La part animale
Sur la scène du théâtre Marigny, à Paris, une silhouette noire capte toute la lumière des projecteurs. Avec ses reflets huilés, elle vole la vedette aux dorures des balcons, noyées dans la pénombre. Le visage se déploie en corolle, comme une rose aux pétales de jais. C’est en fait une coiffe hérissée de plumes, posée sur des lèvres rouges. De cette parure de corbeau sort une voix grave. « Je brille comme des rayons de soleil noir », clame la chanteuse en anglais. Treize femmes, treize prêtresses, lui répondent en chœur ou en cordes. Un orchestre entier est en piste en ce 26 novembre 2018.
Trois mois après le concert, Magali Cotta sort son premier album, Dune. Elle y exhibe une pop baroque, où la scansion et les instruments acoustiques lui valent d’être comparée à Woodkid. Comme l’auteur du tube « Iron », cette Parisienne originaire de Nice aime les orchestres. « Au théâtre Marigny, je voulais créer une performance sonore et visuelle, quelque chose d’un peu sacralisé et magique », confie-t-elle. « Cela passait notamment par les instruments à cordes. Je voulais que les gens se prennent une claque. » Ou une morsure. Car au micro, elle se fait appeler Canine.
Alors, fallait-il voir des panthères sur scène ? L’important est selon la jeune femme de « retrouver la part animale en nous ». Pour sonder l’instinct du public, cette « meute de femmes » recourt à des instruments qui « sonnent organique », lassée par les timbres ronds et trop nets des synthétiseurs ou autres logiciels de compositions. « Le bruit des boîtes à rythmes est vite daté », constate-t-elle. « Pour composer une musique intemporelle, un maximum d’enregistrements doivent venir d’une source acoustique. Et justement, je n’avais pas envie que Dune soit démodé au bout de deux ans. »
Dans une industrie où l’électronique est partout – et dont les revenus viennent plus des concerts que des ventes d’albums –, la symphonie permet à certains artistes de démarquer leur son et leurs spectacles. Plutôt que de passer des disques, le label français Ed Banger (Justice, Breakbot, Quentin Dupieux, etc.) organisait un concert symphonique au Studio 104 de la Maison de la radio mercredi 3 avril 2019. L’idée est éprouvée depuis un moment par l’Américain Jeff Mills.
Ce pionnier de la techno de Detroit s’est associé à l’orchestre de Toulouse en 2018 pour jouer Lost in Space, comme il l’avait fait auparavant avec ceux de Lille, Lyon et Montpellier. À ses débuts au pupitre, en 2005, « le concept n'[était] pas neuf », faisait déjà remarquer la BBC, puisque Radiohead, Emerson, Lake & Palmer, Aphex Twin et Metallica avaient déjà donné des versions classiques de leurs œuvres.
Mais tandis que de grands noms de la musique pop remixent leurs titres de façon orchestrale, d’autres moins en vue incluent directement la musique savante dans leur processus de composition. Ainsi de la formation Ulver, venue d’un pays où le soleil se fait discret. Pour son deuxième album, Kveldssanger, paru en mars 1996, le jeune groupe de black metal norvégien délaisse les guitares électriques au profit de guitares acoustiques accompagnées de violoncelles et de chœurs médiévaux. Fondé comme un groupe de musique extrême, il abandonne définitivement le genre l’année suivante.
Deux décennies et une avalanche de morceaux plus tard, avec l’aide du compositeur Martin Romberg et du Tromsø Chamber Orchestra, Ulver écrit Messe I.X-VI.X, une véritable pièce de musique contemporaine où s’entremêlent musique orchestrale et électronique. « Nous aurions pu la composer avec des synthés mais nous avions besoin de quelqu’un pour les arrangements », raconte le frontman d’Ulver, Kristoffer Rygg. « L’idée était de faire une musique mélancolique qui dure. Le procédé n’était pas si différent de celui de notre album d’ambient Shadows of the Sun, à ceci près que nous partions dans l’optique du concert. » La compagnie d’un orchestre est alors pour eux la meilleure manière d’envisager la scène.
Folklore noir
En Norvégien, Kveldssanger signifie « chansons du soir ». Pour Kristoffer Rygg, ce deuxième opus était une « tentative immature de faire un album de musique classique ». Le troisième, Nattens madrigal, sorti en 1997, affichait sur sa pochette la silhouette d’un loup hurlant devant une pleine lune jaune. Par cet objet au son « brut et sinistre », Ulver (« loups » en norvégien) a lancé son cri d’adieu au métal. L’électronique devenait « le nouveau moyen de créer des atmosphères sombres », expliquait le groupe à l’époque. Avant l’oiseau noir de Canine il y a donc eu le loup, cet animal « très présent dans le folklore européen et notamment dans la mythologie nordique », selon Rygg. « Il nous a suivi depuis l’enfance. »
À Oslo, dans les années 1980, le hard rock est partout. Le chanteur d’Ulver écoute alors Scorpions, Deep Purple, AC/DC, les Dead Kennedys ou encore D.R.I. Cette « musique de skaters » le pousse à découvrir Metallica et Slayer sur MTV et à se tourner peu à peu vers le death metal dans une quête de musique extrême. Fondé en 1992, Ulver mélange « le folklore et la mythologie norvégiennes avec un metal assez modéré ». « D’un côté nous étions des adeptes de black metal dur, et de l’autre, nous aimions les aspects plus mélancoliques et si j’ose dire liturgiques de certains groupes de rock progressif, de folk et de classique », reconnaît Rygg.
