Papo Reto
Les favelas du Complexo do Alemão, un des plus grands bidonvilles du Brésil, occupent plus de 280 hectares à flanc de colline au nord de Rio de Janeiro, non loin de l’aéroport international. Bordé sur trois côtés par des autoroutes encombrées et sur le quatrième par une crête boisée, Alemão ne peut plus s’étendre vers l’extérieur. Le bidonville a donc enflé de l’intérieur, dans un magma de plus en plus instable de caisses en béton de quatre étages. « Le grand-père a construit le premier étage, le fils le deuxième, le petit-fils le troisième et l’arrière petit-fils le quatrième », ont l’habitude de dire les habitants. Des barres d’armature émergent du toit, attendant que la prochaine génération construise le cinquième étage. Une nuit d’avril dernier, Arlindo Bezerra de Assis, une résidente d’Alemão âgée de 72 ans, a quitté la maison familiale pour s’aventurer dans l’enchevêtrement de ruelles du quartier, donnant la main à son petit-fils de 10 ans. Policiers et trafiquants de drogue s’étaient affrontés plusieurs heures durant, mais le calme avait succédé aux coups de feu et De Assis, qu’on appelle respectueusement Dona Dalva dans le quartier, voulait ramener l’enfant à sa mère.
Quelques instants plus tard, on l’a retrouvée gisant sur le trottoir, étendue sur le dos. Son sang s’écoulait abondamment de deux blessures par balle. On l’a conduite à l’hôpital le plus proche où elle est morte de ses blessures. Son petit-fils, protégé par son corps, s’en est sorti indemne. À 400 mètres de là, un favelado de 25 ans nommé Raull a reçu un message de la part d’un ami qui l’informait de l’assassinat. (Pour des raisons de sécurité, Raull a demandé à ce que son nom de famille ne soit pas cité.) Il a glissé son téléphone dans sa poche et s’est rendu sur les lieux. Plus tard, la police a qualifié la mort de De Assis d’accident. Un commandant a déclaré dans un journal local qu’elle avait eu la malchance de se trouver au milieu d’une fusillade. Mais tandis que Raull se frayait un chemin au milieu de la foule, il a entendu une autre histoire. Des témoins lui ont confié que les coups de feu avaient été tirés par un agent de police qui avait pris De Assis et son petit-fils pour des criminels. Lorsque l’agent a pris conscience de son erreur, il serait retourné à sa voiture de patrouille en courant avant de prendre la fuite. Raull a grandi du côté est d’Alemão. Quand il était jeune, le Comando Vermelho est ce qui s’apparentait le plus à un gouvernement local. Il s’agit d’une organisation criminelle alimentée par le trafic de drogue qui exerce un contrôle quasi-total sur les favelas. Mais en 2010, le gouvernement a annoncé son intention de débarrasser la zone du crime organisé. En novembre 2014, plus de 2 000 soldats et policiers sont entrés dans Alemão. Le Comando Vermelho s’est retranché dans la clandestinité et la police l’a remplacé dans les rues.
Dans les favelas, les trafiquants de drogue de Rio tuent quotidiennement des civils et des policiers, mais au moins les favelados connaissent les règles. « Il y avait des endroits où on n’allait pas et des choses qu’on ne faisait pas », explique Raull. « Avec la police, c’est différent : il n’y a pas de règles. Et les gens meurent aussi. » Selon Amnesty International, environ 2 000 personnes sont tuées chaque année par la police brésilienne, souvent de la même manière – une balle dans la tempe, une balle dans le dos –, comme une méthode d’exécution. Les tirs de la police sont si fréquents à Alemão qu’on en parle à peine en dehors des favelas. « Si on retrouve quatre, cinq ou six corps, peut-être qu’ils feront l’actu », dit Raull. « Mais un seul mort ? Jamais. Les médias se fichent de ce qu’il se passe ici. Ils préfèrent ne pas y penser. » Raull entend depuis longtemps des histoires de flics en civil qui exécutent des résidents soupçonnés d’être en lien avec les trafiquants de drogue, ou de balles de gros calibre perçant les murs et tuant des enfants dans leur sommeil. « La plupart de nos amis d’enfance sont morts », dit-il. « Quand on vit dans les favelas, on sait qu’on va connaître une fin violente, d’une façon ou d’une autre. » Raull en a tiré le principe qui guide sa vie : « Faire ce qu’on peut, tant qu’on le peut. » Il a passé des années à se demander ce que voulait dire exactement « faire ce qu’on peut ». Il s’est porté volontaire dans un centre pour jeunes du quartier et a rejoint la branche locale du mouvement Occupy.
