Passer, comme Édouard Philippe en mai 2017, d’un hôtel de ville à l’Hôtel de Matignon est une très belle promotion. Mais ce n’est certainement pas un cadeau. La fonction de Premier ministre est en effet considérée comme la plus « épuisante » des fonctions prévues par nos institutions, sans pour autant constituer la « fonction suprême ». Or il semblerait que la traversée de la Seine, qui sépare physiquement Matignon de l’Élysée, soit aussi périlleuse que la traversée du Rubicon par Jules César. Elle est en revanche rarement aussi victorieuse. Sur les 21 Premiers ministres déjà mis à l’épreuve par la Ve République, quatorze l’ont tentée, deux seulement l’ont réussie : Georges Pompidou et Jacques Chirac. Et il suffit de replonger dans l’Histoire pour comprendre que ce n’est pas un hasard.
Le bouclier du Président
Acculé par le risque insurrectionnel venu d’Alger, le second président de la IVe République, René Coty, demande au « plus illustre des Français », le général Charles de Gaulle, de former un gouvernement le 29 mai 1958. Celui-ci ne se contente pas d’accepter. Il élabore une nouvelle Constitution, redéfinissant ainsi les rôles du chef du gouvernement et du chef de l’État, qui se voit accorder un pouvoir à la fois plus important et plus éloigné des préoccupations premières de ses concitoyens.
« La Constitution a positionné le président de la République en rassembleur de la nation, exerçant prioritairement son autorité sur les questions régaliennes et les affaires internationales, et le Premier ministre en gestionnaire des affaires intérieures et du quotidien », résume l’historien Mathias Bernard, auteur de l’ouvrage Histoire politique de la Ve République : de 1958 à nos jours. Une répartition des tâches qui joue clairement en la défaveur du chef du gouvernement, pensé comme une sorte de « bouclier », ou encore de « fusible », pour le chef de l’État. Aussi le général de Gaulle, élu Président au suffrage indirect le 8 janvier 1959, sera-t-il le dernier homme à passer directement de Matignon à l’Élysée. Même Georges Pompidou – souvent considéré à tort comme le seul Premier ministre en exercice de la Ve République à avoir remporté la présidentielle – a laissé passer un an avant de se présenter. Lorsque Charles de Gaulle démissionne, le 27 avril 1969, et confie momentanément l’État au président du Sénat Alain Poher, c’est Maurice Couve de Murville qui est à la tête du gouvernement. Ce contexte très particulier a favorisé Georges Pompidou, perçu comme le candidat de la stabilité et de la continuité. Et puis, comme le souligne Mathias Bernard, « il avait exercé la fonction de Premier ministre dans une France en pleine croissance, l’impopularité du pouvoir était beaucoup moins forte. » « C’était une autre époque », renchérit Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde et auteure du livre L’Enfer de Matignon. « Pompidou arrivait en Porsche à l’Élysée, et personne n’y trouvait rien à redire. Ce serait impensable aujourd’hui. »
D’après elle, de tous les Premiers ministres qui ont souhaité devenir président de la République, celui qui a le mieux perçu l’importance du « laps de temps » est Jacques Chirac. Peut-être parce qu’il a appris cette leçon à ses dépens… Jacques Chirac occupe les bureaux de Matignon depuis deux ans lorsqu’il se présente face au locataire de l’Élysée François Mitterrand, en 1988. Une situation qu’il tente en vain de faire oublier pendant le débat de l’entre-deux tours. « Permettez-moi juste de vous dire que ce soir, je ne suis pas le Premier ministre et vous n’êtes pas le président de la République », fait-il avec le sourire. « Nous sommes deux candidats, à égalité, et qui se soumettent au jugement des Français, le seul qui compte. Vous me permettrez donc de vous appeler M. Mitterrand. » Réplique de l’intéressé : « Mais vous avez tout à fait raison M. le Premier ministre. » Ne recueillant que 46 % des voix, Jacques Chirac est amplement battu. Cinq ans plus tard, son camp remporte les législatives et il semble logique qu’il s’installe de nouveau à Matignon, mais il a la sagesse – ou la fourberie, selon le point de vue adopté – de laisser cet honneur à son « ami de trente ans » Édouard Balladur. Celui-ci bénéficie de sondages étonnement bons pour un Premier ministre, et il se met lui aussi à rêver de l’Élysée. Ses partisans tablent même sur « une victoire au premier tour » en 1995. Las, Chirac l’y devance de près de deux points. Et remporte enfin l’élection, avec plus de 52 % des suffrages. « Il est en effet plus facile de faire une campagne sur une promesse de changement que sur un bilan », analyse Raphaëlle Bacqué. « Le seul à avoir réussi cette prouesse, c’est Nicolas Sarkozy. »
Le soir du 21 avril 2002
