Le vacarme des tambours. Roulements clairs et ronds qui déferlent en rafales, ricochent sur les murs, éclaboussent sur la peau en gouttes de chair de poule. La fumée, le sang, les vapeurs de clairin et le parfum entêtant des fleurs de mombin. L’air me prend à la gorge, chaque respiration alimente le vertige. Déroute absolue des sens. Mon âme est un bateau dont l’équipage ivre défait en rigolant les amarres censées le maintenir à bon corps. Le chant décorseté des hounsis monte à tue-tête vers le ciel. La musique va et vient, enfle et crève, bat et lèche le pied du potomitan. Houle sonique, vagues sonores. Les voix grimpent les unes sur les autres, tourbillonnent autour du pilier central telle une nuée d’insectes courant et dégringolant sur l’écorce d’un tronc d’arbre.
Dans la masse bigarrée des initiés qui dansent au milieu du péristyle, une mambo perd brusquement l’équilibre. Elle titube, ses jambes flanchent, elle se retient aux murs, puis se jette tout à coup au sol, s’étale de tout son long, ventre plaqué contre terre. Son corps est agité de convulsions violentes, comme frappé d’une crise d’épilepsie. Mais ses tressautements sont d’une autre nature. Un loa chevauche la femme foudroyée, il entre dans son corps pour en prendre possession. Un frisson traverse l’assistance : « Damballah ! Damballah-wèdo ! » Le dieu serpent est là. Il darde la langue, siffle, rampe en ondulant sur le sol. Le génie des rivières est tellement près de moi qu’il suffirait de me pencher pour le toucher du doigt. Et ce foutu appareil photo qui m’a claqué dans les mains ! Quatre heures que je mitraille sans comprendre. Deux jours que j’attends ce moment. Des mois que je ronge mon frein en vue de ces précieux instants. Rien. Je n’aurai rien sur pellicule. Ni Damballah, ni Ogou, ni même Erzulie-Dantor. Tout cela à cause d’une bête panne de batterie. Un abîme sans fond s’ouvre dans ma poitrine. J’ai envie de pleurer. Mais je brûle les étapes. Revenons en arrière, trente-six heures plus tôt, quand tout a commencé.La contredanse
Bureau National d’Ethnologie (BNE), en plein cœur de Port-au-Prince. Ce jour-là, les étudiants de la faculté voisine brûlent des pneus et caillassent des voitures en guise de manifestation pour un motif obscur. La clameur des barricades tourmente le silence paisible qui drape le jardin de l’institution. Erol Josué, hougan récemment nommé à la tête du BNE, nous reçoit dans son bureau pour une courte interview au milieu des statues, icônes, et autres objets vaudous qui encombrent la pièce. Son diagnostic, mitigé, souligne autant les dérives liées à l’évangélisation rampante du pays, que les indices évidents d’une réaffirmation par la société civile de son attachement à la religion des ancêtres, dans un contexte de bienveillance du gouvernement pour le culte vaudou.
« Le vaudou est le ciment même de la société haïtienne. » – Erol Josué
« Beaucoup de choses se passent aujourd’hui dans le vaudou, en bien comme en mal. Malheureusement, dans cette société, le vaudou est souvent galvaudé. Par exemple, après le séisme – pour ne pas citer toutes les dérives précédentes ! – on disait que le vaudou était responsable de l’épidémie de choléra, qu’il fabriquait des poudres de choléra. On a raconté tout un tas de bêtises comme cela, et les vaudouisants en ont souffert. Beaucoup d’entre eux ont été lynchés, par ignorance. Tout cela en grande partie à cause des sectes protestantes qui viennent dans le pays pour stigmatiser, déstabiliser psychologiquement la société. Cette campagne d’évangélisation se fait au détriment du vaudou, au détriment de l’Haïtien même, de sa confiance en lui-même. Se convertir de cette façon brutale, en se détruisant, en te faisant croire que tes ancêtres sont le diable en personne, c’est une façon d’attaquer le vaudou mais aussi l’Haïtien dans son essence, dans son existence. Parce que le vaudou est le ciment même de la société haïtienne, son moteur idéologique. De concert, l’État, avec le ministère des Cultes, commence à travailler sur la question de l’assermentation des prêtres vaudous. Parce que les vaudouisants ont demandé leur droit de professer officiellement, afin de pouvoir célébrer leurs mariages, leurs funérailles, etc. Un couple qui veut se marier dans le vaudou devrait pouvoir avoir un papier officiel au même titre que les catholiques et les protestants. À ce jour, l’État décide de prendre ses responsabilités, d’aider le vaudou. Par exemple, là, nous travaillons avec le gouvernement sur un projet dans les lakous pour monter des forêts sacrées, des jardins ethno-botaniques, faire également des inventaires sur la médecine traditionnelle qui peut servir à la médecine occidentale biochimique. Je pense qu’il est normal et légitime, aujourd’hui, de donner ses lettres de noblesse à cette société, cette culture vaudoue. » Après l’entretien, direction Carrefour, un quartier populaire du sud-ouest de la capitale où a lieu la cérémonie. Le pick-up noir fend le flot de voitures tel Moïse écartant les eaux. Les officiels n’hésitent pas à abuser de la sirène et du gyrophare pour éviter les embouteillages. Trente minutes plus tard, le véhicule se gare dans une rue sale, au pied d’une maison grisâtre.