Finalement, un mois avant la mort de De Assis, il a formé avec plusieurs de ses amis un collectif de journalistes qu’ils ont appelé Papo Reto, « parler franchement ». Aucun journaliste de télévision ou de presse écrite ne met les pieds à Alemão, c’est pourquoi ils ont décidé de rendre compte eux-mêmes de ce qu’il se passe dans leur favela. Le but était d’attirer l’attention des gens sur les conditions de vie à Alemão – les pannes d’électricité systématiques, les couvre-feux, la présence policière étouffante – et d’avertir les habitants sur les dangers qui les guettent dans certaines zones particulièrement instables. Certains membres de Papo Reto sont occasionnellement pigistes pour des journaux de Rio. D’autres, comme Raull, sont des militants n’ayant pour seule arme que leur smartphone ou leur tablette. En l’espace de quelques semaines, Papo Reto est devenu une sorte d’antenne-relais pour toute la communauté d’Alemão. Les membres du collectif ont reçu des vidéos et des photos des raids de police et des véhicules criblés de balle des habitants via WhatsApp. Ils les ont rediffusées sur des groupes de discussion WhatsApp, sur Facebook et d’autres médias sociaux.
Ce geste simple a eu d’importantes retombées. Après la mort de De Assis, Raull a posté des témoignages sur Instagram et Facebook, des photos de curieux rassemblés sous l’éclat aveuglant des lampadaires, ainsi qu’une vidéo de six secondes montrant la chaussée encore tachée du sang de De Assis. L’après-midi suivant, tout Alemão était en flammes. Des bus ont été renversés et incendiés. Des vagues de favelados en colère ont déferlé dans le quartier, exigeant que justice soit faite pour De Assis. Les chaînes de télévision ont envoyé des journalistes à Alemão le lendemain, mais les foules se sont rapidement clairsemées, les brasiers se sont éteints et De Assis est retombée dans l’oubli. Papo Reto avait déclenché une émeute, mais la justice restait hors de portée. Raull a exprimé sa frustration sur ses réseaux. « A favela sangra ! » a-t-il écrit : « La favela saigne ! »
Les témoins
À près de 8 000 kilomètres de là, les publications de Raull ont attiré l’attention de Priscila Neri, une cinéaste new-yorkaise engagée de 35 ans. Neri a quitté São Paulo pour le Queens quand elle était jeune et parle parfaitement l’anglais et le portugais. Depuis six ans, elle travaille comme directrice de programme chez Witness, un organisme de défense des droits de l’homme qui soutient et aide à former les journalistes amateurs du monde entier. Elle suivait les travaux des photographes de Papo Reto depuis le mois précédent lorsqu’un membre du collectif, Betinho Casa Nova, a posté une vidéo sur laquelle on pouvait voir des policiers tirer à balles réelles sur la foule, à Alemão. « C’était précisément le type de personnes avec lesquelles nous voulions travailler : des gens des favelas qui documentaient la réalité de leur quartier », raconte Neri. « Mais c’était aussi terrifiant, car ils courent d’énormes risques. » Elle a dépêché un membre de Witness à Rio pour rencontrer Raull et lui proposer de travailler avec eux.
Le programme de Witness est ambitieux. À mesure que les caméras professionnelles deviennent plus abordables et tandis que les journalistes étrangers sont de plus en plus régulièrement pris pour cibles dans les zones de conflits, le travail des « journalistes citoyens » représente une source vitale pour l’information internationale. (Une grande partie des photos provenant de Syrie sont aujourd’hui prises par des amateurs.) Mais Neri et ses collègues avaient sur une vision bien plus audacieuse de ce que pouvait devenir le journalisme citoyen. Ils étaient d’avis que les images tournées par les habitants des endroits les plus dangereux de la planète pouvaient être utilisées non seulement pour attirer l’attention sur les violences, mais aussi pour envoyer leurs responsables en prison. Une vision novatrice de la justice à l’ère des smartphones. Les membres de Papo Reto semblaient être les partenaires idéals pour la réaliser. Les locaux de Witness sont installés à Fort Greene, dans Brooklyn, au cœur d’un immense bâtiment en brique qu’ils partagent avec d’autres organismes à but non lucratif, dont le Museum of Contemporary African Diasporic Art. L’endroit est décoré d’images de films sur lesquels Witness a travaillé et de cartes détaillées des lieux où l’organisation est active : Afrique, Asie, Moyen-Orient. Lorsqu’ils ne sont pas sur le terrain, les 32 employés de Witness travaillent depuis leurs bureaux anarchiques. Ils guettent l’apparition de nouvelles vidéos ou discutent sur Skype avec des militants du monde entier et des journalistes engagés. Ils disposent d’une salle de montage, d’un petit studio et d’un « musée » de vieux appareils, comme des caméscopes volumineux et des argentiques en boîtier alu qui rappellent à la fois les débuts de Witness et l’ère pré-smartphone. Witness a été fondé conjointement en 1992 par le musicien Peter Gabriel, Human Rights First et la Reebok Human Rights Foundation. Peter Gabriel voulait depuis longtemps créer une association consacrée aux images tournées par les citoyens, mais l’idée ne suscitait pas beaucoup d’intérêt. Jusqu’à la nuit du 3 mars 1991. Un plombier de 31 ans nommé George Holliday se trouvait sur le balcon de son appartement avec son Sony Handycam lorsqu’il a filmé les images d’un groupe de policiers de Los Angeles frappant à terre un homme désarmé du nom de Rodney King.
