Les hauteurs de Talamanca
Quand le soleil est assez fort pour dissiper la brume qui entoure la cordillère de Talamanca, on peut voir la baie d’Almirante depuis la cour de la maison de Mariela. C’est dans cette baie que débarqua Christophe Colomb il y a cinq siècles, lors de son quatrième voyage ; de retour en Espagne, il avait assez d’or pour alimenter toute la colonie de Panama. Les nuages paressent à plus basse altitude, entre les sommets des montagnes. En contrebas, la mer des Caraïbes scintille d’un turquoise éclatant. Je me tiens là en silence, dans la cour pleine de boue, en compagnie de Yitzel, une petite fille de neuf ans qui, discrètement, fait une pause dans ses tâches ménagères. Sa robe traditionnelle nagua de couleur bleu roi gonfle sous l’effet du vent, alors qu’elle sourit à la vue de l’océan – ou, plus probablement, de me voir couverte de boue jusqu’aux épaules. Nous venons de marcher huit heures à travers la dense forêt vierge, nous avons traversé deux rivières et plusieurs pâturages à vaches boueux. C’est la seule route terrestre existante : un étroit sentier qui relie la mer des Caraïbes à l’océan Pacifique. Les peuples indigènes du Panama l’empruntent depuis des siècles. Nous sommes partis ce matin d’Almirante : une petite ville portuaire, trop petite pour être vue d’ici. Dans deux jours, nous aurons traversé la ligne continentale de partage des eaux, et dans quatre jours nous atteindrons les estuaires d’eau salée, où commence l’océan Pacifique. Ces montagnes semblaient si proches sur la carte lorsqu’à Chicago, j’ai réservé mon billet d’avion pour la ville de Panama. Après un vol de cinq heures, nous avons roulé huit heures à travers l’isthme, sur l’autoroute Panaméricaine. Nous sommes passés devant de poussiéreux champs de canne à sucre, avant d’atteindre une bifurcation uniquement signalée par un arrêt de bus rouge à la peinture écaillée. Le carrefour au ciment craquelé a été périodiquement bloqué au cours des cinq dernières années par des milliers de manifestants de la tribu des Ngäbe-Buglé, qui faisaient face à la police panaméenne anti-émeute. La Panaméricaine est la seule voie rapide qui traverse le pays ; les manifestations ont véritablement paralysé l’économie, pendant plusieurs jours.
À l’intérieur de la maison de Mariela, les traces de la vie moderne sont rares : pots et tasses en plastique, casseroles en métal, sacs plastiques. Une grande radio noire avec de longues antennes jacasse presque continuellement. Les hamacs et les sacs de nourriture suspendus aux poutres, ainsi que ce qui sert de berceau au petit nouveau-né Arcelio, sont tissés à partir de fibres d’agave sauvage et de plantes d’ananas ; les meubles en bois portent les marques de la hache qui les a taillés. Pendant qu’elle berce doucement son bébé, je demande à Mariela pourquoi elle a déménagé pour s’installer sur ce sommet isolé, au lieu de vivre dans un village. « Nous mourions de faim à San Felix », me répond-elle sans hésiter. Elle parle d’une région aujourd’hui densément peuplée, dans les plaines qui bordent le Pacifique. « Ici, nous mangeons toujours à notre faim. » Un jour, Mariela et son mari ont quitté leurs familles. N’emportant avec eux que quelques poulets et leurs deux enfants, ils se sont aventurés dans la jungle. C’était en 1980. Mariela a depuis cette époque donné naissance à sept autres enfants dans cette maison. C’est le bruit assourdissant d’un hélicoptère qui nous fait quitter la hutte ce matin, à l’heure du café. Un brouhaha gargantuesque comparé au bourdonnement habituel de la jungle. Si la famille est de nature stoïque, aujourd’hui, tandis qu’ils scrutent le ciel, leur impassibilité devant cette extraordinaire interruption me semble vraiment remarquable. Il s’agit de l’arrivée, à présent courante, de leurs nouveaux voisins.
« Ils sont très riches. Ce ne sont pas des gens biens », me confie le fils de Mariela d’un ton neutre, avant de se retourner pour attraper un très jeune porcelet, qu’il doit faire vacciner. Il a rencontré ces propriétaires étrangers cette année sur la route du Costa Rica, où son frère et lui se rendent à pied tous les ans pour les récoltes de café, où ils travaillent en tant que main d’œuvre immigrée. Le besoin d’argent est une préoccupation croissante pour la famille, et marcher ainsi plusieurs jours n’est pas un problème pour eux. Ils sont fiers de leur histoire, de la période où leur tribu était nomade et vivait sur un territoire géographique qui s’étend bien au-delà des frontières nationales modernes.
