La chute du faucon noir

Peu après 23 h dans la nuit du 1er mai 2011, deux hélicoptères UH-60 Black Hawk ont quitté l’aéroport de Jalalabad, dans l’est de l’Afghanistan, en vol pour une mission secrète au Pakistan. Ils étaient en route pour abattre Oussama ben Laden. Dans les aéronefs se trouvaient 23 membres des Navy SEAL Team Six, une unité secrète américaine de lutte contre le terrorisme chargée d’opérations spéciales, officiellement connue sous le nom de Naval Special Warfare Development Group, ou DEVGRU. Un interprète pakistano-américain – que j’appellerai Ahmed – ainsi qu’un chien nommé Cairo, un malinois belge, étaient également à bord. C’était une nuit sans Lune, et les pilotes équipés de lunettes de vision nocturne survolaient les montagnes qui enjambent la frontière avec le Pakistan. Les communications radio étaient limitées au strict nécessaire, et un calme inquiétant régnait à l’intérieur des engins.

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Deux hélicoptères Black Hawk
Crédits : Defense Imagery

Quinze minutes plus tard, les hélicoptères se sont engagés dans une vallée alpine et ont pénétré sans être détectés dans l’espace aérien pakistanais. Pendant plus de soixante ans, l’armée pakistanaise a maintenu l’état d’alerte maximal contre l’Inde, son voisin de l’est. En raison de cette obsession, ses « principales défenses antiaériennes pointent toutes vers l’est », m’a expliqué Shuja Nawaz, un expert spécialisé dans l’armée pakistanaise et l’auteur de Crossed Swords: Pakistan, Its Army, and the Wars Within (« Épées croisées : le Pakistan, son armée et ses guerres intestines »). Les hauts fonctionnaires de la Défense et de l’administration du pays rejoignent cette analyse, mais un haut responsable militaire que j’ai contacté dans son bureau à Rawalpindi n’était pas du même avis : « Personne ne laisse ses frontières sans surveillance. » Même s’il a refusé de s’attarder sur l’emplacement et l’orientation des radars pakistanais – « Il ne s’agit pas de savoir où sont ou ne sont pas les radars » –, il m’a confié que l’infiltration américaine résultait du retard technologique qu’ils avaient sur les États-Unis. Les Black Hawk, qui comportaient chacun deux pilotes et un membre d’équipage du 160th SOAR, qu’on surnomme les Night Stalkers, avaient été modifiés afin de masquer leur bruit, leur chaleur et leurs mouvements : ces hélicoptères à l’aspect anguleux étaient recouverts d’une sorte de peau absorbant les ondes radars. Les SEAL se dirigeaient vers une maison de la petite ville d’Abbottabad, à environ 190 km au-delà de la frontière. Située dans le nord d’Islamabad, la capitale du Pakistan, Abbottabad s’étend aux pieds de la chaîne Pir Panjal et l’été, de nombreuses familles s’y rendent pour fuir la chaleur torride qui sévit dans le sud. Fondée en 1853 par le major britannique James Abbott, la ville abrite une prestigieuse académie militaire depuis la création du Pakistan en 1947.  Selon les informations récoltées par la CIA, Ben Laden se terrait au troisième étage d’une maison, dans une propriété de 4 045 m² située juste en dehors de Kakul Road, à Bilal – une banlieue pavillonnaire située à moins d’un kilomètre et demi de l’entrée de l’académie militaire. Si tout se passait comme prévu, les SEAL sauteraient de l’hélicoptère dans la propriété, maîtriseraient les gardes de Ben Laden, l’abattraient d’une balle tirée à bout portant, puis ramèneraient son cadavre en Afghanistan.

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Carabine militaire Colt M4

Les hélicoptères ont traversé Mohmand, l’une des sept zones tribales du Pakistan, longé le nord du Peshawar et continué leur route plein est. Le commandant de l’escadron Red Squadron du DEVGRU – que j’appellerai James – s’est assis sur le sol, serré entre dix autres SEAL, Ahmed et Cairo. (Les noms de tous les agents sous couverture mentionnés dans cette histoire ont été modifiés.) James est un homme au poitrail large et il approche de la quarantaine. Il n’a pas la silhouette agile qu’on pourrait attendre d’un SEAL, mais plutôt le physique élancé d’un lanceur de disque. Cette nuit-là, il portait un uniforme de camouflage numérique de type « désert », un pistolet Sig-Sauer P226 silencieux avec un stock de munitions, un sac d’hydratation Camelbak et des gels énergétiques, pour l’endurance. Il tenait contre lui une carabine M4 silencieuse à canon court. (D’autres SEAL avaient opté pour un MP7.) Un « kit d’explosion » – une trousse de secours pour traiter les traumatismes graves sur place – était niché au creux de ses reins. Une carte quadrillée plastifiée de la propriété était fourrée dans l’une de ses poches, et dans l’autre se trouvait un carnet comportant des photos et la description physique des personnes susceptibles de se trouver à l’intérieur. Il portait un casque à réduction de bruit, et n’entendait presque plus que son propre battement de cœur. Au cours du trajet en hélicoptère, qui a duré une heure et demi, James et ses équipiers ont répété l’opération dans leur tête. Depuis l’automne 2001, ils n’avaient cessé de tourner entre l’Afghanistan, l’Irak, le Yémen et la Corne de l’Afrique, à un rythme infernal. Au moins trois des SEAL avaient participé à l’opération des tireurs d’élite au large des côtes de la Somalie en avril 2009, qui a permis de libérer Richard Phillips, le capitaine du Maersk Alabama, et a coûté la vie à trois pirates.

En octobre 2010, une équipe du DEVGRU avait tenté de sauver Linda Norgrove, une travailleuse humanitaire écossaise faite prisonnière par les talibans dans l’est de l’Afghanistan. Mais au cours de l’attaque du repaire des kidnappeurs, un SEAL a lancé une grenade en direction d’un insurgé, sans avoir réalisé que Norgrove se trouvait juste à côté. Elle est morte dans l’explosion. L’erreur a hanté les SEAL impliqués, et trois d’entre eux ont par la suite été exclus du DEVGRU. Concernant l’opération d’Abbottabad, ce n’était pas non plus la première fois que le DEVGRU s’aventurait au Pakistan. Selon un agent des forces spéciales familier de l’opération Ben Laden, l’équipe avait furtivement pénétré dans le pays dix ou douze fois auparavant. La plupart de ces missions étaient des incursions dans le Waziristan du Nord et du Sud, où, selon des analystes de l’armée et du renseignement, Ben Laden et d’autres chefs d’Al-Qaïda se cachaient. (Une seule de ces opérations, réalisée en septembre 2008 à Angoor Ada, un village du Waziristan du Sud, a été largement médiatisée.) Mais Abbottabad était de loin la ville la plus profondément enfoncée dans le territoire pakistanais où s’étaient rendus les membres du DEVGRU. C’était également la première tentative réelle de l’équipe, depuis fin 2001, de tuer Crankshaft (« vilebrequin ») – le nom de code donné à Ben Laden par le Joint Special Operations Command, ou JSOC, le commandement chargé de la coordination des forces spéciales de l’armée américaine. Depuis qu’il s’était échappé cet hiver-là, au cours de la bataille de Tora Bora dans la province de Nangarhâr, dans l’est de l’Afghanistan, Ben Laden avait bravé tous les efforts des Américains pour retrouver sa trace. Nous ne savons toujours pas avec certitude comment il s’est retrouvé à Abbottabad.