Le portail rouge s’ouvre sur une cour en longueur, au bout de laquelle se trouve le péristyle de Sœurette, la mambo du lakou. Sur les murs écarlates du temple, sont peints Ogou-Badagri, Erzulie-Freida et Erzulie-Dantor. La dernière trône au-dessus de l’autel, Vierge Noire enveloppée d’une soie bleue, tenant un petit Jésus africain dans ses bras. La table est pleine de victuailles destinés aux loas. Sur le rebord en ciment à la base du potomitan, quelques bouteilles de rhum cinq étoiles tiennent un conciliabule. Il flotte une odeur mystérieuse dans l’air, entêtante et capiteuse. Les musiciens sont alignés sur des chaises métalliques. Tambourins, tambours et accordéon se répondent. Erol et une poignée d’initiés se succèdent devant eux pour quelques pas de danse. Cette phase du rituel, appelée contredanse, sert à annoncer la cérémonie à venir. C’est un rite presque mondain, pour lequel les participants n’ont pas besoin de porter de vêtement particulier, à la différence du sacrifice où tout le monde est tenu d’être en blanc. Très courte, la contredanse dure à peine une heure. Rendez-vous est pris à 18 h le même jour pour le bal loas.Le bal loas
Extérieur nuit. Un homme au crâne rasé monte la garde devant la porte du lakou. Il est assis sur une chaise, bras solennellement croisés sur son torse bombé. Un petit feu de bois crépite à ses pieds. « J’attends Legba », dit-il. « Papa Legba », vieillard infirme, couvert de haillons, qui, la pipe à la bouche et une sacoche en bandoulière, marche péniblement, appuyé sur une béquille. Malgré son apparence, ce loa détient un immense pouvoir : lui seul peut ouvrir la barrière qui sépare les hommes des esprits. C’est pourquoi il est toujours appelé en premier dans les cérémonies. Sans les faveurs de Legba, toute communication avec les loas est rendue impossible. Le péristyle est presque vide. Mis à part les musiciens qui jouent inlassablement la même mélodie. Au bout d’une heure d’attente, le bal loas commence. L’invité d’honneur saisit le pot rafraîchissoir, une écuelle contenant de l’eau parfumée au mombin, puis entame une série de libations à des endroits stratégiques du péristyle : devant l’autel, autour du potomitan, et enfin devant l’entrée de la salle. La troupe d’initiés qui gravite autour du lakou entre au compte-goutte dans le péristyle. Sœurette recouvre sa tête d’un foulard blanc et invite une autre mambo à danser avec elle. L’un des hounsis décroche du potomitan un drapeau blanc bordé de franges dorés. Cet étendard sacré porte habituellement le nom vaillant du lakou. Pas celui-là. D’ailleurs je ne trouve nulle part inscrit le nom du lakou. Tout le monde danse devant les musiciens tandis que l’homme au drapeau fait virevolter l’étoffe. La musique s’arrête un instant. Sœurette verse des libations de rhum aux pieds des troubadours, destinées à redonner des forces aux instruments. Survient une panne de courant. Incident banal en Haïti, où l’électricité n’est distribuée que quelques heures par jour. Des bougies sont disposées aux quatre coins du péristyle. Les murs se peuplent d’ombres indistinctes et mouvantes.
Chaque fois qu’il termine une série de coups, l’homme esquisse avec le bout du manche un signe en forme d’astérisque par terre, un symbole sacré utilisé communément dans le vaudou.
