Noble drogue
Sur les bords d’un lac himalayen, dans la région du Ladakh, une vieille femme noue un morceau de tissu bleu autour d’un mat déjà chargé en couleurs. Les drapeaux de prière volent par centaines à travers les cols du Cachemire, dans le nord de l’Inde. En promenant son regard sur les cimes blanches, Mila Jansen aperçoit un petit temple bouddhiste.
Il était déjà là 30 ans plus tôt, quand la Néerlandaise était venue faire un trek de 1 500 km avec son époux. Le père de deux de ses quatre enfants est en revanche absent. Atteint d’un cancer en phase terminale, il lui a fait parvenir une boîte renfermant un film 8 mm à développer quelques mois plus tôt. Alors elle a décidé de revenir sur leurs pas.
Suivie par la caméra de sa sœur, Mila Jansen est l’actrice principale du documentaire Mila’s Journey, paru en 2011, qui mélange ces prises de vues avec des images d’archives. Son nom se met alors à circuler au-delà d’Amsterdam, où elle vit actuellement, agrémenté du titre de noblesse hors du commun qui lui a été décerné dans les années 1990 : la reine du shit.
En juillet 2018, son éminence finit donc par publier un livre dans lequel est retracé son parcours jusqu’au trône. « Beaucoup de gens désireux de connaître le contexte des années 1970 m’ont conseillé de coucher mes souvenirs sur le papier », explique-t-elle aujourd’hui, vêtue d’une chemise noire sur laquelle des monstres fument avec les yeux injectés de sang.
How I Became The Hash Queen a mis 11 ans à infuser. Il aurait été écrit plus rapidement s’il avait suffi de raconter comment, en 1994, Mila Jansen a inventé la première machine à fabriquer du haschisch, en s’inspirant du fonctionnement d’un sèche-linge. Mais l’autrice voulait aussi dire ce qui l’a conduite à passer 14 ans entre l’Afghanistan et l’Inde, où elle a appris les techniques traditionnelles pour transformer le cannabis en pâte à fumer marron.
C’est, jure-t-elle, le chapitre le plus fort : « Il n’y avait pas de Russes, pas d’Américains, c’était une région magnifique où les habitants étaient adorables. » D’Amsterdam à Amsterdam, d’une époque à l’autre, son chemin dessine un arc multicolore entre l’effervescence hippie des années 1970 et la nouvelle industrie florissante de la drogue douce.
Échappée belle
En balayant les sommets de la région du Ladakh des yeux, Mila Jansen ne reconnaît pas seulement le petit temple bouddhiste perdu en altitude. Des courbes familières apparaissent. Car le trek de 1 500 km qu’elle a réalisé en 1976 représente l’acmé d’une longue carrière de randonneuse.
« J’adorais partir marcher en montagne avec mes enfants », sourit-elle. « Chaque été nous grimpions dans l’Himalaya et l’hiver nous allions à Goa. » La reine du shit a toujours eu des fourmis dans les jambes. « Comme mes parents déménageaient très souvent pour leur travail, j’avais l’habitude d’arriver dans de nouveaux endroits et de me faire de nouveaux amis », constate-t-elle. « Ça a été un avantage. »
Tous deux hollandais, les parents de Mila Jansen se rencontrent aux États-Unis en pleine Seconde Guerre mondiale. Sitôt mariés, alors que le conflit touche à sa fin, ils entreprennent de rentrer chez eux. Faute de vol direct, ils débarquent à Liverpool, où naît leur fille en 1944. Au gré des affectations du père, ingénieur pour la compagnie pétrolière Shell, la famille s’installe tour à tour au Royaume-Uni, en Indonésie, puis enfin au Pays-Bas.
À 11 ans, Mila Jansen retrouve les terres de ses ancêtres. Son adolescence heureuse se termine dans le tumulte. Tombée enceinte à 18 ans, elle fuit la colère de son père en migrant à Amsterdam. Le foyer pour jeunes mères seules où elle se réfugie n’est pas plus accueillant. Traitée comme du bétail, incitée à donner sa fille à l’adoption, la jeune femme s’échappe à nouveau.
Mila Jansen vit bientôt dans une petite chambre du centre-ville, dont elle paye le loyer en travaillant comme couturière pour un studio de mode. Elle y fait la rencontre du designer Henk Koster, avec lequel elle finit par ouvrir une boutique de vêtements. Son nom, Kink22, s’inspire du groupe à la mode, The Kinks.
La mère célibataire se retrouve ainsi bombardée au beau milieu de l’avant-garde néerlandaise. « Notre magasin était le premier à vendre des mini-jupes », s’exclame-t-elle. « Beaucoup de musiciens », dont Tina Turner, se pressent à la porte pour mettre la main sur de brillants costumes de scène. Elle les suit dans les soirées plus ou moins mondaines de la capitale et jusqu’à Londres. La drogue est de la fête.