Aujourd’hui, la métamorphose du groupe est opérée de longue date, grâce notamment au concours de personnalités influentes de la scène culturelle norvégienne. En 2009, feu le romancier et poète Stig Sæterbakken persuade Ulver de se produire pour la première fois sur scène lors du Festival de littérature norvégienne, à Lillehammer. L’expérience est un tel succès que l’année suivante, c’est à l’Opéra d’Oslo que les quatre hommes sont invités à jouer, accompagnés sur scène d’un danseur contemporain. Une nouvelle fois, le spectacle est célébré nationalement et au-delà des frontières norvégiennes.
Une reconnaissance sur le tard qui aboutit à la commande, par la Maison de la culture de Tromsø, de la création de Messe I.X-VI.X entre 2012 et 2013. Inspirés pêle-mêle par la Symphonie des chants plaintifs de Górecki, la musique de John Carpenter et les drames qui se jouent alors en Syrie, Ulver et Martin Romberg accouchent d’une œuvre d’une rare beauté que le groupe joue sur scène accompagné d’un orchestre de chambre et d’hologrammes, en Norvège puis dans toute l’Europe. Il passe notamment au prestigieux Teatro Regio de Parme, construit sur la volonté de Marie-Louise d’Autriche et lié étroitement aux noms de Giuseppe Verdi et du chef d’orchestre parmesan Arturo Toscanini.
À l’occasion de leurs dix ans d’existence, les Norvégiens élaborent un album de remix baptisé 1993–2003: 1st Decade in the Machines. Ils y font appel à un nom incontournable de l’ambient, l’Autrichien Christian Fennesz, ainsi qu’au Polonais Bogdan Raczynski, désormais connu pour son travail avec Björk. Laquelle Björk compte parmi les inspirations de Canine.
Contraste
Derrière les plumes noires, par-dessus les lèvres agitées, se cachent des yeux bleu clair. Longtemps, ils sont restés dans l’ombre. « J’avais décidé de ne pas apparaître, de ne pas parler », racontait Magali Cotta en mai 2018. « Mais j’ai fini par mettre une distance entre la musique et moi, de n’être que la metteuse en scène de Canine. Le masque me donne l’autorisation de prendre la parole en public, de dépasser ma timidité. Canine, ce n’est pas que moi, c’est un objet que je protège, en control freak. »
Aujourd’hui, elle tombe l’armure : « J’étais une enfant sensible donc j’ai aimé m’exprimer par la musique très tôt. » Fille du journaliste Jacques Cotta et petite-fille de l’ancien maire de Nice Jacques Cotta, Canine commence le piano à quatre ans. Elle est inscrite par une mère qui aurait aimé avoir cette chance.
Éprise de Michael Jackson, la Niçoise s’essaye au théâtre sur les conseils de sa tante. À dix ans, après avoir déménagé à Paris, elle entame ainsi une carrière d’ « enfant-comédienne » au sein de la compagnie Les Sales gosses. Lorsque l’adolescence se referme, un ami du lycée l’initie à « un point de vue artistique et culturel différent, plus underground ». Magali Cotta fréquente des festivals de musique expérimentale, s’ouvre à l’électronique et rallie le groupe Bitchee Bitchee Ya Ya Ya. On la choisit pour son habitude de la scène sans lui donner une grande marge de manœuvre. Alors elle se fait la voix, voyage mais butte chemin faisant sur « un milieu très masculin et misogyne ». Il vaut mieux créer un univers en propre.
Le jour, la jeune artiste suit des cours de jazz et compose sur logiciel. Mais la lumière vient pour elle du crépuscule. Une nuit, « j‘ai rêvé que j’atteignais une note très large et incroyablement agréable en chantant », raconte-telle. « Au moment où je la faisais, je vomissais la mer Méditerranée. J’ai senti ma voix se placer à ce moment. » L’artiste descend bas, comme s’y employait Nina Simone, une de ses idoles avec Miles Davis, John Coltrane et Billie Holliday. Elle se montre incisive comme les rappeurs américains et mélodieuse à l’image des nocturnes de Chopin. Tout cela l’inspire. « Ma vraie grosse influence est le jazz », insiste-t-elle toutefois.
Lorsque Magali Cotta se met à écrire son premier morceau sous le nom de Canine, « il y a cinq ans », Woodkid vient justement de jouer pour la première fois au Montreux Jazz Festival. Le 15 juillet 2016, auréolé de nombreux prix, il y revient accompagné du groupe américain Son Lux et d’un orchestre symphonique habillé de blanc.
Avec son compositeur, Ryan Lott, « on est très proches, on parle exactement le même langage musical, ça a été la collaboration la plus fluide », explique le Français. « On partage la même passion pour l’image et on est tous les deux des nerds. » Leur univers recoupe ceux de Florence and the Machine, qui s’est produite avec un orchestre au Royal Albert Hall le 3 avril 2012, et de Lana del Rey, qui en a fait de même en 2013.
« J’ai grandi en écoutant Beethoven et les Beastie Boys », narre Ryan Lott. « Ce contraste me suit depuis que je suis enfant. La première cassette que j’ai volée à mon frère était License To Ill des Beastie Boys et la première que j’ai acheté était les Sonates de Beethoven. » Tandis qu’il apprenait le piano, le jeune Américain avait « du mal à trouver [s]a voix ». Puis, comme Canine, il a fini par la rencontrer en prenant un fort accent épique. Couvée par Woodkid, Florence and the Machine et Lana del Rey, la pop d’orchestre est née.
« Avec du recul, j’avoue que je ne fais pas l’économie de grands sentiments ou de grandes émotions », observe Magali Cotta. « Quand je compose, je cherche le contraste entre quelque chose de classieux et de rugueux, entre l’acoustique et l’électronique. Et j’aime quand le chant ouvre vraiment. » Le résultat est en clair-obscur. Canine « brille comme des rayons de soleil noir ».
Couverture : Canine.