Sœurette revient vers les musiciens en leur présentant une bouteille décorée de paillettes de toutes les couleurs, renfermant probablement un esprit. Nouvelles libations de rhum. Après le drapeau, c’est à présent un fouet qu’on décroche du pilier central. Un homme aux muscles noueux, casquette noire vissée sur la tête, s’en empare et le claque une dizaine de fois sur le sol, à gauche puis à droite des fidèles qui se sont remis à danser. Chaque fois qu’il termine une série de coups, l’homme esquisse avec le bout du manche un signe en forme d’astérisque par terre, un symbole sacré utilisé communément dans le vaudou. L’air est saturé des odeurs de rhum et de bougies parfumées. Une hounsi lance de brefs coups de sifflets par-dessus les craquements du fouet. Nouvelle pause. Les discussions reprennent comme si de rien n’était. Chacun attrape une poche d’eau fraîche pour palier la sueur qui coule de leur front. La reprise se fait avec l’appel à Legba, afin d’ouvrir la barrière. Musiciens et chanteurs tournent autour du potomitan, puis sortent du péristyle. La petite file indienne s’engouffre en dansant dans la cour, et s’arrête devant le portail du lakou, où attend toujours l’homme au crâne rasé. Du rhum et du goudron sont versés sur les braises du foyer. Sœurette lève vers les quatre points cardinaux une calebasse remplie d’un mélange d’igname, de plantain, de hareng et d’herbes aromatiques. Ce rite d’orientation est toujours observé pour les objets du culte, il sert à les présenter aux loas. Les hounsis se présentent tour à tour devant la mambo, prennent une poignée du mélange, puis le fourrent dans une sacoche en osier, en offrande à Legba. L’opération terminée, la procession retourne dans le péristyle. Les chants redoublent d’ardeur. Il fait une chaleur moite. Chant. Chant. Longue danse. Gémissements de l’accordéon. Battements sourds des tambours. La monotonie déglinguée de l’orchestre agace les tympans. Un homme d’une soixantaine d’années anime la piste d’une danse saccadée. Il martèle le sol de ses pieds, envoie ses bras valdinguer. Erol gratifie l’assistance d’une danse fluide et enlevée. Le bal loas continue ainsi encore une heure au moins. Après coup, le directeur du BNE m’explique l’origine de cette pratique. Dans le sud du pays, la coutume veut que l’on donne ce bal avant de procéder aux sacrifices. Le vaudou étant une religion dansée, ses rituels doivent être faits en mouvement. Plus les fidèles sont mobiles, plus ils plairont aux loas et s’attireront leurs faveurs. La tradition du bal loas, qui consiste à feindre une fête mondaine tout en s’adonnant au vaudou, remonte au temps de l’esclavage. Selon Erol Josué, la cérémonie commençait à l’époque de jour, sous l’œil vigilant des maîtres. Les noirs se mettaient donc en condition pour le rituel, tout en trompant la surveillance des blancs. Une fois que ceux-ci partaient se coucher, la véritable cérémonie pouvait commencer. Je ris de cette ruse. Sans savoir que mon appareil photo en fera bientôt les frais.
Le sacrifice
Je n’aurais pas dû manger d’omelette ce matin. Les œufs me tordent l’estomac. Et l’idée de voir couler du sang frais avant midi n’aide pas la digestion. J’arrive au lakou sur les coups de 9 h. Une femme passe la serpillière dans le péristyle, tandis que les hommes font tourner une bouteille de rhum à l’extérieur. Chacun d’entre eux verse quelques gouttes par terre avant de boire. Les musiciens s’affairent autour de leurs instruments. Ils retendent la peau des tambours. Au fond de la cour, les femmes font la cuisine, à deux pas des gros cochons noirs qui se prélassent dans la boue, sans connaître le sort qui les attend. Un hougan tout de blanc vêtu dessine le vévé d’Erzulie-Dantor devant l’autel. La Vierge Noire peinte au mur semble épier tous ses gestes. Il pince entre son pouce et son index de la cendre placée dans une assiette. D’une main assurée, il trace des lignes de cendre et de marc de café sur le sol. Lentement, minutieusement, ses doigts vont et viennent de l’assiette au dessin, du dessin à l’assiette. Le hougan tourne pendant une heure autour du vévé qui prend progressivement forme : un cœur percé de deux épées entouré de toutes sortes de symboles. Vers 11 h, une petite congrégation blanche, composée de Sœurette, ses hounsis, Erol et sa mère mambo, prend place devant l’autel. Assis en demi-cercle autour du vévé, ils récitent le Pater Noster. Les cochons accompagnent la prière de leurs couinements rauques-aigus. Ils défèquent et urinent sur le sol du péristyle. Un foulard rouge est noué autour de leur ventre, signe qu’ils sont destinés à Erzulie, tout comme l’indique leur pelage noir : Dantor étant une divinité petro, elle n’accepte que les animaux de cette couleur. La prière se transforme petit à petit en chant vaudou. Erol entame l’air annonçant l’ouverture officielle de la cérémonie. Le chœur se lève d’un même mouvement, va saluer les musiciens, tourne autour du potomitan en versant des libations de rhum, puis répète l’opération devant l’autel. Pendant ce temps, les couteaux sacrificiels sont nettoyés au clairin. Une flaque d’alcool est enflammée au milieu du vévé. Les lames sont passées au feu. Le hougan qui a tracé le symbole d’Erzulie prend un couteau dans chaque main, les brandit devant lui, fers croisés, les orientent, les montre aux musiciens, au potomitan, et enfin à la Vierge Noire qui trône au-dessus de l’autel. Les chants roulent encore ainsi une vingtaine de minutes.