Les Ngäbe-Buglé
Comprenant 250 000 personnes, la tribu des Ngäbe-Buglé est la plus grande du Panama – et sa population est en augmentation. Bien qu’ils soient les moins susceptibles de figurer sur les brochures clinquantes qui font la promotion de l’industrie florissante du tourisme, ils constituent un attrait aussi influent que le canal de Panama – en pleine extension lui aussi – et que les forêts tropicales qui grouillent de singes.
Pendant près de quatre siècles, si la vie n’était pas facile, elle était au moins possible. Aujourd’hui, cette époque est révolue.
Les Ngäbe-Buglé (qui étaient auparavant deux tribus : les Ngäbe et les Buglé) sont des descendants des Mayas. Durant l’époque précolombienne, ils étaient deux des nombreuses chefferies nomades guerrières à occuper l’isthme de Panama tout entier, et même au-delà. Quand les Espagnols commencèrent à s’y installer au début du XVIe siècle, les maladies décimèrent presque totalement ces tribus. En nombre réduit, les Ngäbe et les Buglé abandonnèrent leur emplacement privilégié sur la côte pour migrer sur la chaîne de montagne de Talamanca et ses forêts denses. Ils finirent par se regrouper en une seule tribu – bien qu’ils aient conservé deux langues distinctes. Pendant des décennies, les colons considéraient que la cordillère n’avait aucune valeur et qu’elle était infranchissable, ils laissèrent donc les Ngäbe-Buglé en paix. Ces derniers développèrent des méthodes d’agriculture de subsistance pour le sol peu fertile des montagnes, et vivaient dans des hameaux regroupant les membres d’une famille sur plusieurs générations. Leur société s’organisait grâce au lien de parenté, plutôt que par l’usage d’une monnaie : les hommes plantaient et récoltaient tous ensemble, allant d’un terrain familial à l’autre jusqu’à ce qu’ils se soient occupés de tous leurs proches. Ils faisaient pousser du riz, du maïs et des bananes, des fruits et des légumes, ils chassaient le gibier et pêchaient dans les rivières.
Pendant près de quatre siècles, si la vie n’était pas facile, elle était au moins possible. Aujourd’hui, cette époque est révolue. Les Ngäbe sont devenus trop nombreux pour leurs terres, ce qui les a forcés à s’insérer dans l’économie monétaire. Ce nouveau mode de fonctionnement fait disparaître peu à peu leur vie traditionnelle, et la douloureuse question de leur identité pèse sur la conscience des Ngäbe, qui marchent pendant des jours pour effectuer un travail saisonnier. Quelques jours après la visite de promoteurs étrangers venus pour des recherches préliminaires à la construction d’un barrage sur la rivière Dos Bocas, j’ai demandé ce qu’il pensait de ce barrage à Julio Quintero, un guérisseur tribal, alors que nous marchions dans la jungle pour ramasser des herbes médicinales. Il a pris son temps avant de se tourner vers moi, et de répondre finalement à ma question : « La forêt nous fournit tout ce dont nous avons besoin pour vivre, alors pourquoi la détruire ? »
De nos jours, il n’y a toujours pas de route qui traverse la comarca des Ngäbe-Buglé, et les montagnes escarpées, souvent trop abruptes pour espérer monter à cheval, doivent être traversées à pied. C’est un choix : pendant des décennies, les Ngäbe se sont opposés à la construction de routes. Pas seulement parce qu’ils chérissent leur mode de vie traditionnel dans la forêt, mais aussi parce qu’on ne leur propose que des routes qui serviraient d’infrastructures pour de grands projets d’exploitation minière et hydroélectrique. Dans les villages Ngäbe, la vie ressemble à ce qu’elle fut pendant des centaines d’années, sans électricité ni eau courante, mais avec des fermiers travaillant dur, et des liens familiaux étroits. Depuis que l’autoroute Panaméricaine a amené une nouvelle vague de colonisation, sous forme d’investisseurs immobiliers et de promoteurs convoitant les ressources naturelles – après ceux qui s’intéressaient aux riches gisements d’or et de cuivre, et à la force des rivières –, la tribu a dû s’adapter radicalement, mais à contrecœur. Au cours du siècle dernier, les Ngäbe ont tâché de bâtir une structure culturelle qui leur permettrait à la fois de préserver leur mode de vie, d’exercer une influence politique et de réaliser des progrès. L’histoire des Ngäbe-Buglé n’est pas celle d’un peuple isolé qui s’accroche obstinément à d’anciennes traditions. C’est l’histoire d’un peuple qui en a créé de nouvelles, afin de pouvoir demeurer une culture unie dans le monde moderne. Géographiquement dispersés et sans aucun moyen de s’organiser les uns avec les autres, les Ngäbe-Buglé ont tout de même réussi à officialiser leur langue écrite, à former une assemblée politique et à inventer une nouvelle religion tribale.