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Des Chinook à l’aéroport de Jalalabad
Crédits : Todd Huffman

45 minutes après le départ des Black Hawk, quatre MH-47 Chinook ont décollé de la même piste à Jalalabad. Deux d’entre eux se sont dirigés vers la frontière, tout en restant du côté afghan ; les deux autres ont continué en direction du Pakistan. Le déploiement de quatre Chinook était une décision prise à la dernière minute après que le président Barack Obama a déclaré qu’il voulait s’assurer que les Américains pourraient quitter le Pakistan « en combattant s’il le faut ». 25 SEAL supplémentaires d’un escadron stationné en Afghanistan ont été mobilisés, et ils ont pris place à bord des Chinook stationnés à la frontière. Cette « force d’intervention rapide » serait uniquement appelée à participer à l’opération si les choses prenaient une tournure dramatique. Les troisième et quatrième Chinook étaient chacun équipés de deux M134 Minigun. Ils ont suivi la trajectoire initiale des Black Hawk, mais se sont posés à un point décidé en amont dans le lit asséché d’une rivière, au cœur d’une grande vallée déserte du nord du Pakistan. La maison la plus proche se trouvait à près d’un kilomètre de là. Au sol, le rotor de l’hélico continuaient de vrombir tandis que agents surveillaient les collines alentours pour vérifier qu’il n’y avait ni hélicoptère pakistanais, ni avion de chasse. L’un des Chinook avait à son bord des bidons de carburant, au cas où les autres hélicos auraient besoin de remplir leurs réservoirs.

Pendant ce temps, deux Black Hawk approchaient rapidement d’Abbottabad depuis le nord-ouest, dissimulés derrière les montagnes se dressant à l’extrémité nord de la ville. Puis, les hélicoptères ont viré à droite et filé vers le sud, suivant l’arête qui délimite la bordure est d’Abbottabad. Les pilotes ont effectué un nouveau virage à droite à l’endroit où les collines disparaissent, en direction du centre-ville, avant de procéder à l’approche finale. Au cours des quatre minutes qui ont suivi, l’intérieur des Black Hawk bruissait de la toux métallique des cartouches dont on chargeait les armes. Mark, habituellement adjudant-maître et sous-officier non-commissionné de rang équivalent pour cette opération, a posé un genou à terre derrière la porte ouverte de l’hélicoptère de tête. Lui et les onze autres SEAL à bord de l’ « hélico un », affublés de gants et de lunettes de vision nocturne, se préparaient à descendre en rappel dans la cour de Ben Laden. Ils attendaient que le chef d’équipage leur donne le signal de lancer la corde. Mais tandis que le pilote survolait la propriété pour se positionner en vol stationnaire haut et commencer à se rapprocher du sol, il a senti qu’il perdait le contrôle du Black Hawk. Ils allaient s’écraser. blackhawk

Le meneur

Un mois avant les élections présidentielles de 2008, Barack Obama, qui était alors sénateur de l’Illinois, se préparait au face à face lors du débat face à John McCain dans le stade de l’université Belmont, à Nashville, Tennessee. Une femme dans le public a demandé à Obama s’il souhaitait poursuivre les chefs d’Al-Qaïda jusqu’à l’intérieur du territoire pakistanais, même si cela impliquait d’envahir une nation alliée. Il a alors répondu : « Si nous repérons Oussama ben Laden et que le gouvernement pakistanais se trouve dans l’incapacité, ou refuse de l’éliminer, alors je pense que nous devrons agir et l’éliminer nous-mêmes. Nous tuerons Ben Laden. Nous détruirons Al-Qaïda. Ce doit être une priorité pour notre sécurité nationale. » McCain, qui a souvent critiqué Obama pour sa naïveté dans les affaires de politique étrangère, a qualifié la promesse de grotesque. « Je ne vais pas télégraphier mes coups à l’avance », a-t-il dit pour sa part. Quatre mois après l’investiture d’Obama, Leon Panetta, le directeur général de la CIA, a informé le président sur les dernières avancées de l’agence concernant la traque de Ben Laden. Obama s’est montré peu convaincu. En juin 2009, il a rédigé une note donnant l’ordre à Panetta de créer un « plan d’opération détaillé » afin de localiser le chef d’Al-Qaïda, et de s’assurer qu’ « aucun effort [ne serait] ménagé ».

En premier lieu, le président américain a intensifié le programme secret de la CIA concernant les drones : au cours de la première année de son mandat, il y a eu plus de missiles tirés au Pakistan que durant les huit années où George W. Bush était au pouvoir. Les terroristes en ont rapidement compris l’impact : en juillet, CBS a rapporté que dans un récent communiqué, Al-Qaïda avait mentionné les « courageux commandants » qui avaient été « enlevés » et les « nombreuses maisons cachées [qui avaient] été rasées ». Le document accusait les espions qui s’étaient « répandus à travers le pays comme des sauterelles » d’être responsables de cette situation « très préoccupante ». Cependant, Ben Laden demeurait introuvable. En août 2010, Panetta est retourné à la Maison-Blanche avec de meilleures nouvelles. Les analystes de la CIA pensaient avoir localisé le messager de Ben Laden, un homme d’une trentaine d’années nommé Abu Ahmed al-Kuwaiti. Kuwaiti conduisait un 4×4 blanc dont la housse du pneu de secours arborait l’image d’un rhinocéros blanc. La CIA a alors commencé à suivre la trace du véhicule. Un jour, un satellite a capturé des images du 4×4 en train de se garer dans une grande propriété bétonnée à Abbottabad. Ayant établi que Kuwaiti vivait là, des agents ont eu recours à des dispositifs de surveillance aérienne pour surveiller la propriété, qui était constituée d’une maison principale à trois étages, d’une dépendance et d’une poignée d’annexes. Ils ont constaté que les habitants de la propriété brûlaient leurs déchets au lieu de les sortir pour qu’ils soient collectés, et ils ont également conclu que la propriété était dépourvue de ligne téléphonique ou de connexion Internet. Kuwaiti et son frère faisaient des allées et venues, mais un autre homme, vivant au troisième étage, restait toujours à l’intérieur de la demeure. Quand ce troisième individu s’est enfin aventuré dehors, il est resté dans l’enceinte de la propriété. Des analystes ont alors supposé qu’il s’agissait de Ben Laden, et l’agence l’a surnommé The Pacer, le « meneur ».

La mission Ben Laden, établie au quartier général de la CIA, a permis une coopération plus étroite encore entre la CIA et le Pentagone.