La vidéo de Holliday est considérée par beaucoup comme la première vidéo virale : elle a servi de toile de fond à la semaine d’émeutes la plus violente à laquelle les Américains assistaient depuis une génération. Deux policiers de Los Angeles ont été reconnus coupables pour avoir violé les droits de Rodney King et un juge a accordé à la victime plus de 3 millions d’euros de dédommagement lors d’un procès basé en grande partie sur la vidéo de Holliday. Avocats et militants ont compris à l’issue du jugement que la façon dont on documentait les actes criminels était sur le point de se transformer radicalement. À ses débuts, Witness se focalisait principalement sur la distribution de matériel vidéo à l’étranger et apprenait aux gens à l’utiliser. Sur place, leurs partenaires ont commencé à documenter l’esclavage sexuel en Europe de l’Est, les expulsions forcées du gouvernement cambodgien et les violences faites aux femmes au Zimbabwe.
En 2010, les caméscopes qui avaient rendu possible le journalisme citoyen sont passés au second plan avec l’arrivée d’un progrès considérable : l’objectif des téléphones portables. Les caméscopes étaient utiles mais ils étaient coûteux, fragiles et trop visibles. Les téléphones portables, au contraire, étaient bon marché, solides et faciles à dissimuler. Le rendu n’était pas optimal, mais leur facilité d’utilisation et leur ubiquité faisait oublier ce défaut. Les gens n’avaient plus à courir chez eux chercher leur caméscope : ils l’avaient à présent dans leur poche. Sans compter qu’avec l’explosion des réseaux sociaux, il suffisait de quelques clics pour partager ses vidéos avec le monde entier. Les images des portables ont été cruciales pour soutenir le soulèvement post-électoral iranien (ou mouvement vert) en 2009. Selon le Time, les images de la mort de Neda Agha-Soltan, une femme iranienne tuée par les forces de sécurité de l’État, constituent probablement « la mort la plus vue de l’histoire de l’humanité » et l’une des premières vidéos de cette envergure tournée avec un téléphone. Au cours des manifestations du Printemps arabe en 2010 et 2011, les citoyens ont capturé des images terrifiantes, bien plus frappantes que celles filmées par des professionnels. Pourtant, en interrogeant des défenseurs des droits de l’homme et des manifestants à ce sujet, Witness s’est heurté à une foule de frustrations. Ils craignaient qu’au milieu de ce déluge de vidéos amateurs, les plus importantes soient ignorées. En outre, quel était l’intérêt de risquer sa vie pour recueillir des preuves indiscutables d’actes répréhensibles si leurs auteurs pouvaient continuer à agir en toute impunité ?
Guidelines
Cette question, Kelly Matheson y a beaucoup réfléchi. La directrice du programme « preuve en vidéo » de Witness a grandi dans l’Iowa. C’est de là qu’elle tient cet optimisme imperturbable qu’on retrouve rarement chez les vétérans de la défense des droits de l’homme. Sa voix est pleine d’enthousiasme. « J’ai mes racines dans l’Iowa, mais mes pieds sont partout ailleurs », se plaît-elle à dire. Matheson a quitté son cabinet spécialisé dans le droit environnemental en 2003 pour faire un master de cinéma documentaire. Quand Witness a lancé son programme, il y a deux ans, elle a épluché les annales judiciaires à la recherche de précédents. Il y en avait quelques-uns.
En 2013, l’avocat de Philadelphie Larry Krasner a défendu un homme du nom d’Askia Sabur, accusé d’avoir agressé un agent de police. Krasner a appuyé sa plaidoirie sur une vidéo filmée par le téléphone portable d’un témoin, montrant que c’était en réalité Askia Sabur qui se faisait agresser. Le juge a reconnu que la vidéo avait valeur de preuve et Sabur a été disculpé. Il y avait également un précédent international. Dix ans plus tôt, Witness s’était associé à un organisme congolais, Ajedi-Ka, pour rassembler des entretiens filmés d’enfants soldats recrutés par une milice locale. La vidéo a été présentée à la Cour pénale internationale, qui a suite à cela condamné le chef de la milice Thomas Lubanga pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. « Ce que montrait les images et le son était indiscutable », a déclaré plus tard un des juges. Pour Matheson, le cas Lubanga a prouvé que la vidéo pouvait être utilisée pour « combler un manque de preuves ».