Amours interdites
Avant de suivre Henk Koster à des concerts sous LSD, Mila Jansen découvre le shit par l’intermédiaire de son petit ami. Étudiant en médecine, ce dernier veut connaître les effets de la substance. Sauf qu’ « à l’époque, vous ne pouviez pas en trouver à Amsterdam », rappelle-t-elle. « Il fallait s’approvisionner au Liban, en Turquie ou en Afghanistan, et commander de grosses quantités. Il était impossible d’acheter un gramme. »
Au premier joint, la jeune femme se roule par terre, hilare. Après avoir laborieusement réussi à monter sur son vélo, ses jambes lui paraissent si légères qu’elle a l’impression de planer. « Je suis tombée amoureuse et ça a toujours été ma drogue depuis », sourit-elle.
Un an après son ouverture, Kink22 se transforme en salon de thé. Aux robes cousues mains, vestes à imprimés tropicaux et autres pantalon en soie s’ajoutent des boissons. Et du shit. « Ce n’était pas à proprement parler le premier coffee shop d’Amsterdam car nous ne vendions pas », précise-t-elle. « Nous partagions simplement nos arrivages. »
Il faut désormais ranger Henk Koster du côté des départs : le styliste se rend en Italie pour devenir réalisateur de films. Sous le nouveau nom Cleo de Merode, la boutique de Mila Jansen demeure un lieu de rencontre important pour la scène artistique hollandaise. Mais à force de recevoir des plaintes des voisins, la police la fait fermer. Pour ne rien arranger, les services sociaux menacent la mère de lui retirer sa fille. Elle décide donc de partir.
Mila se voyait bien voyager au Mexique jusqu’à ce qu’un beau jour, un client lui vante, en deux heures d’un récit passionné, les mérites de l’Inde. Des livres de philosophie bouddhiste commencent dès lors à s’empiler sur le bar. Beaucoup de questions s’éclairent. Avec sa fille, Miloes, quelques amis et 600 dollars en poche, elle monte dans un van et prend la route vers l’est.
En cette année 1968, le groupe traverse les plaines turques puis les steppes pakistanaises et afghanes. Au Ladakh, ils grimpent à l’arrière d’un camion pour découvrir des kilomètres plus loin qu’il est rempli d’explosifs. Leur cargaison est moins dangereuse mais guère mieux considérée : ils passent les frontières avec des kilos de shit dans leurs bagages.
Verte mécanique
À 24 ans, la jeune femme découvre le « paradis » qu’elle est venue chercher. Peu à peu, elle gagne la confiance d’Afghans qui n’avaient jusqu’ici jamais vu d’Occidentaux de leur vie, au point qu’ils l’initient à la confection du haschisch. On l’accueille dans des monastères tibétains, des camps nomades et des communautés de trekkers.
« Nous n’avions pas d’argent, ce qui nous donnait le sentiment d’être libres », philosophe-t-elle. « Tant de pensées et de projets sont liés aux choses matérielles qu’on en oublie de songer aux endroits que nous voulons visiter, aux livres que nous voulons lire, aux vêtements que nous aimerions porter ou à ce que vous voulons manger. » Lors d’un trek dans l’Himalaya, le Dalaï Lama croise sa route par hasard. Il arrive dans une simple Jeep au monastère, « alors qu’il a aujourd’hui toute une escorte ».
Pour subvenir à ses besoins et ceux de ces enfants, qui sont bientôt quatre, elle cache du shit dans des livres pour les vendre en Europe, ou exporte des tissus. De ce commerce naît une coopérative rassemblant une soixantaine de couturières. Comme cette entreprise, Miloes grandit. Rentrée au Pays-Bas avec son copain, elle voit sa mère la rejoindre avec le benjamin, Chimed, tandis que les deux autres enfants demeurent en pension à Mussoorie, dans le nord de l’Inde.
« À mon retour à Amsterdam, j’ai dû trouver du travail pour continuer à m’occuper de mes enfants », raconte-t-elle. « Donc j’ai commencé à faire pousser de la weed, mais la ville comptait désormais environ 300 coffee shops. En Inde, personne n’en fume. Donc j’ai essayé pour la première fois mais je n’aime pas vraiment ça. Or, le shit qu’on trouvait à Dam à l’époque n’était pas très bon. Il faut dire que j’étais gâtée en Asie... »
Mila Jansen se met donc à collecter les cristaux et à faire sécher les feuilles pour faire la transformation elle-même. Et un soir qu’elle se trouve devant le sèche-linge, elle a une illumination : « La machine fait la même chose que moi ! »
En 1994, la Néerlandaise invente donc le Pollinator, le premier système mécanique pour fabriquer du shit. Cet appareil muni de tambours et de tamis permet de récolter des cristaux qui ressemblent à du caviar, vante-t-elle. Pendant des années, elle a été vendue dans sa boutique.
« Nous avons dû la fermer car officiellement, nous n’étions pas un coffee shop », regrette-t-elle. « Il y a eu un procès que nous avons fini par gagner. Les temps ont changé et le marché est aujourd’hui très surveillé. » Mais le Pollinator est disponible sur Internet.
Couverture : Mila Jensen.