Bien qu’enthousiasmé par la nouvelle, Obama n’était pas encore prêt à lancer une intervention militaire. D’après John Brennan, son conseiller dans la lutte contre le terrorisme, les conseillers du président ont ensuite commencé à « interroger les données pour voir si elles réfuteraient la théorie selon laquelle Ben Laden vivait bien là-bas ». La CIA a alors intensifié sa collecte de renseignements et, selon un rapport publié dans le Guardian, un médecin qui travaillait pour l’agence a lancé une campagne de vaccination à Abbottabad, dans l’espoir d’obtenir des échantillons d’ADN des enfants de Ben Laden. (Finalement, aucun habitant de la propriété n’a été vacciné.) Fin 2010, Obama a donné l’ordre à Panetta de commencer à étudier les différentes options pour effectuer une intervention militaire visant la propriété. Panetta a contacté l’amiral Bill McRaven, le SEAL chargé du JSOC. Traditionnellement, l’armée dominait la communauté des forces spéciales, mais au cours des dernières années, les SEAL avaient pris une importance grandissante. Eric Olson, supérieur de McRaven à l’époque de l’opération et commandant du Special Operations Command, ou SOCOM, est un amiral de la marine américaine, ancien commandant du DEVGRU.

En janvier 2011, McRaven a demandé à un membre du JSOC nommé Brian, ancien commandant adjoint du DEVGRU, de proposer un plan d’attaque. Le mois suivant, Brian – qui ressemble au quarterback d’une équipe universitaire de football américain – s’est installé dans un bureau banalisé au premier étage du quartier général de la CIA, à Langley, en Virginie. Il a recouvert les murs de son bureau de cartes topographiques et d’images satellites de la propriété d’Abbottabad. Auparavant, il était rattaché, avec six autres agents du JSOC, au département Pakistan/Afghanistan du Centre pour la lutte contre le terrorisme de la CIA, mais en pratique, ils agissaient de manière indépendante. Un haut responsable de la lutte contre le terrorisme qui visitait la redoute du JSOC m’a confié qu’il s’agissait d’une enclave d’une confidentialité et d’une discrétion inhabituelles. « Tout leur travail était soigneusement gardé secret », raconte le responsable. La coopération entre les unités des forces spéciales et la CIA remonte à la guerre du Vietnam. Cependant, la limite entre les deux communautés est de plus en plus floue, les agents de la CIA et les militaires s’étant déjà retrouvés au cours de plusieurs périodes de service en Irak et en Afghanistan. « Ces gens ont grandi ensemble », m’a expliqué un supérieur du département de la Défense des États-Unis. « Nous évoluons dans le même système, nous parlons le même langage. » (Comme pour illustrer cette tendance, le général David Petraeus, ancien commandant de la Force internationale d’assistance et de sécurité en Irak et en Afghanistan, a été directeur de la CIA de 2011 à 2012, tandis que Panetta, de son côté, a repris les rênes du département de la Défense jusqu’en 2013.) ulyces-gettingbenladen-07 La mission Ben Laden, établie au quartier général de la CIA – autorisée par les statuts juridiques de l’agence, mais dirigée par les agents de la marine militaire du DEVGRU –, a permis une coopération plus étroite encore entre la CIA et le Pentagone. John Radsan, un ancien juriste de l’agence, m’a confié que le raid d’Abbottabad avait donné lieu à « une intégration totale du JSOC dans une opération de la CIA ».

Opération Trident de Neptune

Le 14 mars, Obama a convoqué ses conseillers en matière de sécurité nationale dans la salle de crise de la Maison-Blanche, et passé en revue une feuille de calcul où se trouvait la liste des plans d’action potentiels contre la propriété d’Abbottabad. La plupart étaient adaptés de raids du JSOC ou de raids aériens. Dans certaines versions, il était question de coopérer avec l’armée pakistanaise ; mais ce n’était pas toujours le cas. Le président a finalement choisi de ne pas collaborer avec le Pakistan, ni même de l’informer. « Il n’était pas convaincu que le Pakistan puisse garder le secret pendant plus d’une nanoseconde », m’a confié l’un des conseillers principaux du président. Au terme de la réunion, Obama a donné à McRaven l’ordre de commencer à planifier le raid. Brian a invité James, le commandant de l’escadron Red Squadron du DEVGRU, et Mark, l’adjudant-maître, à le rejoindre au quartier général de la CIA. Ils ont passé les deux semaines et demie qui ont suivi à élaborer un moyen de pénétrer dans la maison de Ben Laden. Dans l’une des options, des hélicoptères en vol à l’extérieur d’Abbottabad laissaient l’équipe se faufiler, à pied, dans la ville. Néanmoins, le risque de se faire repérer était élevé, et les SEAL seraient fatigués par la longue course jusqu’à la propriété. Les planificateurs avaient envisagé de se frayer un chemin grâce à un tunnel – ou du moins, ils avaient imaginé que Ben Laden quitterait la maison par un tunnel. Mais les images fournies par l’Agence nationale du renseignement géospatial montraient qu’il y avait de l’eau stagnante à proximité, laissant supposer que la propriété se trouvait probablement dans une plaine d’inondation. Il était possible que la nappe phréatique se situe juste sous la surface, ce qui rendait l’existence d’un tunnel extrêmement peu probable. Finalement, les planificateurs ont convenu qu’il était plus logique de se poser directement dans la propriété. « L’objectif d’une opération spéciale, c’est précisément de faire ce à quoi les gens ne s’attendent pas, et en l’occurrence, là, personne n’aurait parié sur le fait que l’hélicoptère aurait pénétré dans la propriété, déposé les gars sur le toit pour ensuite atterrir dans la cour », m’a expliqué l’agent des forces spéciales.

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L’équipement des membres du Red Squadron

Le 29 mars, McRaven a transmis le plan à Obama. Les conseillers militaires du président étaient partagés. Certains approuvaient le raid, certains préféraient une attaque aérienne, et d’autres voulaient attendre d’obtenir plus d’informations. Robert Gates, le secrétaire de la Défense des États-Unis, était l’un des plus fervents opposants à l’assaut par hélicoptère. Gates a rappelé à ses collègues qu’il se trouvait dans la salle de crise de la Maison-Blanche durant la présidence de Jimmy Carter, lorsque les hauts fonctionnaires militaires avaient présenté l’opération Eagle Claw (« serre d’aigle ») de la Delta Force en 1980.

Son but était de secourir les otages américains retenus à Téhéran, mais elle s’était terminée par une terrible collision dans le désert iranien, coûtant la vie à huit soldats américains. Gates les a donc mis en garde : « À l’époque aussi, ils trouvaient que c’était une bonne idée. » Lui et le général James Cartwright, vice-président du Comité des chefs d’état-major interarmées, étaient en faveur d’une attaque aérienne menée par des Northrop B-2 Spirit, des bombardiers. Cette option permettait d’éviter que les Américains aient à poser le pied sur le sol pakistanais. Toutefois, les membres des forces aériennes ont calculé qu’ils auraient besoin d’une charge de 32 « bombes intelligentes » pesant 900 kilogrammes chacune pour descendre à neuf mètres sous terre et ainsi s’assurer que chaque bunker serait détruit. « L’explosion d’une telle charge provoquerait une secousse semblable à un tremblement de terre », assure Cartwright. La perspective de raser une ville pakistanaise a fait se raviser Obama. Il a ainsi abandonné l’option B-2 et ordonné à McRaven de commencer l’entraînement au raid. Brian, James et Mark ont constitué une équipe de 24 SEAL du Red Squadron et leur ont dit de se présenter le 10 avril sur un site couvert d’une dense forêt, en Caroline du Nord, pour un exercice d’entraînement. (Le Red Squadron est un des quatre escadrons du DEVGRU, qui compte en tout près de 300 agents.) Aucun SEAL – mis à part James et Mark – n’avait entendu parler des renseignements de la CIA à propos de la propriété de Ben Laden, du moins pas avant qu’un lieutenant-commandant ne pénètre dans le bureau du lieu de rendez-vous. Ce dernier a trouvé un général à deux étoiles venant du quartier général du JSOC assis à une table de conférence, en compagnie de Brian, James, Mark et de plusieurs analystes de la CIA. De toute évidence, il ne s’agissait pas d’un exercice d’entraînement. Le lieutenant-commandant a rapidement été « briefé ». Une réplique de la propriété avait été construite sur le site, des murs et des clôtures grillagées  délimitant le plan de la propriété. L’équipe a passé cinq jours à s’exercer aux manœuvres.