Même les activistes les plus scrupuleux tournent des vidéos dans le but de susciter l’émotion.
Mais les cas comme ceux-là étaient rares. Les vidéos amateurs sont souvent confuses au point de devenir ambiguës ou manquent de métadonnées qui pourraient permettre de confirmer leur véracité. En 2012, quatre policiers de São Paulo ont été accusés du meurtre d’un homme de 25 ans, soupçonné d’être un voleur de voitures. Un témoin de la scène a filmé l’un des agents avec son téléphone portable, mais les avocats de la défense ont maintenu que sa mort avait été causée par une balle perdue et que les autres blessures de la victime provenaient d’une précédente fusillade. Les agents ont été acquittés. L’attrait des militants pour les caméras se retourne également souvent contre eux. Les journalistes citoyens « font un travail remarquable », reconnaît le directeur des situations urgentes de Human Rights Watch Peter Bouckaert, « mais il y a souvent une intention politique derrière et nous devons nous assurer que cela ne transparaît pas ». Il y a deux ans, je me suis rendu à Reyhanli, une ville turque située à la frontière ouest de la Syrie, pour rencontrer des rebelles syriens qui m’ont montré des photos et des vidéos censées prouver les atrocités commises par le gouvernement de Bachar el-Assad, ou commises en son nom. Il y avait notamment une vidéo de deux hommes décapités à la tronçonneuse, qui avait été clairement détournée. Il s’agissait en réalité d’une vidéo d’un cartel de la drogue mexicain doublée en arabe. Même les activistes les plus scrupuleux tournent des vidéos dans le but de susciter l’émotion. Ils veulent provoquer l’indignation des spectateurs. Récolter des preuves exige un œil plus détaché. « Il est instinctif de filmer une flaque de sang ou un corps gisant par terre », explique Matheson. « Mais ça ne l’est pas de se retourner pour enregistrer un numéro de badge ou d’identifier l’emplacement d’une tour de communications. Pourquoi montrer au monde une tour de communications ? Aucune chance que ça fasse l’actu. Ça ne mobilisera personne. Pourtant, d’un point de vue juridique, ce sont des éléments capitaux. »
Matheson s’est mise à rédiger un ensemble de règles qui pourrait être utilisé dans des séminaires de formation ou distribué aux militants sur le terrain. Les gros plans sont importants, écrit-elle, mais les panoramiques à 360° sont aussi nécessaires : vous devez présenter votre environnement dans sa globalité. Elle suggère de trouver des repères géographiques qui ne peuvent être truqués : des montagnes, des bâtiments familiers, des panneaux de signalisation, des tours d’horloge. Il faut aussi s’assurer que la date, l’heure et les données GPS de l’appareil photo ou du téléphone sont corrects. Au cas où les métadonnées sont endommagées, il faut préciser les informations à voix haute au début de la vidéo. Et si la vidéo est filmée dans l’anonymat ou en cachette, il faut écrire le lieu et la date sur un morceau de papier, puis le filmer pendant au moins dix secondes. De retour chez soi, il faut s’empresser d’uploader la vidéo sur un service de stockage chiffré dans le cloud. Matheson souligne aussi l’importance des preuves aidant à faire le lien : numéros des plaques d’immatriculation, modèles des uniformes militaires, gros plans sur les documents officiels… Elles pourront être utilisées pour identifier les coupables et les situer hiérarchiquement. Sans ces preuves, il s’agit d’un cas individuel : un flic ou un soldat corrompu qui pourrait aussi bien agir de la sorte en civil. Mais armé de ces images, on peut potentiellement tenir responsable une unité de police toute entière ou un bataillon des forces armées. Le premier séminaire du programme de Witness a eu lieu au Moyen-Orient à la fin de l’année 2013. Son but était d’informer sur les crimes de guerre et les répressions gouvernementales qui se multipliaient depuis les soulèvements du Printemps arabe. Un an plus tard, l’organisation a décidé d’étendre son programme au Brésil en se focalisant sur l’épidémie de violences policières qui se propageait dans tout le pays.