La mère d’Erol a les traits tirés. Elle me confie ne plus se souvenir de ce qu’elle a fait sous l’emprise d’Erzulie-Dantor.
La mère d’Erol bascule subitement, comme si elle venait de recevoir un coup de poing en pleine face. Le hougan aux couteaux se précipite pour vaporiser du clairin sur son corps, expulsant le liquide par la bouche à la manière des cracheurs de feu. La mambo sonnée chancelle, écarquille les yeux, secoue vivement la tête. Erzulie-Dantor l’a choisie comme choual. La possédée pousse des cris de douleur tandis que le loa entre brutalement dans son corps. Les hounsis nouent un foulard bleu autour de sa tête, et un autre, rouge, autour de sa taille. La Vierge Noire est parmi nous. Erzulie-Dantor est une bonne mère, prévenante, attentionnée, mais aussi une séductrice. Elle salue d’un air aguicheur les hommes dans l’assistance, les embrasse un à un, foudroie des yeux les autres femmes, qu’elle voit comme des concurrentes. Une hounsi est chevauchée à son tour, une seconde Erzulie vient se joindre au sacrifice. Une écuelle d’eau parfumée est donnée à boire aux cochons. Une fois qu’ils ont ingéré le liquide, ils deviennent la propriété des loas. Les deux Dantor s’emparent alors des couteaux, un sourire carnassier aux lèvres. Les bêtes sentant leur heure arriver hurlent à la mort. Erzulie plaque le cochon à terre d’une simple pression du pied. Quatre hommes aident à le maintenir au sol en lui tenant fermement les pattes. Erzulie se penche. Sa lame attaque la gorge de l’animal qui couine et se débat de plus belle. Le couteau émoussé coupe tant bien que mal la peau épaisse du cochon. Le sang gicle et coule dans la bassine en faïence apportée pour le récolter. Les grognements faiblissent à mesure que la vie quitte le corps tressautant de la bête. Son cadavre est mis de côté. Son compagnon d’infortune est offert à la deuxième Erzulie, qui a observé le premier sacrifice avec une excitation non dissimulée. Elle danse de joie en s’approchant de sa victime. La même scène se répète, avec la même violence. L’odeur métallique du sang envahit le péristyle, mêlée à la puanteur des excréments. Le charcutage accompli, Dantor trempe un doigt dans l’hémoglobine et trace une croix de sang sur le front de Sœurette. Elle marque également son cou, ses bras, et lui dépose quelques gouttes sur la langue. Les animaux morts sont croix-signés par les fidèles, c’est-à-dire recouverts de symboles tracés à la cendre, de petits tas de maïs, ainsi que de quelques billets pour apporter la richesse. Puis le loa quitte le corps des possédées. Les chouals sans cavalier tiennent à peine sur leurs jambes. Elles sont transportées à l’air libre pour reprendre leurs esprits. La mère d’Erol a les traits tirés. Elle me confie ne plus se souvenir de ce qu’elle a fait sous l’emprise d’Erzulie-Dantor.