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La planque de Ben Laden à Abbottabad

Le 18 avril, la section du DEVGRU s’est rendue dans le Nevada pour une nouvelle semaine de répétitions. Le site d’entraînement était une longue étendue de désert appartenant au gouvernement, d’une altitude semblable à celle des alentours d’Abbottabad. Ils ont utilisé un bâtiment préexistant pour servir de réplique à la maison de Ben Laden. Les équipages ont prévu une trajectoire de vol semblable à celle entre Jalalabad et Abbottabad. Les manœuvres débutaient chaque nuit après le coucher de soleil. Douze SEAL – dont Mark – embarquaient à bord de l’ « hélico un ». Onze SEAL accompagnés d’Ahmed et Cairo se trouvaient à bord de l’ « hélico deux ». Les pilotes volaient dans l’obscurité, parvenaient à la fausse propriété et faisaient du surplace pendant que les SEAL descendaient en rappel. Les membres de l’équipe n’avaient pas tous l’habitude d’effectuer des assauts à bord d’hélicoptères. Avant cette mission, Ahmed travaillait à un poste administratif et n’était jamais descendu en rappel. Il a rapidement appris la technique. L’assaut prévu était maintenant au point. Le premier hélicoptère devait stationner au-dessus de la cour et lancer deux cordes dans le vide pour que les douze SEAL puissent y descendre en rappel. Le second hélicoptère, lui, volerait en direction de l’angle nord-est de la propriété pour permettre à Ahmed, Cairo et quatre SEAL de regagner le sol. Ils surveilleraient alors le périmètre du bâtiment. L’hélicoptère survolerait ensuite la maison, et James ainsi que les six autres SEAL descendraient sur le toit. Tant que tout se passait bien, Ahmed s’occuperait de tenir les voisins curieux à distance. Les SEAL et le chien pourraient l’y aider de façon plus agressive, si nécessaire. Dans le cas où ils auraient du mal à trouver Ben Laden, Cairo pourrait ensuite aller fouiller la maison pour y déceler de faux murs ou des portes dérobées. « C’était une opération relativement simple », m’a assuré l’agent des forces spéciales. « C’était comme tirer sur une cible dans une foire. » Un avion chargé d’invités est arrivé dans la nuit du 21 avril. L’amiral Mike Mullen, chef d’état-major de l’armée des États-Unis, ainsi qu’Olson et McRaven, étaient assis dans un hangar avec des employés de la CIA tandis que Brian, James, Mark et les pilotes faisaient un briefing sur le raid, qui avait été baptisé Operation Neptune’s Spear (« Opération Trident de Neptune »). Malgré le rôle prédominant du JSOC dans la Neptune’s Spear, la mission était officiellement une opération secrète de la CIA. Cette tactique discrète permettrait à la Maison-Blanche de cacher son implication dans la mission, si cela se révélait nécessaire. Comme l’a déclaré un responsable de la lutte contre le terrorisme : « Si on se pointe et que tout le monde est en mission de routine, on se barre et personne n’est au courant. »

Après avoir décrit les opérations, les porte-paroles ont répondu aux questions : et si la foule encerclait la propriété ? Les SEAL étaient-ils préparés à tirer sur des civils ? Olson – qui avait reçu une Silver Star pour sa bravoure durant l’incident Black Hawk Down (« la chute du faucon noir ») de 1993 à Mogadiscio, en Somalie – était inquiet car si un hélicoptère américain venait à être abattu sur le territoire pakistanais, cela engendrerait une catastrophe politique. Après environ une heure de questions, les hauts responsables et les analystes du renseignement sont retournés à Washington. Deux jours plus tard, les SEAL étaient de retour à Dam Neck, leur base en Virginie. Dans la nuit du mardi 26 avril, l’équipe des SEAL est montée à bord d’un C-17 Globemaster à la base aérienne Oceana, à quelques kilomètres de Dam Neck. Après une escale de ravitaillement à la base aérienne de Ramstein, en Allemagne, le C-17 a poursuivi sa route en direction de la base de Bagram, au nord de Kaboul. Les SEAL ont passé une nuit à Bagram, avant de reprendre leur route le jeudi vers Jalalabad. Ce jour-là, à Washington, Panetta a convoqué plus de dix hauts fonctionnaires de la CIA ainsi que des analystes pour une dernière réunion préparatoire. Panetta a demandé à ce que chaque participant lui dise, tour à tour, à quel point il était sûr que Ben Laden se trouvait à l’intérieur de la propriété d’Abbottabad. Le représentant de la lutte contre le terrorisme m’a rapporté que les pourcentages oscillaient entre 40 et 90-95 %, puis il a ajouté : « C’était une affaire de  circonstances. »

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Frappes de l’US Air Force sur Tora Bora en décembre 2001

Panetta était conscient que les analystes avaient des doutes, mais il était persuadé que les renseignements obtenus étaient plus fiables que tous ceux récoltés par la CIA sur Ben Laden depuis son vol à partir de Tora Bora. Tard le jeudi après-midi, Panetta et le reste de l’équipe de sécurité nationale se sont entretenus avec le président. Pendant plusieurs nuits, il n’y aurait pratiquement pas de clair de Lune sur Abbottabad – une condition idéale pour un raid. Il faudrait attendre un mois de plus pour que le cycle lunaire entre à nouveau dans sa phase la plus obscure. Plusieurs analystes du Centre national de la lutte contre le terrorisme ont été invités à critiquer l’analyse de la CIA. Ils ont estimé que la fiabilité des renseignements variait entre 40 et 60 %. Le directeur du centre, Michael Leiter, a jugé qu’il était préférable d’attendre une confirmation plus solide de la présence de Ben Laden à Abbottabad. Pourtant, comme me l’a confié Ben Rhodes, conseiller à la sécurité nationale, plus l’attente était longue, plus le risque d’une fuite augmentait, « ce qui aurait compromis la mission ». Juste après 19 h, Barack Obama a ajourné la réunion, disant qu’il déciderait le lendemain matin. Il est vrai que la nuit porte conseil. Le vendredi matin, le président a rencontré Tom Donilon, son conseiller à la sécurité nationale, Denis McDonough, un conseiller adjoint, ainsi que Brennan dans la Map Room, la « salle des cartes ». Obama avait opté pour l’assaut du DEVGRU, et McRaven devait choisir la nuit où aurait lieu l’opération. Il était trop tard pour attaquer le vendredi, et il y aurait trop de nuages le samedi. Le samedi après-midi, McRaven et Obama ont eu une conversation par téléphone, et McRaven a alors affirmé que le raid aurait lieu dans la nuit du dimanche. « Bonne route à vous et à vos hommes », lui a répondu Obama. « Veuillez leur transmettre ma gratitude pour leurs services et dites-leur que je suivrai personnellement cette mission de très près. »