Le Brésil était le terrain parfait. Les Brésiliens entretiennent des relations tendues avec les autorités, à cause de la dictature militaire qui dirigeait le pays jusque dans les années 1980. Au sein de certaines strates de la société brésilienne, la police est vénérée. Tropa da Elite, le film de José Padilha sorti 2007, relate les exploits d’une unité de la police anti-gang de Rio. Il s’agit d’un des films les plus populaires de l’histoire de l’Amérique du Sud. Mais dans d’autres, on les regarde avec crainte et méfiance. La grande majorité des milliers de personnes tuées par la police au Brésil chaque année sont de jeunes Noirs, mais on n’entend pratiquement jamais parler de condamnation des policiers.
Contrairement à la Syrie pourtant, le Brésil est une démocratie fonctionnelle dotée d’un système judiciaire au sein duquel ces affaires peuvent théoriquement être jugées. Witness voulait faire de Rio de Janeiro le fer de lance de son combat pour dénoncer les violations des droits de l’homme grâce à des preuves vidéos.
L’émeute
Par un après-midi de janvier, j’ai accompagné le vidéaste de 33 ans Victor Ribeiro, l’homme de Witness au Brésil, et le média-activiste local Patrick Granja, que j’avais engagé comme fixeur, à une manifestation. Les citoyens brésiliens protestaient contre l’augmentation du prix des tickets de bus à l’échelle nationale, la deuxième en deux ans. Après la première, en 2013, des centaines de milliers de jeunes Brésiliens étaient descendus dans les rues de plusieurs villes du pays pour exprimer leur mécontentement. La grogne prenant de l’ampleur, les manifestants ont fini par y ajouter une foule d’autres indignations : la corruption au sein du gouvernement, l’envolée du coût de l’organisation de la Coupe du monde 2014 et le sentiment grandissant qu’elle ne profiterait pas aux citoyens.
La police, qui n’était pas habituée à gérer de si grands attroupements, a répondu par un usage disproportionné de la force. Un manifestant est mort. Ribeiro a été arrêté et a passé dix nuits en prison pour avoir mis le feu à un kiosque de la police. Il raconte qu’il a été disculpé après avoir montré une vidéo qui donnait la preuve qu’il ne s’était jamais trouvé à l’endroit en question.
Ribeiro a prédit que la police finirait par se retourner contre la foule. Il voulait être là quand ça arriverait. « Cette nuit, la manifestation sera dans les médias, mais je doute qu’aucune grande chaîne de télé montre la police en train de faire quelque chose de mal », dit Ribeiro. C’est la raison pour laquelle il a pris sa caméra avec lui. Nous étions sur une place dans le centre-ville de Rio, face à l’hôtel de ville, entourés d’un millier de manifestants agités autour de nous : des anarchistes encagoulés et des étudiants vêtus de jeans délavés et de débardeurs fluo. « Ils ne tiendront pas quand la police lancera les gaz lacrymogènes », a prédit Granja en parlant des étudiants. Il avait apporté un gilet pare-balles, un masque à gaz et un casque de vélo. La manifestation devait nous conduire de l’hôtel de ville jusqu’à la gare centrale, Central do Brasil, avant de rebrousser chemin. Un aller-retour de plusieurs kilomètres. Des hélicoptères de la police et des médias locaux décrivaient de grands cercles au-dessus de nos têtes. Manifestants et policiers étaient de plus en plus nombreux. Certains portait leur attirail anti-émeute : armure, fusils à pompe et fusils d’assaut.
Tandis que le soleil disparaissait derrière les montagnes, je regardais les premiers protestataires se frayer un chemin dans la gare. La police les attendait dans le hall. Les manifestants lançaient des bouteilles en verre contre le mur. Dehors sur une avenue, j’ai vu un homme enrouler un drapeau brésilien autour de sa main par la fenêtre d’une voiture. Il a disparu sous une pluie de matraques. C’est alors que j’ai senti une main me tirer en arrière : c’était Ribeiro. Un instant plus tard, une bombe lacrymogène s’écrasait sur le trottoir à l’endroit où je me trouvais. Un policier a plaqué contre un mur un gamin avec un t-shirt Malcolm X. Les gérants des magasins fermaient leurs portes et descendaient de lourdes grilles en métal devant leurs vitrines. La foule était plus dense près de l’hôtel de ville, où la manifestation avait commencé. Quelqu’un a mis le feu à un tas d’ordures. Un anarchiste a lancé une ampoule fluorescente qui s’est brisée contre le store d’un restaurant. La police a surgi de nulle part. L’air était tellement saturé de gaz lacrymogène qu’on pouvait à peine respirer. J’ai vu Ribeiro s’accroupir dans une allée, caméra au poing.
