Automation
Nous vivons une époque prospère pour les chauffeurs de camion. Selon les données récoltées par le bureau de recensement des États-Unis, il s’agit du métier le plus répandu dans 29 de leurs 50 États. Ce n’est pourtant pas le choix de carrière le plus ambitieux. En réalité, c’est surtout un métier qui embauche et qui permet de toucher un salaire convenable. Ces dernières années, une foule d’autres emplois ont connu des crises, mais les chauffeurs routiers semblent immunisés aux forces qui ont éliminé ces diverses professions : depuis plusieurs décennies, ordinateurs, distributeurs automatiques et stations libre-service ont respectivement pris la place des secrétaires, des guichetiers et des pompistes. En revanche, on ne peut pas délocaliser la livraison à domicile et on attend encore de pouvoir automatiser la conduite sur de longs trajets.
Pourtant, les chauffeurs de camions pourraient être les prochains sur la liste des métiers en voie de disparition. Google, Uber et Tesla travaillent tous sur des véhicules à conduite autonome, en commençant par ceux capables de parcourir de longs trajets. Si jamais les entrepreneurs réussissent à mécaniser les livraisons à travers le pays, ce sera non seulement une aubaine pour les compagnies qui transportent des marchandises – les camions qui se conduisent tout seuls n’ont pas besoin de prendre des pauses obligatoires après des heures de routes –, mais aussi pour la sécurité routière. Aux États-Unis, près de 4 000 personnes par an décèdent dans des accidents impliquant des poids lourds (une erreur du chauffeur est presque toujours en cause). En France, on dénombrait 536 décès en 2014. L’arrivée des camions à conduite autonome ne serait cependant pas une bonne nouvelle pour tout le monde. Les critiques soulignent que, si cette avancée avait lieu, elle aurait de sérieuses répercussions sur le marché de l’emploi. Aux États-Unis, près de 3,5 millions de chauffeurs et 5,2 millions d’employés additionnels qui travaillent directement dans les effectifs de cette industrie perdraient leur emploi.
En outre, pléthore de villages étapes le long des grands axes routiers pourraient devenir des villes fantômes. En d’autres termes, les camions à conduite autonome pourraient briser des millions de vies et ravager un secteur important de l’économie. On entend régulièrement des avertissements désespérés de ce genre, non seulement pour l’industrie routière, mais pour la main d’œuvre mondiale en général. À mesure que les machines, les robots et les logiciels gagnent en sophistication, d’aucuns craignent de devoir se préparer à perdre des millions d’emplois. Selon une étude non publiée, la prochaine vague d’avancées technologiques pourrait mettre en péril jusqu’à 47 % de l’emploi total aux États-Unis. Mais ces prévisions se réaliseront-elles ? Si c’est le cas, à quel point cela nous concerne-t-il ? Les robots nous prendront-ils en charge, feront-ils de nous des larves professionnelles comme l’imaginait le film Wall-E ? Ou bien les innovations technologiques nous donneront-elles la liberté nécessaire à la réalisation de projets plus inventifs et plus enrichissants ?
Travail en voie de disparition
L’examen de ces questions commence par la prise de conscience que la technologie, les innovations et les normes culturelles changeantes alimentent la rotation des composantes de la main d’œuvre depuis toujours. Cela fait des siècles que les machines prennent nos emplois. « Les économies de marché ne tiennent pas en place », explique David Autor, professeur d’économie au MIT. « Les industries naissent et meurent, les services et les produits changent. C’est un cycle qui dure depuis très longtemps. » Par le passé, alors que certains métiers disparaissaient, d’autres sont apparus dans leur sillage. Les compétences artisanales – une qualification indispensable dans l’Angleterre des années 1750 – furent remplacées par le travail à l’usine lorsque la fabrication à échelle industrielle prit son essor au XIXe siècle. Mais en 1980, la plupart des emplois sur les lignes d’assemblages de la révolution industrielle étaient eux-même tombés aux mains virtuelles des machines. Dans l’ensemble, ces changements ont entraîné plus de résultats positifs que négatifs pour la société. « En règle générale, les machines que nous utilisons rendent notre temps plus précieux », explique Autor. « Nous sommes en mesure de faire plus. »
« On assiste à un changement majeur des compétences requises au travail. » — Alison Sander
Grâce aux machines à laver, laver le linge n’est plus une tâche longue et laborieuse : il suffit de presser un bouton. De même, les outils électriques ont rendu la construction bien plus efficace. Les ordinateurs nous épargnent des heures de travail intensif, de calculs à la main et d’écriture. Ces développements s’accompagnent souvent d’améliorations pour la santé, la sécurité et la qualité de vie. « Dans l’ensemble, on devrait se réjouir qu’un grand nombre de ces métiers aient disparu », estime Carl Frey, co-responsable du programme Oxford Martin sur la technologie et l’emploi à l’université d’Oxford. Mais ce qui diffère aujourd’hui est la vitesse à laquelle ces transformations s’opèrent. Hormis, peut-être, lors de la révolution industrielle, nous n’avons jamais connu de changements aussi rapides de la société et de la main d’œuvre. Bien qu’il soit encore trop tôt pour l’affirmer, les données indiquent que le marché du travail n’évolue pas forcément à un rythme assez élevé pour contenir ces changements : dans les pays développés, le taux d’emploi pour l’ensemble de la population ne fait que baisser, même sans prendre en compte la crise économique de 2008. « Ma lecture de ces données est la suivante », explique Frey. « L’économie numérique n’a créé que peu d’emplois de manière directe. Et ceux qu’elle a créés ont tendance à se concentrer dans des villes comme Londres, San Francisco, New York et Stockholm, ce qui fait monter les prix, creuse les inégalités et empêche les gens de vivre ou d’emménager dans les lieux où les nouveaux emplois se développent. »