 Le raid

Le matin du dimanche 1er mai, les responsables de la Maison-Blanche ont annulé les visites qui étaient programmées, commandé des plateaux de sandwichs de chez Costco et transformé la salle de crise en salle de commandement. À 11 h, les principaux conseillers d’Obama se sont retrouvés autour d’une large table de conférence. Ils étaient en vidéoconférence avec Panetta, au siège de la CIA, et avec McRaven, en Afghanistan. (Il y avait au moins deux autres centres de commandement, l’un se trouvant au Pentagone et l’autre au sein de l’ambassade américaine d’Islamabad.) Le général de brigade Marshall Webb, commandant adjoint du JSOC, s’est installé au bout d’une table laquée dans un petit bureau voisin et a allumé son ordinateur portable. Il a ouvert plusieurs fenêtres de discussions qui les gardaient, lui et la Maison-Blanche, en liaison avec les autres équipes de commandement. Le bureau où se trouvait Webb comportait le seul flux vidéo de la Maison-Blanche montrant la cible en direct, à partir d’un drone RQ-170 inoffensif qui volait à plus de 4 500 mètres d’altitude au-dessus d’Abbottabad. Les responsables de la planification au JSOC, bien déterminés à garder l’opération aussi secrète que possible, avaient décidé de ne pas utiliser d’autres chasseurs ou bombardiers. « Ça n’en valait pas la peine », m’a avoué l’agent des forces spéciales. Les SEAL étaient livrés à eux-mêmes.

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Barack Obama dans la situation room
Crédits : Pete Souza pour la Maison-Blanche

Obama est retourné à la Maison-Blanche à 14 h, après une partie de golf de neuf trous à la base aérienne d’Andrews. Les Black Hawk ont décollé de Jalalabad trente minutes plus tard. Juste avant 16 h, Panetta a annoncé au groupe dans la salle de crise que les hélicoptères arrivaient à Abbottabad. Obama s’est levé. « Je dois voir ça », a-t-il lancé, sortant dans le couloir en direction du petit bureau, avant de prendre place aux côtés de Webb. Le vice-président Joseph Biden, le secrétaire de la Défense Robert Gates et la secrétaire d’État Hillary Clinton l’ont suivi, ainsi que tous ceux qui pouvaient encore se faire une place dans le bureau.

Dans ce dernier, sur un écran LCD de taille modeste, le premier hélicoptère est apparu, granuleux et en noir et blanc, en train de survoler la propriété. Quand soudain, il a rencontré un problème. Lorsque le pilote a commencé à perdre le contrôle de l’hélicoptère, il a tiré sur le manche contrôlant le pas des pales, mais l’engin ne répondait plus. Les hauts murs de la propriété et la température élevée avaient provoqué la descente du Black Hawk dans son propre souffle : une situation aérodynamique dangereuse aussi connue sous le nom d’ « enfoncement avec puissance ». En Caroline du Nord, ce problème potentiel ne s’était pas manifesté, car le grillage utilisé durant l’entraînement laissait passer l’air. Un ancien pilote d’hélicoptère surentraîné aux opérations spéciales m’a confié, vis-à-vis de la situation dans laquelle s’était trouvée le pilote : « C’est plutôt effrayant, j’y ai moi-même eu droit. La seule façon de s’en sortir, c’est de pousser le manche vers l’avant et de voler hors de ce silo vertical dans lequel vous plongez. Cette solution demande de l’altitude. Si vous vous enfoncez avec puissance à 600 mètres d’altitude, vous avez tout le temps de remonter. Si vous vous enfoncez à quinze mètres, vous vous écrasez immanquablement au sol. » Le pilote a renoncé au plan de la descente en rappel et a cherché à poser l’engin. Il a choisi un enclos pour animaux dans la section ouest de la propriété. Les SEAL présents à bord de l’appareil se sont accrochés tandis que le rotor arrière se balançait, raclant le mur d’enceinte. Le pilote a fait piquer l’hélicoptère du nez pour le mener jusqu’au sol et éviter qu’il ne bascule sur le côté. Vaches, poulets et lapins détalaient en panique. Volant à une inclinaison de 45° au-dessus de l’enceinte, l’équipe du Black Hawk a envoyé un message de détresse aux Chinook au repos.

Leurs bottes s’enfonçaient dans la boue tandis qu’ils couraient le long du mur.

James et les SEAL observaient la scène depuis le second hélicoptère tandis qu’ils survolaient le coin nord-est de la propriété. Le second pilote, ne sachant pas si l’engin de ses collègues prenait feu ou s’il rencontrait des problèmes mécaniques, a laissé tomber son propre plan qui consistait à planer au-dessus du toit. Au lieu de quoi il s’est posé sur un terrain herbeux face à la maison. Aucun Américain n’avait encore pénétré dans la partie résidentielle de la propriété. Mark et son équipe se trouvaient à l’intérieur de l’hélicoptère posé d’un côté, et de l’autre, il y avait l’équipe de James. Les deux équipes étaient restées à peine une minute sur la cible, et la mission prenait déjà une tournure imprévue.

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« L’éternité, c’est l’instant entre le moment où on voit quelque chose aller de travers et celui où on entend le premier rapport radio », m’a confié l’agent des forces spéciales. Les responsables à Washington ont regardé l’enregistrement aérien, puis attendu une transmission, inquiets. Le conseiller principal du président a comparé cette expérience au fait d’assister au « climax d’un film ». Au bout de longues minutes, les douze SEAL à bord du premier hélicoptère ont retrouvé leurs repères et ont calmement fait savoir par radio qu’ils allaient procéder au raid. Ils avaient participé à tant d’opérations au cours des neuf dernières années que peu de choses pouvaient les prendre au dépourvu. Pendant les mois qui ont suivi le raid, les médias ont suggéré plusieurs fois que l’opération d’Abbottabad était tout aussi périlleuse que la mission Eagle Claw ou l’incident du « Black Hawk Down », mais le haut fonctionnaire du département de la Défense affirme que « ce n’était pas une mission exceptionnelle. C’était une opération parmi près de 2 000 autres ayant été effectuées au cours des deux dernières années, nuit après nuit. » Selon ses dires, effectuer un raid de nuit était aussi banal que de « tondre la pelouse ».

