La base

Entre le cercle arctique et le pôle Nord, aux confins du Groenland, la neige fait son lit au creux des montagnes. Le long de la baie de Baffin, elle coule comme de la lave blanche autour des baraquements alignés au milieu d’un fjord. Non loin de là, un avion américain se pose sur une piste dégagée. Il ravitaille Thule, la base aérienne la plus isolée des États-Unis, mais aussi l’une des plus précieuses.

« Comme dans l’immobilier, c’est l’emplacement le plus important », compare un soldat présent sur place. « Au sommet du monde, nous avons l’opportunité de voir ce que nous ne pouvons pas voir ailleurs et de faire ce que nous ne pouvons pas faire ailleurs, comme envoyer un satellite autour du pôle ou observer un objet volant par ici dans l’espace. »

Depuis une colline désertique, deux dômes blancs dominent les 400 km carrés de terrain. Pendant la guerre froide, ces radars étaient chargés de repérer les mouvements des appareils soviétiques. Aujourd’hui, leur rôle est sensiblement le même. Car après une accalmie à la fin de la guerre froide, l’activité militaire a imperceptiblement repris de l’autre côté de l’océan Arctique. En 2016, la flotte russe s’est installée sur l’île Kotelny pour « réaliser des observations radar, contrôler l’espace aérien, sécuriser les routes maritimes du grand nord et éliminer les dommages à l’environnement », selon le commandant Vladimir Pasechnik.

La base de Thule
Crédits : USAF

Lors d’une réunion sur l’Arctique organisée en Finlande le 6 mai dernier, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a dénoncé « un comportement agressif de la Russie » dans la zone. Il a aussi craint une présence militaire chinoise accrue. « Pékin a développé des liens forts avec le gouvernement autonome du Groenland et les entreprises chinoises s’intéressent à la région », remarque Frédéric Lasserre, professeur de géographie à l’université québécoise de Laval et spécialiste de l’Arctique. Dans ce contexte, les 400 km carrés de Thule paraissent bien maigres à certains responsables de Washington et surtout à Donald Trump.

Le président américain « a demandé à ses conseillers si les États-Unis pouvaient acheter le Groenland lors de réunions, de dîners et de conversations informelles » écrit le Wall Street Journal dans son édition du 15 août. « Il les a écoutés avec intérêt détailler ses ressources abondantes et son importance géopolitique et, selon deux d’entre eux, il a demandé à son conseiller à la Maison-Blanche d’étudier l’idée. »

À en croire une source consultée par le quotidien économique, quelqu’un aurait soufflé l’idée à Trump au cours d’une table ronde organisée au printemps dernier : pourquoi ne pas profiter des difficultés économiques du Danemark pour lui acheter le Groenland ? Depuis 1979, ce territoire autonome sous la souveraineté de Copenhague dispose d’un gouvernement. Sa ministre des Affaires étrangères, Ane Lone Bagger, n’a d’ailleurs pas tardé à réagir : « Nous sommes ouverts en affaires mais nous ne sommes pas à vendre », a-t-elle fait remarquer le lendemain.

Au Danemark, la réponse est plus froide encore : « Si [Trump] envisage vraiment cela, c’est la preuve qu’il est devenu fou », assène le porte-parole aux affaires étrangères du Parti du peuple, une formation conservatrice. « La perspective de voir le Danemark vendre 50 000 de ses citoyens est complètement ridicule. » Qu’importe, Trump persévère : « C’est quelque chose dont nous avons parlé », admet-il le dimanche 18 août, avant de monter dans l’Air Force One qui doit l’emmener au sommet du G7 de Biarritz.

La Première ministre danoise Mette Frederiksen
Crédits : News Oresund

Le Groenland, ose-t-il même, « cause beaucoup de tort au Danemark car ils perdent près de 700 millions de dollars par an pour s’en occuper. Donc ils perdent beaucoup pour s’en occuper et ce serait bien stratégiquement pour les États-Unis. » L’opération ressemblerait à « une grosse vente immobilière », ajoute celui qui a fait fortune en construisant des immeubles, des hôtels, des casinos et des terrains de golf.