Ogou, Zaka, Damballah et cie
Le même jour à 18 h. La vie traîne au lakou : discussions éparses, clopes et flasques de rhum. Les habits blancs de ce matin ne sont plus de mises. Musiciens et hounsis débarquent parés de leurs plus belles couleurs. Une heure, deux heures, trois heures passent. On m’apporte à manger, et je redoute de voir arriver dans mon assiette des morceaux des porcs égorgés ce matin. Je constate avec soulagement qu’il s’agit de cabris en sauce. L’heure tourne. Les musiciens reprennent leur mélodie usée. La foule emplit peu à peu le péristyle. Ce matin, nous étions une dizaine. Nous sommes près de cinquante ce soir à venir saluer les loas. La reine-chanterelle, sorte de maestro vaudou, interrompt les danses mondaines sur les coups de 22 h. Elle entonne : « Bonsoir, bonsoir messieurs dames… » La cérémonie semble commencée, mais je suis frappé par le peu d’entrain des chanteuses, qui poussent la chansonnette avec un air blasé, sans vraiment danser, en fumant des cigarettes. On dirait des ouvrières fatiguées d’accomplir un travail à la chaîne. Pendant trois quarts d’heure encore les chants se succèdent avec l’indolence des vagues des Caraïbes. Flux, reflux, mer étale. Comme à la messe, les fidèles se lèvent et s’assoient à intervalles. Un hougan tenant dans sa main un pot-rafraîchissoir semble bénir par des gestes amples l’ensemble de l’auditoire. Perplexe, je fais des photos en cascade. Malédiction ! l’appareil tombe en panne. Moins de dix minutes après, les fameux tambours sacrés, peints en rouge, jaune, vert et ornés de vévés, font leur apparition. En voyant les percussionnistes s’installer, honnêtement, j’ai la rage. Le feu dans mes méninges est aussitôt douché par le raz-de-marée sonore qui inonde le péristyle, roulements clairs et ronds qui déferlent en rafales, ricochent sur les murs, éclaboussent sur la peau en gouttes de chair de poule.
La mambo terrassée par Damballah-wèdo est enveloppé d’un drap blanc. Un hougan s’agenouille pour parler au dieu serpent. Damballah doit partir, on ne l’a pas encore appelé, sa présence maintenant risque de fâcher les autres loas. Les convulsions s’apaisent. Deux hommes viennent soulever la mambo pour l’emmener dehors. Le chœur appelle Agoué, le génie des mers et des bateaux. Le battement des tambours se répand dans la foule comme une épidémie. Les vibrations se propagent dans le sol, sourdent du béton dans les pieds, traversent les jambes en frissons. Le spectacle des vaudouisants déchaînés fait jaillir une vision hors du temps. Trois cents ans plus tôt, dans la nuit coloniale, les maîtres s’endormaient, sourire aux lèvres, bercés par l’illusion que les nègres se divertissaient, sourds aux hymnes de révolte travestis sous des airs harmonieux, aveugles à la transhumance des âmes qui regagnaient pour un temps les rives de l’Afrique-Guinée. Quelle enivrante jouissance cela devait être ! Le vibrato doux-amer dans les voix des hounsis retrouve l’émotion intacte de leurs ancêtres. Le temps d’une cérémonie, temps et espace sont abolis. Les hounsis promènent à travers le péristyle une énorme bouteille de clairin, une tige de canne à sucre et un chapeau de paille ceint d’un foulard rouge. Ce sont les attributs de Ti Jean, un esprit arboricole représenté sous la forme d’un nain à un seul pied. Un hougan en pantalon orange et chemise bariolée entre en transe. Un autre vient lui souffler de la fumée de cigarette au visage. Du nuage de fumée sort Ti Jean, dansant et tournoyant à cloche-pied. On lui enlève ses chaussures, on retrousse son pantalon, on noue un foulard rouge à son épaule et lui remet ses attributs. Ti Jean salue en riant la foule, qui se met à crier de peur quand le dieu fait tout à coup tourner son bâton au-dessus de sa tête d’un air menaçant. Les loas petros ont des sautes d’humeur totalement imprévisibles.Le loa passe ses mains dans les flammes, qui continuent de brûler sur ses doigts, et fourre ses paumes enflammées dans la poche de certains fidèles.