Un officier de la police anti-émeute tenait une fille par le cou. Elle donnait des coups de pieds dans le vide et son visage était déformé par la panique. Elle ne devait pas avoir plus de 18 ans. Alors qu’il la tirait hors de la foule, il a perdu l’équilibre et s’est écroulé en arrière, la fille tombant sur lui. Les manifestants se sont précipités mais la police les a repoussés. Ribeiro a approché son objectif de la bousculade. Un policier protégé par un casque anti-émeute en plastique a braqué son fusil à pompe sur la poitrine d’un manifestant. « Courez ! » a crié quelqu’un, alors que des grenades étourdissantes pleuvaient autour de nous. Granja grimaçait : il avait la cuisse tachée de sang. Nous nous sommes retrouvés 20 minutes plus tard dans un restaurant de la place. Les policiers avaient brisé l’objectif de la caméra de Ribeiro, mais la carte mémoire semblait intacte. Granja avait été touché par les éclats d’une grenade. Ribeiro a décidé de s’arrêter là. Il se faisait tard et il voulait mettre sa vidéo en ligne dès le lendemain matin.
Pris pour cible
Il est assez facile pour Witness de documenter ces affrontements de rue, lorsqu’ils ont lieu dans des endroits publics fréquentés et qu’ils impliquent des manifestants relativement jeunes et cultivés. Il est beaucoup plus délicat de rassembler des preuves vidéos de la violence qui règne dans les favelas. Là-bas, la police agit presque en toute impunité, les étrangers ne sont pas les bienvenus et le fait de sortir son téléphone suffit à faire de vous une cible. « Il est compliqué pour un étranger de se promener dans une favela et de se mettre à tout prendre en photos », explique Ribeiro. « En fait, c’est impossible. » C’est là toute l’importance d’un groupe comme Papo Reto.
Les négociations entre Witness et le collectif ont été longues et compliquées. « Dans les favelas, on se méfie globalement des ONG », dit Priscila Neri, « car on voit souvent des groupes débarquer, s’attribuer tout le mérite et disparaître aussi vite qu’ils sont arrivés. » En fin d’année dernière, Ribeiro a organisé une réunion au centre communautaire du Complexo do Alemão. Neri et Matheson étaient là, ainsi que Ribeiro et quatre membres de Papo Reto. Pendant près de deux heures, les représentants de Witness ont posé des questions aux membres du collectif sur la plateforme numérique qu’ils utilisaient, leurs précautions de sécurité et le genre d’équipement dont ils disposaient. La principale préoccupation de Neri et Matheson était le stockage sécurisé des données. La plupart des images récoltées par Papo Reto n’étaient ni chiffrées ni archivées, mais simplement postées sur Facebook et WhatsApp, où elles pouvaient être accidentellement supprimées ou perdues. Le groupe était doué pour collecter des vidéos sur les tirs et leurs conséquences, mais ils n’avaient pas fait grand-chose pour organiser ces données. « Une des premières choses que nous avons proposées a été de créer une base de données », raconte Neri. « Nous aurions ainsi une vision plus globale des violences policières. Il y avait beaucoup d’étoiles dans le ciel mais il manquait des constellations. » Un mois après la première réunion, j’ai été invité par Ribeiro à participer à une session de formation vidéo avec Papo Reto. Elle a été annulée quelques heures avant le rendez-vous : un membre haut placé du Comando Vermelho avait été tué dans une fusillade dans une autre favela et l’organisation avait imposé deux jours de deuil. Pendant 48 h, aucun étranger ne pouvait aller et venir à Alemão. Nous avons retenté le coup deux jours plus tard. Granja était au volant de sa Chevrolet aux portières cabossées. Son tuyau d’échappement touchait presque le sol. Il fonçait à travers la périphérie de Rio, dépassant des terrains vagues qui constituaient les seuls vestiges d’une favela détruite par le gouvernement pour préparer la Coupe du monde. Les lueurs du centre-ville s’éloignaient derrière nous.
Nous sommes arrivés à Alemão vers 22 heures. Les plages de Rio sont caressées par la brise, mais plus on s’enfonce dans les terres, plus l’air devient étouffant. À tel point qu’il était impossible de ne pas dégouliner de sueur. Au loin, des nacelles se balançaient comme les wagons d’un train-fantôme, sans personne à l’intérieur. Le conseil municipal a fait construire cinq gares dans les favelas il y a plusieurs années, dans l’espoir d’y attirer des touristes. Mais la violence a tenu les visiteurs à l’écart et les habitants préfèrent prendre les moto-taxis, plus abordables. Granja a garé sa voiture et nous a entraînés au bas d’une petite pente. Comme toujours à Alemão, les policiers étaient nombreux, leurs fusils semi-automatiques pointés sur les passants. On s’est assis autour d’une table dans un bar, sur des tabourets en plastique. J’ai reconnu l’endroit : je l’avais vu dans une vidéo de Papo Reto, dans laquelle une rangée de policiers tirent avec leurs armes sur une foule de favelados.