Seulement, « le Groenland n’est pas à vendre », repousse la Première ministre danoise, justement en visite sur place. « Le Groenland n’est pas danois, il appartient au Groenland. J’espère bien que ce n’est pas sérieux. » Mette Frederiksen juge même que « c’est une discussion absurde ». Sans se départir de son esprit boutiquier, Trump tente alors de rassurer ses interlocuteurs. « Je promets de ne pas faire ça au Groenland », tweete-t-il le 20 août en légende d’une photo d’une Trump Tower dorée au milieu d’un village de la région autonome.

Hélas, le message ne passe toujours pas. « C’est un peu comme proposer à la France d’acheter la Corse, c’est incongru », pointe Frédéric Lasserre. Alors le président américain décide d’annuler sa visite au Danemark prévue pour le 2 septembre. Mais il n’a pas abandonné l’idée de réaliser son affaire immobilière.

Vaste héritage

À l’été 1941, entre le cercle arctique et le pôle Nord, les premiers appareils américains atterrissent à Thule. Profitant de la déroute danoise face aux nazis, les États-Unis ont négocié un accès au Groenland avec l’ambassadeur danois à Washington. Cet accord léonin doit rester en vigueur jusqu’à ce qu’ « on puisse conclure que les dangers pour la paix et la sécurité du continent américain soient passés ». Mais à peine la guerre est-elle terminée qu’une autre guerre, froide, se présente. « Avec les Soviétiques qui tentent de gagner du terrain sur l’île de Spitsberg », écrit le Time le 27 janvier 1947, « les militaires de Washington ont pensé qu’il était temps d’acheter le Groenland, si possible. »

La cause semble entendue. Le territoire pourrait être « le plus grand porte-avion au monde », compare le magazine. Bien sûr, « la fierté danoise pourrait s’opposer à la vente. Mais les militaires américains pensaient qu’ils avaient la réponse : le Danemark devait 70 millions de dollars aux investisseurs américains. » Le secrétaire d’État américain James Byrne formule finalement une offre de 100 millions de dollars. Elle est rejetée. « Pourquoi ne pas vendre le Groenland ? » s’explique le Premier ministre Hans Hedtoft le 23 janvier 1948. « Parce que cela ne serait pas en accord avec notre honneur et notre conscience. Les Groenlandais se sentent des nôtres et nous nous sentons liés à eux. La tâche de notre génération ne peut pas être de rapiécer l’État danois. »

Copenhague a un lien ancien avec la grande île de l’Arctique. À son bannissement d’Islande en 982, Erik Thorvaldson s’y installe avec une troupe de vikings. Leurs colonies, qui comptent 6 000 personnes, 300 fermes et une dizaine d’églises, font vite le lien entre l’empire norvégien et les populations inuits. Ces dernières passent ainsi sous la souveraineté d’Oslo en 1261. Unie avec le Danemark dans les décennies qui suivent, la Norvège perd le Groenland à son profit au moment de leur séparation, en 1814. Elle réclamera l’est du territoire jusqu’à ce qu’un tribunal arbitral la déboute en 1933.

Erik Thorvaldson

Copenhague n’hérite toutefois pas seulement de territoires près du pôle mais aussi de trois îles situées dans les Caraïbes, à l’ouest de la République dominicaine. En 1867, le secrétaire d’État américain William H. Seward négocie l’achat de deux d’entre elles, St. Thomas et St. Jan. À cette occasion, le très impérialiste sénateur Robert J. Walker lui suggère « d’obtenir du même pouvoir la propriété du Groenland et probablement de l’Islande ». Dans un rapport rédigé pour appuyer ce projet, il vante des conditions de pêche « superbes », du charbon et de la cryolite en quantité « inépuisable » et l’ouverture de routes maritimes vers l’est.

Le choix américain se porte finalement sur l’Alaska, racheté 7,2 millions de dollars à la Russie, soit seulement huit centimes le km carré. Rendue plus attractive par la découverte d’or à la fin du XIXe siècle, puis par la mise à jour de champs de pétrole, la région devient selon le père de l’armée de l’air Billy Mitchell « l’endroit le plus stratégique du monde » quand l’aviation gagne de l’importance. Elle sert de tremplin vers le Pacifique lors de la Seconde Guerre mondiale puis d’avant-poste face à l’ours soviétique.