Une femme qui souffre d’une douleur au genou se présente à Ti Jean pour qu’il la soigne. Le loa considère sa jambe avec attention. Il applique ses mains dessus puis y verse quelques gouttes de clairin. Tandis que la dame regagne son siège en boitant déjà moins, une flaque d’alcool est allumée sur le rebord du potomitan. Le loa passe ses mains dans les flammes, qui continuent de brûler sur ses doigts, et fourre ses paumes enflammées dans la poche de certains fidèles, pour leur apporter la richesse. À en juger par sa descente de clairin, Ti Jean est un sacré pochetron. Il se jette d’ailleurs sur une femme en faisant mine de lui faire l’amour sauvagement. Le gaillard effectue une dernière danse devant les tambours sacrés, avant de s’écrouler de tout son long. Pause. L’ambiance redevient soudainement triviale. Chacun rit et discute avec son voisin. Les conversations semblent plus denses qu’avant le début de la cérémonie. Comme si le rituel avait revigoré les sympathies, galvanisé l’esprit de communauté, resserré les liens sociaux. À la reprise, Cousin Zaka descend dans le péristyle. Alfred Métraux qualifie ce loa de « ministre de l’Agriculture » du panthéon vaudou, car il règne sur les champs et les travaux agricoles. Ses attributs sont les mêmes que ceux de Ti Jean, à la différence que la tige de canne à sucre est remplacée par un macoute, une sacoche en osier. Il s’incarne dans un petit homme trapu et jovial. Après avoir salué la foule, Zaka fait taire les tambours sacrés pour passer le relais aux musiciens du début de la soirée. Une sorte de bal mondain commence alors, auquel tout le monde est convié. Alors que je danse mollement en retrait, Zaka traverse la foule et m’attrape par le poignet. Je me retrouve au milieu du péristyle, sous les cris enthousiastes de la foule amusée. Le loa danse face à moi, et je tente de lui faire honneur en plaçant mes meilleurs mouves. Mon style semble lui plaire. Si bien qu’il se met à m’asperger le visage de clairin. Aveuglé par l’alcool dont les vapeurs me remontent dans le nez, je ne vois pas arriver la mambo qui m’arrache à Zaka en brandissant ses doigts croix. Je proteste mais la prêtresse me rassoit d’autorité sur ma chaise. Cet événement marque un tournant dans ma perception de la cérémonie. Après cela, l’ambiance festive et conviviale des débuts m’apparaîtra de plus en plus hostile.
La Vierge Noire
Car les loas à venir n’ont pas le tempérament guilleret de Ti Jean ou Zaka. En témoigne l’arrivée tonitruante d’Ogou-ferraille, divinité des forges aux inclinaisons guerrières. Son choual est un jeune homme baraqué, qu’on enrubanne de plusieurs foulards rouges avant de lui remettre une longue machette. À peine s’en est-il saisi que Ogou frappe violemment le plat de la lame sur le rebord du potomitan. La foule brandit aussitôt ses doigts en croix pour se protéger des élans furieux du loa. Sœurette est forcée d’intervenir. La mambo se plante devant Ogou, elle gronde ses mauvaises manières. Ogou écoute ses reproches en opinant du chef. Les remontrances terminées, il serre vigoureusement la main de Sœurette, puis se verse une rasade de rhum dans l’oreille. Ce qui ne l’empêche pas d’être envoyé quelques minutes dans la case-loa pour aller se calmer. Ogou choisit en revenant cinq femmes dans l’assistance. Il les désigne de la pointe de sa machette. Celles-ci s’agenouillent devant lui, tandis que le loa tire de grandes bouffées d’un cigare, avant de leur envoyer la fumée au visage. Congédiant ces dames d’un brusque mouvement de lame, il se met à faire le tour du péristyle pour serrer la main de chaque personne présente. Ogou-ferraille a une poigne très ferme. De la main gauche comme de la droite.