Alors que certains métiers se dirigent vers leur extinction, beaucoup de ceux qui occupaient ces positions de classe moyenne – agents de voyage, opérateurs de téléphonie, techniciens de laboratoire photo, relieurs – ont dû se tourner vers un travail moins rémunéré – serveur, jardinier, agent d’entretien – parce qu’ils n’ont pas la formation nécessaire à la transition vers un autre emploi de niveau économique équivalent. « On assiste à un changement majeur des compétences requises », commente Alison Sander, directrice du Centre de détection et d’exploration pour l’avenir au Boston Consulting Group. « Mais ce n’est pas une priorité pour notre système scolaire. » En effet, Autor précise que la demande de travailleurs hautement qualifiés et instruits augmente considérablement, alors qu’on recherche de moins en moins de personnes avec des compétences faibles à modérées. Cela signifie qu’une grosse partie de la population qui aurait pu maintenir un niveau de vie acceptable dans les dernières décennies n’en est désormais plus capable. Dans les années à venir, il est probable que le problème s’intensifie, puisque les emplois où le travail – physique ou intellectuel – est routinier ou répétitif risquent de plus en plus l’éviction par l’automation. La liste des métiers en danger comprend les employés de restauration rapide, les caissiers, les démarcheurs téléphoniques, les comptables, les serveurs et même certains journalistes.
En outre, les professions exigeantes qui requéraient autrefois de très hautes qualifications pourraient devenir banales, grâce à l’automation. On peut en voir les germes aujourd’hui. Alors que les rayons X et les dossiers médicaux sont numérisés et que les algorithmes des ordinateurs donnent de meilleures interprétations, les radiologues, par exemple, doivent maintenant collaborer avec les machines et faire office de contrôleurs d’information plutôt que de détectives médicaux. « Si les radiologues se contentent de répondre aux suggestions de l’ordinateur, ils ne développent plus leurs compétences de pointe », déplore Nicholas Carr, auteur de The Glass Cage: Automation and Us (« La Cage de verre : l’automation et nous »). « Les métiers qui étaient autrefois très complexes, particuliers et captivants, se mettent à ressembler à ceux d’opérateurs d’ordinateurs, qui se cantonnent à entrer des données et interpréter les résultats affichés sur l’écran. »
Pour le meilleur ?
L’automation ne condamne cependant pas forcément des pans entiers de secteurs économiques à la ruine et à l’ennui. Tant qu’il y aura des métiers qui nécessitent un degré d’implication humaine, on embauchera des gens pour les occuper. Par exemple, quand le moteur de recherche de Google a commencé à prendre de la vitesse il y a un peu plus de dix ans, on a craint que les libraires ne deviennent obsolètes. Au contraire, les postes de libraires disponibles ont en fait augmenté, même s’il demandaient de nouvelles compétences pour maîtriser le travail. « Si une machine peut totalement remplacer un être humain, alors, oui, on devient superflu », explique Autor. « Mais si l’on est capable de gérer cette machine, alors on devient plus précieux. » Il faut ajouter à cela la quasi-certitude – sauf singularité inattendue – que les machines et les logiciels ne remplaceront probablement jamais certains emplois. Jusqu’ici, les humains restent supérieurs dans tous les domaines qui requièrent de la créativité, de l’esprit d’entreprise, des relations sociales et de l’intelligence émotionnelle. Les métiers que regroupent ces catégories – notamment les prêtres, les infirmières, les conférenciers, les concierges, les entraîneurs et bien d’autres – s’en sortiront sûrement très bien dans un monde automatisé.
D’ailleurs, selon Frey, une tâche qui peut être automatisée ne le sera pas forcément. Certains restaurants se mettent à utiliser des tablettes sur les tables pour prendre les commandes et des robots pour apporter les plats et remplir les verres, mais la société dans son ensemble n’adoptera peut-être pas ce changement. Il pourrait s’avérer que les clients préfèrent que la nourriture leur soit servie – ou que leurs courses soient emballées, ou que leurs taxis soient conduits – par d’autres personnes et non par des machines. Ce phénomène se reflète dans la récente réapparition des artisans dans les centres urbains du monde entier, de Brooklyn à Paris et de Berlin à Portland. Il existe un marché florissant pour les meubles fabriqués à la main à partir de vieilles poutres d’usine, de casques audio faits mains, de nourriture gastronomique produite en petite série, allant des marshmallows à la mayonnaise – et bien plus encore.