Sous la glace

Sur les images d’un vieux numéro du magazine Life, des caissons gris, pris dans une gangue de neige, sont disposés les uns à la suite des autres, quelque part entre le cercle arctique et le pôle Nord. En cette année 1952, les Américains découvrent par ces photos l’existence de la base de Thule. Sa construction a nécessité quelque 10 000 soldats et ingénieurs. Si le Danemark a refusé de leur céder le Groenland, les Américains mettent force moyens dans la base dont ils disposent sur le territoire. « Ils ont pris conscience de son intérêt stratégique au cours de la bataille de l’Atlantique », narre Frédéric Lasserre.

Les prémices de la guerre froide les encouragent. « Pourquoi le Groenland – si lointain, si proche du pôle Nord – comptait vraiment ? » interrogent Ronald Doel, Kristine Harper et Matthias Heymann dans le livre Exploring Greenland: Cold War Science and Technology on Ice. « Pour les responsables du Pentagone, la géographie était la clé. À mi-chemin entre l’Amérique du Nord et la Scandinavie, le Groenland n’était situé qu’à 3 000 miles (4 800 km) de grandes villes soviétiques comme Moscou, Mourmansk et Leningrad (Saint-Pétersbourg) – une faible distance pour les lance-missiles. »

Considéré comme une « colonie » par les Nations Unies, le Groenland est intégré sans consultation au royaume danois en 1953. Deux députés le représentent au parlement de Copenhague, où des projets sont conçus afin d’améliorer les infrastructures de la province. Mais dans le même temps, pour permettre l’agrandissement de la base de Thule, Copenhague déplace près de 130 Inuits contre leur gré. Dès lors, les Américains peuvent tranquillement forer. Sous la glace, ils construisent Camp Century, une ville fonctionnant à l’énergie nucléaire et capable d’envoyer des bombes atomiques. On estime aujourd’hui qu’elle contient 20 000 litres de déchets chimiques et 24 millions de litres d’eaux usées non-traitées. Une partie pourrait être rejetée dans l’environnement par la fonte des glaces.

Camp Century

Un an après l’abandon du projet, en 1967, un bombardier américain B-52 muni de quatre ogives nucléaires s’écrase juste avant d’atterrir à la base de Thule. Par chance, la cargaison n’explose pas. Mais les 40 000 Groenlandais sont furieux. Le Danemark leur avait caché la présence d’armes nucléaires sur leur territoire, alors qu’elles étaient officiellement interdites. Désormais plus méfiants à l’égard de Copenhague, ils obtiennent la formation d’un parlement propre en 1979. Et en 2008, ils votent à 75 % pour « l’auto-détermination » : il faut désormais les distinguer des Danois, qui n’ont plus la main que sur certains sujets régaliens comme la défense ou la politique étrangère.

Pour s’offrir le territoire, Trump ne devrait donc pas seulement s’entendre avec Copenhague mais aussi obtenir l’accord du Groenland. De longs pourparlers décideraient du destin d’un pays qui, selon ses propres calculs, coûte 700 millions de dollars par an au Danemark. Une étude américaine rendue en 2008 a bien évalué ses ressources en hydrocarbures à 31 milliards de barils, soit 15 % des réserves de l’Arabie saoudite, mais « les campagnes de recherches ont finalement été décevantes », observe Frédéric Lasserre.

En revanche, le Groenland est riche en métaux rares, ces composants essentiels dans les nouvelles technologies, dont la Chine est le principal vivier. « Il faudrait toutefois exploiter beaucoup de ressources pour que ce soit rentable », juge Fréderic Lasserre. Alors, si les prétentions de Trump sont avant-tout stratégiques, ne pouvait-il pas tout simplement négocier un agrandissement de la base de Thule, ou sa duplication ?

« Ce n’est pas une priorité », a-t-il d’ailleurs balayé avant de s’envoler pour Biarritz. Sans doute espère-t-il surtout contrer les Russes et les Chinois dans la région. Une chose est sûre, en choisissant d’annoncer publiquement ses prétentions, le président américain a plutôt braqué Groenlandais et Danois.


Couverture : Darrell Kinsey/USAF