Rien que pour la nuit du 1er mai, les forces spéciales basées en Afghanistan ont accompli douze autres missions. Selon les responsables, ces opérations auraient permis d’abattre ou de capturer entre quinze et vingt cibles. « La plupart des missions ne dévient pas de leur route », dit-il. « Celle-là avait à peine commencé qu’elle partait dans la direction opposée. » Quelques minutes après avoir touché le sol, Mark et les autres membres de l’équipe ont commencé à sortir les uns après les autres par les portes latérales de l’appareil. Leurs bottes s’enfonçaient dans la boue tandis qu’ils couraient le long du mur de trois mètres de haut qui fermait l’enclos. Une équipe de démolition constituée de trois hommes s’est hâtée en direction du portail en métal, qui était fermé. Ils ont alors fouillé dans leurs sacs contenant les explosifs et placé une charge de C-4 sur les gonds. Après une forte détonation, la porte s’est ouverte. Les neuf autres SEAL se sont engouffrés dans l’ouverture et ont atterri dans une allée étroite, se retrouvant dos à l’entrée principale de la maison. Ils ont descendu l’allée, leurs fusils d’assaut équipés de silencieux pressés contre leurs épaules. Mark restait en arrière pour établir une communication radio avec l’autre équipe. Au bout de l’allée, les Américains ont fait sauter un autre portail verrouillé, pénétrant ainsi dans une cour, face à la dépendance – celle où Abu Ahmed al-Kuwaiti, le messager de Ben Laden, vivait avec sa femme et ses quatre enfants.

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Le plan du repère de Ben Laden

Trois SEAL en première ligne se sont détachés du groupe pour aller inspecter la maison, tandis que les neuf autres faisaient exploser un nouveau portail pour entrer dans la cour intérieure, devant la maison principale. Lorsque les membres de la plus petite unité ont tourné à l’angle pour arriver sur l’entrée de la dépendance, ils ont vu Kuwaiti se précipiter à l’intérieur pour prévenir sa femme et ses enfants. À travers les lunettes de vision nocturne, la scène paraissait pixelisée et prenait une teinte vert émeraude. Kuwaiti, vêtu d’une tunique blanche et à présent équipé d’une arme, retournait à l’extérieur quand les SEAL ont fait feu et l’ont abattu. Les neuf autres SEAL, parmi lesquels se trouvait Mark, ont formé des unités de trois afin de s’assurer que la voie était libre dans la cour intérieure. Les Américains se doutaient que plusieurs hommes se trouvaient encore à l’intérieur de la maison : le frère de Kuwaiti, Abrar, âgé de 33 ans ; les fils de Ben Laden, Hamza et Khalid ; et Ben Laden lui-même. La première unité avait à peine pénétré dans la cour pavée devant l’entrée principale de la maison quand Abrar, un homme trapu et moustachu portant une tunique crème, est apparu armé d’un AK-47. Il a reçu une balle dans la poitrine, un coup fatal, tout comme sa femme Bushra, qui se tenait à côté de lui, désarmée.

 Geronimo

Hors de l’enceinte de la propriété, Ahmed, l’interprète, patrouillait le long du chemin boueux s’étirant devant la demeure de Ben Laden, comme un simple officier de police pakistanais en civil. Il avait fière allure dans sa tunique et son gilet pare-balles. Lui, Cairo le chien et quatre SEAL devaient boucler le périmètre de la maison tandis que James, accompagné de six autres SEAL – le contingent qui aurait dû atterrir sur le toit –, rentrait à l’intérieur. Pour l’équipe de patrouille, les quinze premières minutes se sont déroulées sans encombre. Les voisins avaient certainement entendu les hélicoptères voler à basse altitude, le bruit du crash et les coups de feu entrecoupés d’explosions qui avaient suivi, mais personne n’était sorti voir ce qu’il se passait. Un habitant du quartier a pris note du tumulte en postant sur Twitter : « Un hélicoptère qui tourne au-dessus d’Abbottabad à une heure du matin (ça n’arrive pas souvent). »

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Cairo, le chien des SEAL

Finalement, quelques Pakistanais curieux se sont approchés pour se renseigner sur toute cette agitation de l’autre côté de l’enceinte. « Rentrez chez vous », leur a dit Ahmed en pachto, tandis que Cairo montait la garde. « Une opération de sécurité est en cours. » Ils sont alors retournés chez eux, sans même réaliser qu’ils venaient de s’adresser à un Américain. Quand les journalistes sont arrivés les jours suivants dans la banlieue de Bilal, un résident leur a raconté : « J’ai vu des soldats sortir des hélicos et foncer en direction de la maison. Certains d’entre eux nous ont dit dans un pachto parfait d’éteindre les lumières et de rester à l’intérieur. »

Pendant ce temps-là, James, le commandant de l’escadron, avait percé une ouverture dans un mur. Il a traversé une partie de la cour pleine de treillages, créé une ouverture dans un autre mur et rejoint les SEAL de l’hélico un, qui étaient en train d’investir le rez-de-chaussée de la maison. Ce qui s’est passé ensuite n’est pas très clair. « Ce que je peux vous dire, c’est que pendant un moment, environ 20-25 minutes, personne n’avait la moindre idée de ce qui se passait réellement », a raconté plus tard Panetta au journal télévisé PBS NewsHour. Avant ce moment, les opérations étaient suivies avec attention par des dizaines de responsables de la Défense, des renseignements et de la Maison-Blanche qui regardaient les images en direct, filmées par le drone. Contrairement à une information de CBS largement diffusée, les SEAL ne portaient pas de caméra sur leur casque. Aucun d’entre eux ne connaissait à l’avance le plan de la maison, et ils se pressaient d’autant plus qu’ils réalisaient que dans quelques minutes à peine, ils mettraient peut-être fin à la chasse à l’homme la plus coûteuse de l’histoire des États-Unis. C’est pourquoi il est possible que certains de leurs souvenirs, sur lesquels se base cet article, soient imprécis – et donc discutables.

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La queue du Black Hawk retrouvée dans le jardin

Alors que les enfants d’Abrar couraient se mettre à l’abri, les SEAL ont commencé à inspecter le premier étage de la maison principale, une pièce après l’autre. Les Américains avaient pensé que la maison pourrait être piégée, mais la présence d’enfants dans la propriété laissait supposer le contraire. « Là, ce n’était plus la peine d’être aussi vigilant », m’a avoué l’agent des forces spéciales. « Est-ce que Ben Laden s’endormait chaque soir en se disant : “Ils viendront la nuit d’après” ? Certainement pas. Peut-être était-ce le cas pendant un an ou deux, au début, mais plus maintenant. » Il avait tout de même pris des précautions pour sa sécurité. Une porte en métal barrait l’accès aux escaliers qui menaient au deuxième étage, ce qui faisait du premier une sorte de cage. Après avoir fait sauter la porte avec des explosifs, trois SEAL ont grimpé l’escalier. Ils étaient à mi-chemin lorsqu’ils ont vu Khalid, le fils de Ben Laden âgé de 23 ans, tendre le cou à l’angle. Il a ensuite surgi en haut de l’escalier armé d’un AK-47. Khalid, qui portait un T-shirt blanc au col étiré, des cheveux courts et une barbe bien taillée, a ouvert le feu sur les Américains. Les responsables de la lutte contre le terrorisme affirment qu’il était inoffensif, mais représentait tout de même une menace non-négligeable. « Quand un homme adulte descend les escaliers dans votre direction en pleine nuit, dans la pénombre d’une maison d’Al-Qaïda, vous supposez d’abord que c’est un ennemi. » Deux SEAL au moins ont répliqué et tué Khalid. Selon les carnets que les SEAL portaient avec eux, il y avait jusqu’à cinq hommes adultes qui vivaient dans la propriété. À présent, trois d’entre eux étaient morts. Le quatrième, Hamza – l’autre fils de Ben Laden –, n’était pas dans la propriété. Il ne restait donc plus que Ben Laden.