Quelques minutes plus tard, Lana et Raull sont arrivés. Ils se cramponnaient à leurs appareils électroniques – une tablette pour Lana, une tablette et un smartphone pour Raull – comme s’ils pouvaient les protéger. Ces derniers jours ont été désastreux d’après Raull. La police a arrêté un membre de Papo Reto et déchiré sa carte de presse. Un autre a retrouvé son appartement sens dessus dessous. Raull est un jeune homme trapu, aux cheveux noirs et laqués, le bouc parfaitement entretenu. Il fait preuve d’une grandiloquence qui le rend plus impressionnant qu’il ne l’est en réalité. Sur son cou est tatoué aloha et sur l’intérieur de son avant-bras droit, acredite, qui signifie croire. Il portait une casquette de baseball avec une feuille de marijuana sur le dessus – ses amis le décrivaient plus comme un gangsta-rappeur que comme un reporter. J’ai demandé à Raull s’il n’avait pas peur d’être trop exposé. Il utilise en effet son vrai nom sur Instagram et Facebook, et partage souvent des vidéos d’autres habitants des favelas sur son compte, pour garantir la sécurité des membres de son réseau. Il a secoué la tête. « La visibilité, le fait d’être un personnage public, c’est un autre moyen d’être en sécurité. » Il m’a néanmoins confié que ce qu’il avait le plus hâte d’apprendre de Witness étaient les « protocoles de sécurité les mieux adaptés ». Car pendant les manifestations, les policiers pointent souvent leurs armes sur lui en premier. Il ne peut pas s’empêcher de penser qu’il est devenu une cible.
Tout va s’arranger
D’autres militants des droits de l’homme avec qui j’ai parlé s’inquiétaient du fait que des journalistes citoyens comme Raull ne soient pas conscients des risques qu’ils couraient. « Si leur travail est intercepté », dit Bouckaert, « il y a un risque qu’ils soient emprisonnés ou tués. Je pense que les groupes de défense des droits de l’homme sous-estiment souvent la sophistication des équipements de surveillance du gouvernement dans certaines de ces zones. » Il se souvient avoir visité le bureau d’Abdallah Senoussi, le redoutable chef du renseignement libyen, peu après la chute de l’administration Kadhafi. Il a été effaré de voir l’équipement qu’il avait à sa disposition et les nombreux dossiers tenus sur les militants, qui contenaient des captures d’écran des réseaux sociaux sociaux et leurs adresses emails.
Certains groupes ont essayé de résoudre les problèmes de surveillance au niveau technologique. Bouckaert est en train de construire un « coffre-fort numérique » pour conserver les données vidéos. Deux ingénieurs du Medical College du Wisconsin, Brian Laning et Bonnie Freudinger, ont récemment reçu une subvention de l’Agence des États-Unis pour le développement international afin de travailler sur International Evidence Locker, une application pour smartphone gratuite. Le lieu, la date et l’heure des photos sont automatiquement enregistrés sur l’appli. Les photos sont chiffrées et envoyées en toute sécurité à deux serveurs sécurisés différents. Elles peuvent aussi être envoyées anonymement. Witness est également en train de développer son propre logiciel. Sur les conseils de Witness, Raull et ses associés ont commencé à prendre davantage de précautions dans leur travail. Ils ont arrêté de poster des vidéos sur lesquelles on voit clairement d’où elles ont été tournées. Ceci pour empêcher la police d’identifier le lieu où vit la personne qui filmait, par exemple. Ils ont également commencé à travailler en groupe. La prochaine étape est d’apprendre à chiffrer des fichiers. La formation prend du temps, mais cela valait le coup selon Raull. « Les effets sont de plus en plus nombreux », dit-il. « Plus il y a de gens qui savent ce qu’on fait, plus on nous envoie de vidéos et plus on sera capable de montrer la vérité. » Il m’a parlé d’un plan qu’il était en train de mettre au point avec Ribeiro pour toucher les conducteurs de taxi-motos d’Alemão. Ces derniers couvrent une large partie des favelas tous les jours, et ils possèdent tous des smartphones.
