvez pas y retourner ! Dites-moi juste où vous l’avez laissée. »
Toutes les personnes sachant lire et écrire devaient s’impliquer.
Il a continué sa route vers le sommet. Il voulait apporter des cadeaux aux enfants de l’endroit où il avait travaillé – des jouets et des bonbons. C’était au tout début du mois de janvier 1961. Le 6, les bandits l’ont tué. Après sa mort, Castro et son gouvernement ont formalisé la campagne d’alphabétisation à travers tout Cuba. Toutes les personnes sachant lire et écrire devaient participer. Les brigades ont été rebaptisées « brigades Conrado Benitez ».
Camagüey
Ils m’ont envoyé ensuite à Camagüey, un village de campagne situé près de Morón. Il était plein de contre-révolutionnaires, et il y avait beaucoup de racisme. Nous chantions « L’Internationale » et les garçons s’écriaient avec horreur : « Ces profs sont communistes ! » J’étais là-bas avec cinq autres brigadistas, des jeunes filles de 13 ou 14 ans dont je devais m’occuper. Mais lorsque je suis arrivée là-bas, personne n’a voulu m’héberger. Je dormais donc dans le chalet d’un fermier qui avait pris la fuite. Il était complètement vide, à l’exception d’un de ces vieux téléphones qu’il fallait remonter, que les Haïtiens venus travailler dans les plantations de canne à sucre de la région utilisaient. Heureusement, il y avait un magasin juste à côté.
Chaque jour, j’allais voir comment s’en sortaient les jeunes brigadistas. Elles me racontaient qu’elles ne comprenaient pas les Haïtiens, et l’une d’elles était terrifiée. Il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas. Aux environs de dix heures du matin, un petit avion américain survolait la zone à très basse altitude, avec une longue chaîne pendant sous la carlingue. Je me demandais bien à quoi elle pouvait servir. J’imagine qu’ils devaient livrer des armes ou de la drogue, mais je n’en ai jamais eu la certitude. Un jour, le propriétaire du magasin m’a dit : « Maestria ! Est-ce que vous réalisez où vous habitez ? » « Je ne sais pas, c’est juste une maison », ai-je répondu en haussant les épaules. « Oui, mais ne voyez-vous pas ? Si les travailleurs des champs de canne à sucre y mettent le feu, comment ferez-vous pour sortir ? » « Eh bien, par la porte ? » « Oui, et après ? » J’ai regardé la maison par-dessus mon épaule et j’ai pris conscience qu’il avait raison. Toutes les issues étaient cernées par la canne à sucre. S’ils mettaient le feu au champ, je n’aurais nulle part où fuir. C’était une pratique courante, car elle facilite la récolte. J’avais le choix : rester et risquer de mourir, ou mettre fin à ma participation au sein de la campagne d’alphabétisation. Évidemment, j’ai choisi de rester.
Quelques temps plus tard, j’ai contracté une fièvre sévère. Peut-être avais-je pris froid après avoir pris un bain dehors, je ne sais plus. Il y avait une femme assise en face de moi et elle m’a demandé : « Vous vous sentez mal ? » « Oui », ai-je dit. « J’ai une fièvre terrible. » Lorsque je suis rentrée chez moi, la fièvre était passée. Mais le lendemain, tout le monde me regardait bizarrement. « Regardez la maîtresse ! Elle est revenue d’entre les morts ? » « Vous n’êtes pas morte ? » m’a demandé un autre. Ils ont fini par m’expliquer. « La nuit dernière, nous avons entendu sur Radio Swan [une station de radio montée par la CIA et diffusée depuis les Îles Swan, au large des côtes honduriennes] que la maîtresse du village était morte. » Non, je n’étais pas morte. La Révolution a fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Pour moi, il n’existera jamais rien d’autre que la Révolution et mon identité cubaine.
CHRONOLOGIE DES ÉVÉNEMENTS 10 mars 1952 : Fulgencio Batista renverse le président Carlos Prío Socarrás lors d’un coup d’État. 26 juillet 1953 : Première insurrection armée – l’assaut manqué contre la caserne de Moncada, à Santiago de Cuba, pour tenter de s’accaparer des armes pour les rebelles sous les ordres de Fidel Castro. 21 septembre 1953 : Castro assure lui-même sa défense lors du procès qui a suivi l’assaut manqué. Il prononce son fameux discours « l’histoire m’absoudra ». 31 décembre 1958 : Batista fuit Cuba après la bataille décisive de Santa Clara. 26 septembre 1960 : Castro fait part de son plan de lutte massive contre l’illettrisme à l’Assemblée générale des Nations unies. Novembre 1960 : Le recensement des personnes illettrées commence. Janvier 1961 : Mort de Conrado Benitez. La campagne d’alphabétisation est formalisée. 28 janvier 1961 : Castro annonce qu’en avril, toutes les écoles fermeront et que toutes les personnes âgées de plus de 13 ans devront rejoindre les brigades Conrado Benitez. 22 décembre 1961 : On déclare l’éradication de l’illettrisme à Cuba. Des célébrations sont organisées aux quatre coins à La Havane.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Memories of a young Cuban revolutionary », paru dans Al Jazeera. Couverture : Le triomphe des révolutionnaires cubains.
CUBA : CHRONIQUES D’UNE ÎLE À NUL AUTRE PAREIL
Après la mort de Fidel Castro, découvrez quelques-unes des anecdotes qui font de Cuba une île de légende.
Avec la disparition de Fidel Castro s’achève un récit historique débuté dans les années 1960, avec les prémices de la révolution cubaine et la fin de l’emprise américaine sur Cuba. La reprise des relations entre Cuba et les États-Unis, concrétisée par la visite symbolique de Barack Obama sur l’île en mars dernier, offre un nouveau départ, mais aussi de nouveaux défis à l’île révolutionnaire. Les sept reportages qui suivent, assortis d’articles courts et de portfolios, racontent quelques unes des anecdotes les plus épiques et folles de ce peuple merveilleux.