Il est bientôt deux heures du matin, et j’éprouve la sensation désagréable de me trouver dans une fête dont j’aurais dû partir il y a longtemps. Les convives avinés commencent à avoir l’alcool mauvais. Les regards s’obscurcissent. Les sourires virent aux grimaces. L’ambiance est électrique. Sans compter qu’Erzulie-Dantor débarque en agitant son poignard à tout va. Le premier homme qu’elle somme de venir la saluer se retrouve à genoux, couteau sous la gorge, le loa vociférant des « kékékékéké » incompréhensibles. Le type en sort indemne, mais je ne suis pas rassuré quand je vois la lame accusatrice d’Erzulie pointée dans ma direction. J’approche timidement, l’air de marcher sur des œufs. La Vierge Noire me fait signe de m’agenouiller. J’obtempère. « Kééé-kékékéké !!! », hurle-t-elle en me toisant de ses yeux globuleux. L’éclair froid de sa lame passe et repasse sous mes yeux. Elle me saisit les mains et tourne mes paumes vers le ciel. Le plat de son couteau vient s’abattre plusieurs fois sur ma peau. À présent sa pointe pique frénétiquement mes doigts. Puis le fil de la lame se pose sur mon annulaire. « Kééé-kékékéké !!! » L’image d’un moignon sanguinolent traverse mon esprit, quand un interprète secourable me traduit ses paroles : « Est-ce que tu l’aimes ? » J’aime toutes les femmes susceptibles de me tuer dans la seconde, si cela peut leur faire plaisir. « Kééé-kékékéké !!! » « Veux-tu l’épouser ? » Sans hésitation, oui. Notre union est scellée par trois baisers baveux. Je réprime l’envie de m’essuyer aussitôt les lèvres. On me dit d’aller me rasseoir, mais déjà Erzulie-Dantor me court après pour me remettre à genoux. « Kééé-kékékéké !!! » Pas besoin de traducteur pour comprendre : « Tu crois t’en tirer ainsi mon chéri ? » Et vas-y pour trois nouveaux baisers. Après m’avoir relevé, Erzulie se jette à mon cou et se met à me chevaucher. Dantor me viole symboliquement devant l’ensemble des fidèles, pendant un moment qui me semble interminable. Puis elle me lâche enfin. Je regagne ma chaise pour de bon, complètement abasourdi. À peine deux minutes que je suis marié, et j’ai déjà hâte de voir ma femme décamper. Mon estomac se noue tandis que je la regarde faire mine de poignarder un homme, au motif qu’il a refusé qu’elle passe le couteau sur sa langue. Dantor reste dans le péristyle durant une éternité. Sa présence m’épuise psychologiquement, sans compter les tambours qui commencent à me courir sur les nerfs. J’en ai ma claque. Je veux sortir prendre l’air, mais les gens qui m’entourent refusent que je sorte de la salle. Un coup d’œil circulaire m’apprend que beaucoup sont partis, et que la majorité des gens restant sont assoupis sur leur siège. La dernière apparition de la soirée est celle d’un Guédé, un esprit des cimetières. Sœurette fait irruption dans le péristyle coiffée d’un képi, avec des lunettes noires et un plastron scintillant sur le torse. Le Guédé va trouver l’invité d’honneur, lui soutire de l’argent, et montre les victuailles posées sur l’autel avec un air de reproche. Après avoir serré la main de chaque personne dans l’assemblée, réveillant exprès les dormeurs, le Guédé s’enfuit en courant. Les hounsis lancent leurs derniers feux de voix dans la nuit port-au-princienne. Il est 4 h du matin lorsque les tambours s’éteignent. Je dors d’un sommeil sans rêve à même le sol du péristyle. Pour être réveillé à l’aube par le battement lancinant des tambourins. Sœurette et les musiciens font le tour du lakou en entonnant un dernier « Aux champs ». La petite troupe marche jusqu’au portail donnant sur la rue. Sœurette ouvre grand la porte. Elle esquisse une danse paresseuse sur le trottoir poussiéreux. Bientôt, le rugissement des moteurs, les plaintes des klaxons, les harangues traînantes des marchands ambulants, reprennent leurs droits sur les refrains vaudou.Annexes
Le vaudou [le lexique est à retrouver en bas de page, NDA] est une religion de type syncrétique. Elle est composée de plusieurs rites africains mêlés à des pratiques chrétiennes. Son histoire commence dans la seconde moitié du XVIIe siècle, avec l’arrivée des premiers contingents d’esclaves à Saint-Domingue en provenance du golfe du Bénin. En examinant la liste des divinités vaudoues, on s’aperçoit que les principales d’entre elles appartiennent aux panthéons des Fon et des Yoruba : Legba, Damballah-wèdo, Ezili, Agoué, Zaka et bien d’autres ont encore leurs temples dans les villes et les villages du Togo, du Dahomey et du Nigéria. Les vaudouisants conservent le souvenir des origines de ces loas, qu’ils regroupent dans la grande famille des divinités