Avant le début de la mission, les SEAL avaient créé une liste de mots de code sur le thème des Indiens d’Amérique. Chaque mot représentait une étape précise de la mission : le départ de Jalalabad, l’entrée au Pakistan, l’approche de la propriété, etc. « Geronimo » signifiait que Ben Laden avait été trouvé. Trois SEAL ont contourné le corps de Khalid et fait sauter une nouvelle porte en métal, qui bloquait l’escalier menant au troisième étage. Se précipitant en haut de l’escalier plongé dans l’obscurité, ils ont scruté le palier. Sur la dernière marche, le SEAL à la tête du groupe a tourné à droite : grâce à ses lunettes de vision nocturne, il a pu distinguer un homme grand, élancé, portant une barbe longue comme son poing, qui l’observait de derrière la porte d’une chambre, à trois mètres de là. Le SEAL a immédiatement pressenti qu’il s’agissait de Crankshaft. (Le responsable de la lutte contre le terrorisme affirme que le SEAL a d’abord vu Ben Laden sur le palier, qu’il a tiré, mais raté sa cible.) Les Américains se sont précipités vers la porte de la chambre. Le premier SEAL l’a ouverte. Deux des femmes de Ben Laden se sont placées devant lui. Amal al-Fatah, la cinquième femme de Ben Laden, criait en arabe. Elle se mouvait comme si elle allait attaquer. Le SEAL a alors baissé le regard et lui a tiré une fois dans le mollet. Craignant qu’au moins une des deux femmes ne porte une ceinture d’explosifs, il s’est approché, les a entourées de ses bras, avant de les éloigner. Il serait sûrement mort si elles avaient explosé, mais en les enveloppant de la sorte, il aurait absorbé une partie de l’explosion et aurait pu sauver les deux SEAL qui se trouvaient derrière lui. Finalement, aucune des deux femmes ne portait une telle ceinture.

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Oussama Ben Laden dans une de ses vidéos

Un deuxième SEAL est entré dans la pièce et a pointé le laser infrarouge de son M4 sur le torse de Ben Laden. Le chef d’Al-Qaïda, portant une tunique brun clair et une calotte musulmane, s’est figé. Il n’était pas armé. « Il n’a jamais été question de détention ou de capture, ce n’était pas une décision prise à la dernière seconde. Personne ne voulait de détenus », explique le chef des forces spéciales. (La Maison-Blanche maintient, elle, que si Ben Laden s’était rendu sur-le-champ, il aurait été capturé vivant.) Neuf ans, sept mois et vingt jours après les attentats du 11 septembre, un SEAL américain était en capacité de tuer Ben Laden. Pour cela, il lui suffisait d’appuyer sur la gâchette. Le premier tir, une cartouche de 5,56 × 45 mm, a atteint l’homme en pleine poitrine. Tandis qu’il tombait à la renverse, le SEAL lui a tiré une seconde cartouche dans la tête, juste au-dessus de l’œil gauche. Dans sa radio, il a prononcé ces mots : « Pour Dieu et la patrie – Geronimo, Geronimo, Geronimo. » Après une pause, il a ajouté : « Geronimo E.K.I.A. », « ennemi tué au combat ». Lorsqu’il a entendu ces paroles à la Maison-Blanche, Obama s’est pincé les lèvres, puis, sans s’adresser à personne en particulier, a déclaré d’un ton solennel : « On l’a eu. »

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Relâchant sa prise sur les deux femmes de Ben Laden, le premier SEAL leur a passé des menottes en plastique aux poignets avant de les faire descendre au rez-de-chaussée. Au même moment, deux de ses collègues se sont précipités à l’étage avec une housse mortuaire en nylon. Ils l’ont déroulée, se sont agenouillés de part et d’autre de Ben Laden, et ont placé son corps à l’intérieur. 18 minutes s’étaient écoulées depuis l’arrivée de l’équipe du DEVGRU sur les lieux. Pendant les vingt minutes qui ont suivi, la mission s’est transformée en opération de collecte de renseignements. Quatre hommes ont écumé le deuxième étage, des sacs plastique à la main, et ont récupéré des clés USB, des CD, des DVD et des ordinateurs dans la pièce qui avait entre autres fait office de studio télé de fortune pour Ben Laden.

Durant les semaines qui ont suivi, des groupes de travail mis en place par la CIA ont examiné les fichiers, et ils en ont conclu que Ben Laden était resté beaucoup plus impliqué dans les activités opérationnelles d’Al-Qaïda que de nombreux responsables américains l’avaient pensé. Il avait élaboré des plans dans l’optique d’assassiner Obama et Petraeus, de préparer une attaque colossale pour l’anniversaire du 11 septembre et d’attaquer des trains américains. Les SEAL ont également trouvé des archives pornographiques numériques. « On en trouve dans les ordinateurs de toutes ces personnes, qu’elles vivent en Somalie, en Irak ou en Afghanistan », confie l’agent des forces spéciales. Les robes dorées que Ben Laden portait dans ses messages vidéo étaient accrochées dans la salle d’enregistrement, derrière un rideau. À l’extérieur, les Américains rassemblaient femmes et enfants – tous menottés – et les faisaient asseoir contre un mur, face au deuxième Black Hawk qui, lui, était intact. Le seul membre de l’équipe qui parlait couramment arabe les a interrogés. Les enfants avaient presque tous moins de dix ans. Ils semblaient tout ignorer de l’occupant du troisième étage. Ils savaient simplement que c’était « un type âgé ». Aucune des femmes n’a confirmé qu’il s’agissait de Ben Laden, bien que l’une d’entre elles ne cessait de l’appeler le cheikh. Lorsque le Chinook appelé en renfort est finalement arrivé, un médecin est descendu et il s’est agenouillé près du cadavre. Plantant une seringue dans le corps de Ben Laden, il en a extrait deux échantillons de moelle osseuse. D’autres échantillons d’ADN ont aussi été prélevés. L’un des échantillons de moelle a été transporté dans le Black Hawk. L’autre a suivi le corps de Ben Laden dans le Chinook.

Alors qu’un incendie faisait rage dans l’enceinte de la propriété, les Américains se sont envolés.

Après cela, les SEAL devaient détruire le Black Hawk endommagé. Le pilote, armé d’un marteau qu’il conservait pour ce genre de situations, a fracassé le tableau de bord, la radio et les autres appareils classifiés dans le cockpit. C’est ensuite l’unité de démolition qui a pris le relais. Ils ont placé des explosifs près des systèmes avioniques, de l’équipement de communication, du moteur et de la tête du rotor. « On n’allait pas cacher le fait qu’il s’agissait un hélicoptère », m’a dit l’agent des forces spéciales. « Mais on voulait le rendre inutilisable. » Les SEAL ont rajouté des explosifs sous le châssis de l’hélicoptère, ont fait rouler des grenades thermites à l’intérieur du corps de l’appareil, puis se sont reculés. Le premier hélicoptère a explosé alors que l’équipe de démolition embarquait à bord du Chinook. Les femmes et les enfants, laissés aux mains des autorités pakistanaises, ont regardé les SEAL monter à bord des hélicoptères, à la fois perplexes, effrayés et choqués. Amal, la femme de Ben Laden, continuait à proférer des menaces. Puis, alors qu’un incendie faisait rage dans l’enceinte de la propriété, les Américains se sont envolés.