« La mondialisation nous oblige à tout réinventer, à nous penser sans cesse par rapport aux autres et pas seulement par rapport à nous-mêmes. » Quand il prononce le discours fondateur de sa campagne présidentielle en 2007, le 14 janvier à la Porte de Versailles, Nicolas Sarkozy est ministre de l’Intérieur depuis plus d’un an. « Un genre de vice-Premier ministre », selon Raphaëlle Bacqué. Et pourtant, il ose se présenter comme le candidat de la « rupture ». « C’est un coup de communication extraordinaire… Manuel Valls a essayé de faire la même chose en 2017, mais il a mal mesuré l’ampleur du mécontentement dans le pays. Il aurait dû démissionner plus tôt. Au moins six mois avant le début des hostilités. Comme Emmanuel Macron… » Mais ni le temps qui passe, ni l’amnésie qui en découle ne garantissent la victoire. Tant s’en faut. Michel Debré, Premier ministre entre 1959 et 1962, récoltera moins de 2 % des suffrages vingt ans plus tard. Raymond Barre, Premier ministre entre 1976 et 1981, fera un bien meilleur score en 1988, mais ne parviendra pas lui non plus à se hisser au second tour. Plus récemment, François Fillon, Premier ministre entre 2007 et 2012, a perdu des points à cause des soupçons d’emplois fictifs pesant sur sa femme et ses enfants. Quant à Manuel Valls, éliminé de la course à la présidence dès les primaires du Parti socialiste, « il a toujours été minoritaire au sein de la gauche », estime Raphaëlle Bacqué. « Et au-delà de son positionnement politique, qui est en somme assez proche de celui d’Emmanuel Macron, il a un vrai problème de personnalité : une forme de raideur, d’autoritarisme. »
À en croire le spécialiste de la gauche française Olivier Duhamel, « son échec était totalement prévisible ». Contrairement à celui de Lionel Jospin. Lui est entré à Matignon en 1997, grâce à une dissolution de l’Assemblée nationale providentielle pour son camp. Tout au long de sa cohabitation avec Jacques Chirac, la plus longue de l’histoire de la Ve République, il jouit d’une conjoncture économique plutôt favorable et d’une relative popularité. Il mène également de nombreuses réformes – les 35 heures, le PACS, le changement de statut de la Corse, le passage du septennat au quinquennat, et celui du franc à l’euro. La gauche semble assurée de sa victoire en 2002. Mais, le soir du 21 avril, elle se retrouve en larmes devant son poste de télévision, victime de l’éparpillement de ses ambitions. Cette année-là, pas moins de cinq candidats ont porté ses couleurs au premier tour de la présidentielle. Huit, si l’on tient compte des partis classés à l’extrême gauche : le Parti des travailleurs, Lutte ouvrière et la Ligue communiste révolutionnaire. Résultat, au second tour, les électeurs auront le choix entre la droite, incarnée par Jacques Chirac, et l’extrême droite, incarnée par Jean-Marie Le Pen. « J’assume pleinement la responsabilité de cet échec et j’en tire les conclusions en me retirant de la vie politique », déclare Lionel Jospin sous les cris de désespoir des militants rassemblés rue de Solférino. « Il aurait pu, aurait dû gagner. Et si les Français avaient su qu’il pouvait perdre dès le premier tour, il n’aurait pas perdu », affirme aujourd’hui Olivier Duhamel. Comme tous les occupants de Matignon qui choisissent d’affronter ceux de l’Élysée, Jospin partait au combat face à Chirac avec un handicap souvent sous-estimé par les profanes : l’épuisement lié à la fonction de Premier ministre. Car ce dernier ne se contente pas de protéger le président de la République vis-à-vis de l’opinion publique, il le ménage également sur le plan physique. « On sort de Matignon essoré. Tout passe par là, les arbitrages budgétaires, les arbitrages entre ministres, les urgences quotidiennes, les décrets, les projets de loi, les états d’âme des parlementaires, les demandes de la société, tout. Il faut prendre des centaines de décisions par jour. »
L’Enfer de Matignon
Il arrive que le Premier ministre peine à trancher et que ses ambitions présidentielles volent en éclats. À ce titre, l’exemple de l’affaire dite du sang contaminé est édifiant. Les premiers cas de SIDA ont été décrits le 25 juin 1981. Le 31 juillet 1985, la France finit par rendre obligatoire le dépistage de la maladie pour les donneurs de sang. Mais des milliers de personnes ont déjà été contaminées par le biais de la transfusion. Le Premier ministre de l’époque, Laurent Fabius, sera ainsi accusé d’ « homicide involontaire ». Raphaëlle Bacqué, qui a couvert son procès en 1999, est catégorique : « Il n’était pas responsable. Il n’avait pas l’information. On ne connaissait pas bien le SIDA à l’époque. » Laurent Fabius a d’ailleurs été innocenté, mais sa réputation longtemps entachée.