En 1961, une nouvelle religion vit le jour (inspirée des efforts exaltés des missionnaires), et la tribu l’adopta de manière quasi unanime. La Mama Tada tire son origine de l’apparition de Dieu à une femme Ngäbe (Besiko) sous les traits d’un homme blanc à moto, époux d’une vierge (beaucoup, dans la tribu, le nomment Jésus). Bien que l’histoire puisse varier – et ce même entre les chefs religieux –, le principe même de cette religion est immuable : la préservation de la tradition Ngäbe pour pouvoir défendre ce qui leur appartient de manière ancestrale. Les chefs Mama Tada sont des acteurs clés de la politique Ngäbe (leur influence est sans doute plus grande que celle des chefs de la tribu), et ils disposent de leur propre force de police. Les missionnaires ont converti de nombreux villages de la périphérie de la comarca, mais on estime que 50 % de la tribu se reconnaît dans la religion Mama Tada. Un second message divin se fit entendre dans les années 1970 : il révéla la forme écrite de la langue ngäbere. Dans le petit village de Kiad (qui a le rôle de centre culturel), une enseignante Mama Tada me propose de me montrer le manuscrit, pourvu que j’accepte de ne pas prendre mon appareil photo avec moi… Une copie de l’écriture que Dieu a dessinée dans la terre est représentée au marqueur sur des feuilles de papiers volantes, retenues ensemble par du ruban adhésif. L’écriture ressemble à un hybride entre les hiéroglyphes et l’arabe, et s’enroule en cercle autour de dessins de scènes d’agriculture et de chasse Ngäbe. Les chefs tribaux essayent d’enseigner l’écriture à l’école dans toute la comarca – une tâche difficile, étant donné que les écoles sont administrées par le gouvernement, et que la majorité des adultes de la tribu sont illettrés. Cependant, pour la première fois dans l’histoire de la tribu, des enfants Ngäbe savent écrire le ngäbere.
Le Barro Blanco
D’un bord à l’autre de la comarca, les Ngäbe sont engagés dans des luttes contre le gouvernement panaméen, et contre les compagnies étrangères qui construisent des mines et des barrages hydroélectriques. Un barrage tout près des frontières de la comarca a inondé des villages sur des kilomètres en amont : des centaines de personnes ont dû être déplacées. Une telle tragédie est devenue habituelle au cours des deux dernières décennies, dans la course pour fournir en électricité une économie panaméenne en pleine croissance. Pour se défendre, l’agriculture des Ngäbe, auparavant endormie, s’est enfin réveillée.
La petite ville de Tole se situe à l’entrée de la comarca côté Pacifique, et sert de centre commercial et de terminal pour les villages à l’intérieur des terres. Quand il est en ville, Ricardo Miranda – l’un des leaders Ngäbe dans la lutte contre le barrage de Barro Blanco – loge chez une famille latino, dans la cabane du jardin. Son village, Kiad, est à trois heures de marches d’ici. Ce soir, les membres de sa famille arrivent les uns après les autres de Kiad. La nuit est en train de tomber, et nous sirotons un café très sucré en grignotant du yucca bouilli, avant que chacun ne retrouve l’endroit où il a l’habitude de dormir, sur le sol en béton. Je suis à deux doigts de la crise cardiaque à cinq heures du matin, quand les pales d’un hélicoptère se rapprochent de nous, produisant un tel vacarme que j’ai l’impression que la petite structure de parpaing va exploser. Je trébuche sur mes draps emmêlés en me précipitant au dehors avec la famille de Miranda, pour contempler l’invasion. La présidence vient d’arriver de la ville de Panama. Un hélicoptère rutilant s’est posé au milieu de la route, aussi grand que les maisons en parpaing alignées dans la rue. Aujourd’hui a lieu la troisième « table du dialogue », une discussion organisée par les Nations Unies entre les Ngäbe-Buglé, la compagnie hondurienne qui possède le barrage et le gouvernement du Panama.