d’Afrique-Guinée. Le terme vaudou vient du Fon (vodû), qui signifie à la fois « dieu », « esprit » et « image » – ce que les Européens appelleraient « fétiches ». La formation du vaudou en Haïti ne s’explique que par la présence, dans les ateliers, de prêtres ou de serviteurs des dieux connaissant le rituel. Sans eux, les systèmes religieux du Dahomey ou du Nigéria se seraient dégradés en pratiques incohérentes ou en simples rites de magie noire ou blanche. Or, malgré l’arrachement brutal à leur milieu social, les esclaves ont pu, en terre d’exil, reconstituer en partie les cadres religieux dans lesquels ils avaient été élevés. Le vaudou n’a toutefois plus grand-chose à voir avec ses rites d’origine. La transmission orale et l’éloignement géographique ont lentement transformé les pratiques africaines. Les emprunts au christianisme, en plus du mélange de plusieurs rites africains, a donné naissance à une nouvelle religion. Tout vaudouisant qui se respecte est aussi bon chrétien. Il se rend aussi bien au péristyle qu’à l’église. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’intégration d’éléments chrétiens dans le vaudou n’est pas le fruit d’une volonté de travestissement des cultes africains par les esclaves, pour donner le change aux pasteurs. L’évangélisation brutale, les tentatives d’éradication sauvage du vaudou en Haïti prennent leur essor à la fin du XIXe siècle. Les esclaves, ralliés d’autorité à l’Église par une aspersion d’eau bénite, mais rarement instruits plus avant, embrassèrent le catholicisme comme une religion pouvant contribuer, par sa puissance, au renforcement du pouvoir des loas. Pour les prêtres, les loas étaient des créatures diaboliques ; pour leurs ouailles, Dieu ayant créé les loas, ils ne pouvaient être foncièrement mauvais. La confusion entre certains saints catholiques et des divinités vaudoues vient du fait que les vaudouisants trouvaient dans des représentations chrétiennes des éléments qu’ils attribuaient aux loas. Ainsi, Saint Jacques le Majeur, figuré sous les traits d’un chevalier bardé de fer, est identifié à Ogou-badagri, le loa guerrier. « Le contraste entre rada et petro est défini surtout par les traits de caractères attribués aux loas de chacune de ces deux catégories », écrit Alfred Métreaux dans Le Vaudou Haïtien. « Leur opposition n’est pas sans rappeler celle qui, en Grèce, séparait les Olympiens des dieux chthoniens. De même qu’à côté d’un Zeus olympien il y avait un Zeus chthonien, le vaudou connaît un Legba rada et un Legba petro. (…) Le mot “petro” suggère immanquablement des idées de force implacable, de dureté et même de férocité qui ne sont pas associées a priori avec l’image que l’on se fait des rada. On emploie pour les petro les adjectifs tels que “raides”, “amers”, et même “salés”, tandis que les rada sont “doux”. » Choual : Forme créole du mot « cheval ». Personne possédée par un loa. Clairin : Rhum blanc bon marché, fortement alcoolisé. Houmfor : Maison des loas. Espace fermé contenant les attributs des divinités, ainsi qu’un ou plusieurs autels sur lesquels sont disposés des objets sacrés (cruches ou bouteilles renfermant des esprits, icônes, etc.) et parfois de la nourriture. Hougan : Prêtre. Hounsi : Homme ou femme ayant passé les rites d’initiation, et qui assiste le hougan ou la mambo dans les céremonies. Lakou : Forme créole de « la cour ». Enceinte regroupant à la fois le houmfor, le péristyle et les habitations des fidèles. La structure sociale d’un lakou évoque celle d’un village, placé sous l’autorité suprême du hougan ou de la mambo qui le tient. Loa : Être surnaturel. Généralement traduit par « dieu » ou « divinité », un loa appartient plutôt à la catégorie des esprits. Le vaudou en compte tellement que leur nombre exact est presque incalculable. Ils sont plusieurs centaines, regroupés en diverses familles, en fonction de leur caractère et de leur origine. Mambo : Prêtresse. Péristyle : Lieu où se déroulent les cérémonies et les danses rituelles, annexé au houmfor. Potomitan : Pilier placé au centre du péristyle, trait d’union entre le monde des hommes et des esprits. Les loas transitent par lui pour descendre parmi les fidèles, d’où son caractère éminemment sacré. Vévé : Dessin symbolique représentant les attributs d’un loa, que l’on trace sur le sol avec de la farine de maïs, de la cendre, du marc de café ou de la brique pilée. Merci à Tatiana et Raymond, pour m’avoir aidé à identifier les loas au fil de leur apparition, Ainsi qu’à Alfred Métraux, pour la mine d’or offerte par ses travaux sur le vaudou. Couverture : Vaudou haïtien, Calvin Hennick.