La mère de Lana a dit à sa fille qu’elle était « folle » de s’être associée à Papo Reto. Elle lui a répondu qu’elle était fière de ce qu’elle faisait. « De plus en plus de vidéos sortent chaque jour », dit-elle. « C’est un long processus mais c’est une bonne chose. Plus on produit de preuves, plus on fait prendre conscience au monde extérieur de ce qu’il se passe ici et tout ce qu’il est possible d’améliorer. On peut rêver. » Car ce rêve n’a rien d’inaccessible. L’année dernière, Claudia da Silva Ferreira, une habitante des favelas de 38 ans, s’est faite tirer dessus au torse et dans le cou. Elle se trouvait dans la favela de Complexo da Congonhas quand une fusillade a éclaté entre la police militaire et les gangs. Elle a été mise dans le coffre d’une voiture de police, inconsciente. Sur la route, le coffre s’est ouvert et Ferreira est tombée ; elle a été traînée sur plus de 300 mètres et déclarée morte quelques jours plus tard à l’hôpital. Un conducteur a filmé l’incident avec son téléphone et a envoyé la vidéo au tabloïd carioca Extra. Le gouvernement a été contraint de condamner les actions de la police, et les trois agents impliqués ont été écroués. Ils attendent actuellement leur procès. Pendant ce temps, la Cour pénale internationale mène l’enquête dans plusieurs régions où l’utilisation de vidéos amateurs comme preuves pourrait se révéler cruciale. Au Nigeria, les juges ont dû examiner des heures d’enregistrements vidéos impliquant le groupe Boko Haram avant de les accuser de crimes contre l’humanité.
En juillet 2014, la cour a maintenu la décision de juger Abdallah Senoussi en Libye, qui était accusé de meurtre lors de la répression des manifestations anti-Kadhafi. Selon Bouckaert les vidéos des militants de la manifestation ont servi de preuves pour l’accusation. De même, si Assad venait à être renversé en Syrie et traduit en justice, la cour aurait des centaines d’heures d’enregistrements sur lesquels travailler. Deux semaines après mon retour aux États-Unis, j’ai reçu un e-mail de Ribeiro. Policiers et trafiquants se battaient continuellement dans les ruelles d’Alemão et les habitants des favelas passaient la majeure partie de leur temps chez eux. Sur Facebook, on peut voir certaines vidéos postées par Papo Reto. Sur certaines d’entre elles, des balles traçantes illuminent la nuit noire et des bataillons de policiers défilent dans les rues. Une photo montre un garçon couché dans un lit d’hôpital, le torse bandé. La légende explique qu’il a été pris dans une fusillade. Il s’est pris une balle, mais il a survécu. « Il se remet », dit la publication. « Tout va s’arranger ! »
Traduit de l’anglais par Mathilde Obert et Valentine Leboeuf d’après l’article « The Media Doesn’t Care What Happens Here », paru dans le New York Times Magazine. Couverture : lidianemallmann.blogspot.com
RIO, 450 ANS DE COLÈRE ET DE JOIE
La Cidade Maravilhosa fêtait il y a un an ses 450 années d’existence. Récit de célébrations assombries par l’état désastreux du pays et par le poids de l’histoire.
Un dimanche matin de début mars, les sans-abris de Carioca Square ont connu un réveil brutal. À 9 h 30, une fanfare s’est mise à jouer des hymnes de cérémonie à la cornemuse, pour célébrer les 450 ans de la Cité Merveilleuse. Un gâteau d’anniversaire sans pareil avait été commandé spécialement pour l’occasion. « J’ai travaillé dessus soixante-deux heures ! » grognait Bruno, le pâtissier au regard las, tandis qu’il évidait un seau de crème avant d’en recouvrir généreusement le plus gros gâteau de toute l’histoire de Rio : 450 mètres de pâte moelleuse, laborieusement préparée par une équipe de trente personnes qui manquaient de temps et de glaçage. À 10 h 03, il n’était toujours pas prêt. « Le gâteau ! Le gâteau ! Un bout de gâteau ! » criait un vieux monsieur, plein de rage. Des photographes en nage commençaient à se plaindre, sous ce soleil de plomb qui gâchait leurs clichés pour l’édition du lundi. Mais le gâteau du gouvernement ne daignait pas se montrer. Les gens, entassés derrière les barrières de sécurité qui protégeaient la confection géante, lorgnaient dessus tandis que la police surveillait la foule avec le regard perçant de l’autorité. À 10 h 14, les festivités ont enfin commencé.
Le maire de Rio se donnait en spectacle devant les caméras. Décoré d’une écharpe d’un bleu festif, Eduardo Paes a coupé le gâteau, présentant la première part au gouverneur de l’État, Luiz Fernando Pezão, d’un geste théâtral. Les officiels l’ont engloutie avec gourmandise, suivis par des hôtes de marque : un archevêque, un homme arborant une large couronne d’anniversaire et un chanteur pop des années 1970 lessivé, qui se desséchait au soleil. Un groupe a entamé « Joyeux anniversaire » sur des airs de samba, tandis que le personnel en sous-effectif chargé de distribuer le gâteau peinait à répondre à la demande. Les coups de coudes valsaient avec envie derrière les barrières, dans l’attente d’une part de ce délice gouvernemental. Aux environs de 11 h du matin, les barrières ont été enlevées.