« Ils veulent que nous discutions, c’est d’accord, nous allons encore une fois discuter. »
Ricardo a passé 18 des 32 années de sa vie à se mobiliser contre Barro Blanco, une centrale hydroélectrique en construction sur la rivière Tabasara. Une fois achevée, les eaux du barrage feront disparaître complètement son village, Kiad, ainsi que deux autres villages. Plus de 400 Ngäbe-Buglé devront être déplacés, et verront leurs maisons et leurs terres inondées. On estime qu’ils seront près de 3 500 à perdre leurs terres cultivées, leurs lieux de chasse et de pêche, et l’accès à l’eau douce. Quatre pétroglyphes – des monuments nationaux protégés –, seront également submergés par les eaux. La tribu manque déjà de terres à cultiver, et les personnes touchées n’auront nulle part où aller. Les villageois affirment ne pas avoir été consultés et ne s’être vus proposer aucune compensation. Aujourd’hui, Ricardo n’est plus novice en matière de négociation politique. Vêtu d’une longue chemise rose ornée du dientes des Ngäbe – un dessin triangulaire représentant les serpents, les rivières et les montagnes de leur pays –, il salue avec grâce la vice-présidente Isabel Saint Malo en l’embrassant sur la joue, alors qu’une dizaine de photographes immortalisent le moment. Durant les trois premiers mois de 2015, cinq meetings de ce genre ont eu lieu, dont aucun d’entre eux n’a mené à un accord. Les Ngäbe sont fermes et résolus : l’unique solution pour eux, c’est l’arrêt de la construction. Mais le barrage est fini à 98 %… Si le projet est abandonné, le gouvernement sera responsable de la perte des 125 millions de dollars investis, et sa réputation auprès des investisseurs étrangers sera considérablement ternie. Cet été, du fait de l’absence de solution politique en vue, les Ngäbe ont décidé d’organiser un mouvement de protestation sur l’autoroute. Un après-midi, Ricardo était là, en tête du mouvement. Quelques minutes plus tard, il a reçu un coup de téléphone : c’était la vice-présidente. Pendant plusieurs heures, ils ont échangé des coups de fil, et finalement Ricardo a mis fin au mouvement de protestation organisé sur l’autoroute. « Ils veulent que nous discutions, c’est d’accord, nous allons discuter une fois de plus », dit-il un sourire aux lèvres, haussant les épaules de manière désinvolte. Il reçoit chaque jour des dizaines d’appels de politiques, d’organisations, de journalistes ou de simples citoyens. La vice-présidente répond toujours à ses appels. Aujourd’hui, il voudrait me montrer le site du barrage : la construction est censée avoir été interrompue.
Comme elle ne peut lui obtenir un droit d’accès avant demain, nous évitons le gardien des lieux et marchons à travers la forêt. Ricardo porte un bandeau orné du dientes, un polo violet, un short de basket noir et ses plus belles chaussures de ville. Nous sommes au beau milieu de l’après-midi et le soleil équatorial tape fort, tandis que nous empruntons le chemin rouge et poussiéreux qui longue le site de construction du barrage. Les remous de l’eau font tournoyer un épais nuage marron qui provient des débris de la construction, et la forêt, qui couvre d’ombre le rivage en temps normal, a été rognée un peu moins d’un kilomètre plus loin et remplacée par des piles de matériaux de construction hautes de trois étages. « Il y a un raccourci, en passant par la rivière. Voulez-vous qu’on l’emprunte ? » me demande-t-il. Ça m’ira très bien. Tout juste à côté des tractopelles en train de draguer des roches de la rivière, nous passons à gué, et l’eau froide et limpide me rafraîchit la peau et m’apaise instantanément. Un cheval et son poulain nous observent depuis le rivage, puis s’emballent vers le mur vert de la forêt. Environ vingt minutes après avoir passé le barrage, nous atteignons le campement Ngäbe. À l’écart de la forteresse de béton du Barro Blanco, tout semble agréable et familier. Nous entrons à l’intérieur d’une hutte sombre, où brûle un feu sous les trois pierres de cuisson, et on nous offre du café. Des petites filles, vêtues de robes traditionnelles nagua, rient de surprise à la vue d’une étrangère telle que moi. Des hommes arrivent avec du bois de chauffage fraîchement coupé, et Ricardo se met au courant des dernières nouvelles, en langue ngäbere. Un vent frais souffle à l’intérieur ; il vient de la rivière, où des femmes lavent des vêtements. Le chaos du jour semble bien loin, et le temps ralentit.
Aujourd’hui, la rivière s’écoule en toute liberté vers le Pacifique, et la forêt fournit aux Ngäbe tout ce dont ils ont besoin pour vivre. Durant les prochains mois, les gens de ce campement se retrouveront sur l’autoroute, pour revendiquer la défense d’une terre qui les a préservés jusqu’ici de l’extinction. Cela fait maintenant 18 ans que les Ngäbe-Buglé protestent contre le barrage de la rivière Tabasara. Mais ce n’est que l’une des 61 concessions de barrages existant dans la seule province de Chiriqui – et la comarca des Ngäbe est à cheval sur trois provinces. Ce n’est qu’un début…
Traduit de l’anglais par Manon Havet d’après l’article « The Madonna of the Ngäbe », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Les montagnes de Talamanca, par Emily Kinskey.