Malgré l’enthousiasme généré par l’absence d’automation dans la production de ces objets, beaucoup d’entreprises artisanales dépendent largement de la technologie, comme les sites d’e-commerce entre particuliers, pour trouver un marché. En effet, pour chaque porte fermée par la technologie, une foule de voies professionnelles restent à créer et à explorer. Tout comme il était impossible d’imaginer en 1995 ce que ferait un community manager, un concepteur d’applications ou un employé de pompes funèbres écologiques, nous ne pouvons pas prédire avec certitude quels types de métiers apparaîtront dans l’avenir. Nous pouvons cependant faire des déductions logiques basées sur l’observation de données et de tendances sociales. Sander imagine un futur où les conseillers génétiques, les réparateurs de logiciels, les banquiers biologiques, les auteurs de réalité augmentée, les spécialistes de l’anti-vieillissement et les experts en réduction des catastrophes naturelles urbaines exerceront dans des secteurs économiques florissants. Puisque de plus en plus de gens s’installent en ville, elle envisage aussi le développement de métiers comme fermier urbain, thérapeute pour l’anxiété, consultant en encombrement ou encore psychologue pour animaux. Nous ne devrions cependant pas partir du principe que l’économie se régule et se corrige toute seule. Cela s’est certes produit par le passé, mais rien n’indique que cela se reproduira de la même manière. Afin de rendre la transition la plus facile possible pour tout le monde, nous devrions prendre les devants et nous assurer que la destruction créatrice de ces métiers s’accompagne de solutions adéquates pour ceux qui devront retrouver un emploi. « Sur le long terme, l’automation rendra la société dans son ensemble plus prospère », explique Autor. « Mais elle crée aussi un problème pour la distribution des revenus puisque les gens au bas de l’échelle sont évincés. Si nous réussissions à créer des ressources qui ne nécessitent que très peu de main d’œuvre, le problème ne sera pas : “Oh non ! Il n’y a pas de travail !” mais : “Oh non ! Nous ne savons pas quoi faire pour distribuer toutes nos richesses !” »
Parmi les réponses socialement responsables, on peut envisager un soutien appuyé aux chômeurs temporaires ainsi que des programmes de formations accessibles pour aider leur transition vers un nouveau secteur. « Mieux l’économie se porte, plus nous pouvons nous permettre d’assurer un filet de sécurité économique pour ceux qui manquent de chance en termes d’emploi et se retrouvent sur la touche », estime Erik Brynjolfsson, directeur de l’initiative pour l’économie numérique au MIT Initiative, et co-auteur de The Second Machine Age (« Le Deuxième âge des machines »). Il faut aussi s’assurer que l’éducation suive le rythme des changements sociétaux. « Nous devons prendre le temps de regarder les CV d’aujourd’hui, de les aligner et de nous demander si nous préparons correctement nos élèves pour l’avenir », estime Sander. Selon elle, nombreuses sont les formations qui n’ont plus rien à voir avec les métiers d’aujourd’hui, ce qui a déjà créé une incompatibilité conséquente entre l’offre et la demande. Certains pays et certaines entreprises réagissent mieux que d’autres à ces changements. « Il arrive que les régimes régulateurs freinent l’innovation », poursuit Sander, « comme l’a fait la France lors de la récente interdiction d’Uber. » (sic) D’autres mènent une quête acharnée de l’innovation. En Allemagne, 1,5 million de personnes s’inscrivent en apprentissage chaque année et ressortent de ces programmes en travailleurs techniques hautement qualifiés. De la même manière, plus de 4 000 entreprises dans le monde entier ont construit des campus de formation dont le plus large, tenu par Infosys et situé à Mysore, en Inde, a écoulé plus de 100 000 ingénieurs fraîchement diplômés depuis 2001. Quelques-uns encore s’adaptent aux changements démographiques pour essayer de devancer les licenciements.
Par exemple, BMW modifie ses techniques de fabrication pour concorder aux besoins des ouvriers les plus âgés, au lieu de les forcer à partir en retraite. Il se pourrait très bien, cependant, qu’en fin de compte les machines et l’intelligence artificielle supplantent la majeure partie des tâches professionnelles aujourd’hui accomplies par des êtres humains. « Je ne pense pas que ce soit imminent, et je ne sais pas quand cela arrivera, mais j’imagine sans peine un avenir où les machines se chargeront de la plupart des métiers que nous faisons aujourd’hui et où les hommes n’auront plus besoin de travailler d’arrache pied s’ils ne le veulent pas », dit Brynjolfsson. Dans une certaine mesure, laisser les machines prendre le relais n’est pas forcément une mauvaise chose, surtout quand cette mue garantit presque une augmentation de la richesse et du bien-être en général. Par exemple, grâce au pétrole, la Norvège profite du PIB le plus haut du monde, mais aussi de l’une des semaines de travail les plus courtes : 33 heures seulement. Comme le dit Autor : « Selon moi, cela ne ressemble pas à une horrible dystopie. »
Traduit de l’anglais par Claire Mandon d’après l’article « Will machines eventually take on every job? », paru dans BBC Future. Couverture : Le robot Baxter, de Rethink Robotics.