La plus cruelle des compétitions a sans doute été celle de François Mitterrand et de Michel Rocard.
Pour les besoins de son livre L’Enfer de Matignon, la journaliste a rencontré douze Premiers ministres. Et tous lui ont confié avoir « eu au moins un gros pépin de santé au cours de leur exercice ». Jacques Chirac a même dû sermonner Jean-Pierre Raffarin à ce sujet. Il lui reprochait en effet de « jouer avec sa santé ». « Le travail commence à 7 heures et il se termine à minuit, tous les jours. Si jamais un événement important survient pendant la nuit, c’est le Premier ministre qui est réveillé, pas le président de la République. Même s’il s’agit d’une affaire internationale. Le Premier ministre doit alors décider s’il convient ou pas de prévenir le président de la République. Mieux vaut être jeune. » Le Premier ministre ne protège pas que le président de la République, il doit également s’interposer entre ses ministres et l’opinion publique à chaque fois que la situation l’exige. Ou du moins monter au front à leurs côtés. La faute à « l’hyper-personnalisation du pouvoir », d’après Raphaëlle Bacqué. « Souvenez-vous de la marée noire de 1999. La ministre de l’Écologie, Dominique Voynet, est d’abord allée seule sur le terrain et la réaction a été terrible. Au bout de 48 heures, Lionel Jospin était lui aussi obligé de patauger en bottes sur les plages. » Dès lors exposé sur tous les dossiers, de l’écologie à l’économie, en passant par l’éducation ou la santé, le Premier ministre cristallise tous les mécontentements, des infirmières aux agriculteurs, en passant par les étudiants et les ouvriers. Difficile, dans ces conditions, d’acquérir la stature nécessaire à un candidat à l’élection suprême. D’autant que, sur ce point, le Premier ministre est naturellement dominé par le Président. Or, le locataire de l’Élysée et celui de Matignon entretiennent souvent une relation de rivalité. La plus cruelle des compétitions qui ont eu lieu au sommet de l’État a sans doute été celle de François Mitterrand et de Michel Rocard. Les deux hommes se haïssaient. Mitterrand aurait d’ailleurs nommé Rocard Premier ministre pour, selon ses propres termes, « lever l’hypothèque Rocard » en prévision de l’élection de 1995. Jacques Chirac, lui, laissera le choix à Dominique de Villepin : accepter Matignon ou bien se préparer à l’Élysée. Mais que dire de Nicolas Sarkozy, qui traitait avec mépris François Fillon de « collaborateur » ? Quant à la relation de François Hollande et de Manuel Valls, elle a dû être particulièrement tumultueuse. « Hollande est méchant », a en effet lâché Valls au Journal du Dimanche, deux jours seulement avant la fin du quinquennat de l’ancien Président. « Macron, lui, est méchant, mais il n’a pas de codes donc pas de limites. » Quel duo formera ce dernier avec Édouard Philippe ? Il est bien évidemment trop tôt pour en juger. Raphaëlle Bacqué, néanmoins, trouve les deux hommes « trop semblables » : « Ils sont tous les deux énarques, tous les deux issus de la même génération, tous les deux implantés dans le Nord – l’un à Amiens, l’autre au Havre. »
Cependant, Philippe a la longue expérience politique qui fait défaut à Macron. Retracé par le documentaire de Laurent Cibien Édouard, mon pote de droite, son parcours semble relativement classique. Il commence au Conseil régional de Haute-Normandie en 2004, se poursuit au Conseil départemental de la Seine-Maritime en 2008, puis à la mairie du Havre en 2010, et enfin à l’Assemblée nationale en 2012. L’homme présente tout de même certaines particularités. Il a notamment écrit deux romans politiques, L’Heure de vérité et Dans l’ombre. Et il n’aurait encore jamais avoué d’ambitions présidentielles. Laurent Cibien lui pose la question en 2004 : « Qu’est-ce que tu veux faire plus tard, est-ce que tu veux être président de la République ? » La réponse, ponctuée par un rire, est négative.
Couverture : Matignon et trois Premiers ministres à qui la fonction n’a pas réussi. (Ulyces.co)