Mission accomplie

À l’intérieur de la salle de crise, Obama a déclaré : « Je ne vais pas me réjouir tant que ces hommes ne seront pas sortis sains et saufs. » Après avoir passé 38 minutes au sein de la propriété, les deux équipes des SEAL devaient entreprendre le long trajet qui les ramènerait en Afghanistan. Le Black Hawk commençait à manquer de carburant et devait retrouver le Chinook au point de ravitaillement qui se situait près de la frontière afghane, toujours sur le territoire pakistanais. Il leur a fallu 25 minutes pour remplir leur réservoir. Biden, qui était en train de tripoter son chapelet, s’est tourné vers Mullen, le chef d’état-major des armées des États-Unis. « Nous devrions tous aller à la messe ce soir », lui a-t-il dit. L’hélicoptère a atterri à Jalalabad aux alentours de trois heures du matin. McRaven et le chef de station de la CIA ont rejoint l’équipe sur le tarmac. Deux SEAL ont déchargé la housse mortuaire et l’ont ouverte afin que les deux hommes puissent voir de leurs propres yeux le cadavre de Ben Laden. Des photos de son visage ont été prises, puis de son corps figé. D’après les informations dont ils disposaient, Ben Laden mesurait 1 m 93, mais personne n’avait de mètre pour mesurer la taille du corps. Alors, un SEAL mesurant 1 m 83 s’est allongé à côté du cadavre. Ce dernier mesurait à vue d’œil dix centimètres de plus que l’Américain. Quelques minutes plus tard, McRaven est apparu sur l’écran de vidéoconférence de la salle de crise, et a confirmé que le corps de Ben Laden était bien dans la housse. Le cadavre a ensuite été envoyé à la base aérienne de Bagram. ulyces-gettingbenladen-15 Pendant tout ce temps, les SEAL avaient prévu de larguer le cadavre dans la mer, une façon brutale de mettre fin au mythe de Ben Laden. Ils avaient procédé de la sorte lors d’une précédente mission. Pendant une opération en hélicoptère du DEVGRU en Somalie, en septembre 2009, des SEAL avaient tué Saleh Ali Saleh Nabhan, l’un des chefs d’Al-Qaïda en Afrique de l’Est. Le corps de l’homme avait ensuite été acheminé en avion jusqu’à un navire dans l’océan Indien, où il avait reçu les rites musulmans de circonstance avant d’être jeté par-dessus bord. Cependant, avant de réserver le même sort à Ben Laden, John Brennan a passé un coup de fil. Brennan, qui avait été chef de station de la CIA à Riyad, a ainsi contacté un ancien homologue des renseignements saoudiens. Il lui a expliqué les événements et l’a informé qu’ils comptaient jeter la dépouille de Ben Laden dans la mer. Brennan savait que la famille de Ben Laden jouait toujours un rôle important dans le royaume, et qu’à une époque, Oussama avait été citoyen saoudien. Il voulait donc savoir si le gouvernement saoudien souhaitait récupérer le corps. « Ton idée me semble bonne », a répliqué le Saoudien. À l’aube, le cadavre de Ben Laden a été chargé dans un Boeing-Bell V-22 Osprey, accompagné d’un agent de liaison du JSOC et d’un agent de sécurité de la police militaire. L’avion a volé vers le sud, en destination du pont de l’USS Carl Vinson, un porte-avions américain polyvalent à propulsion nucléaire mesurant 333 mètres de long, stationné dans la mer d’Arabie, au large des côtes du Pakistan. Les Américains étaient sur le point de traverser une fois de plus l’espace aérien pakistanais sans permission. Certains responsables s’inquiétaient que les Pakistanais, piqués dans leur orgueil par l’opération en solo à Abbottabad, ne limitent l’accès de l’Osprey. L’avion a finalement atterri sur le Vinson sans incident. La corps de Ben Laden a été lavé, emmailloté dans un linceul blanc, pesé, puis glissé dans une housse. Brennan a rapporté aux journalistes que la procédure avait été effectuée « dans la stricte conformité des préceptes et des pratiques islamiques ». L’agent de liaison du JSOC, le contingent de la police militaire, et plusieurs marins ont placé le corps enveloppé dans un ascenseur à ciel ouvert. Ils sont également montés à l’intérieur et sont descendus au dernier niveau, qui sert de hangar pour les avions. Ils étaient à environ six ou huit mètres au-dessus des vagues lorsqu’ils ont jeté le corps à la mer. De retour à Abbottabad, les résidents de la banlieue de Bilal, ainsi que des dizaines de journalistes, convergeaient vers la propriété de Ben Laden, et la lumière du matin a permis d’éclairer la confusion de la nuit passée. Le mur de l’enclos était recouvert d’une suie noire, résultat de l’explosion du Black Hawk. Une partie de la queue de l’engin pendait du mur. Il était évident qu’une opération militaire s’était déroulée à cet endroit-là. « Je suis heureux que personne n’ait été blessé dans l’accident, mais d’un autre côté, je suis content que nous ayons laissé l’hélicoptère sur place », m’a confié l’agent des forces spéciales. « Il a fait taire les objections conspirationnistes et confère une grande crédibilité à l’opération. Les gens seront obligés de croire ce qu’on raconte, l’hélicoptère calciné en est la preuve. »

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Barack Obama annonce la mort d’Oussama ben Laden
Crédits : Pete Souza pour la Maison-Blanche

Après le raid, la diplomatie pakistanaise était dans tous ses états et a tenté de réparer les dégâts. Dans le Washington Post, le président Asif Ali Zardari a écrit : « Ben Laden ne se trouvait pas là où nous le pensions, mais désormais, il n’est plus. » Il a ajouté que « dix ans de coopération et d’alliance entre les États-Unis et le Pakistan [avaient] conduit à l’élimination d’Oussama ben Laden ». Les responsables de l’armée pakistanaise se sont montrés plus cyniques. Ils ont arrêté au moins cinq Pakistanais pour être venus en aide à la CIA. Parmi eux se trouvait le médecin qui avait lancé la campagne de vaccination à Abbottabad. Plusieurs organes de presse pakistanais, notamment Nation, un journal nationaliste rédigé en anglais – considéré comme un organe de propagande de la Direction pour le renseignement inter-services pakistanaise (ISI) –, ont publié ce qu’ils affirmaient être le nom du chef de station de la CIA à Islamabad. (Shireen Mazari, un ancien éditeur de Nation m’a confié : « Nos intérêts et ceux des Américains ne coïncident pas. ») Cependant, le nom publié n’était pas le bon, et l’agent de la CIA a décidé de conserver ses fonctions là-bas. La maison de Ben Laden était proche de l’Académie militaire du Pakistan, certains ont donc évoqué la possibilité que l’armée, voire l’ISI, ait pu aider à protéger Ben Laden. Comment était-il possible que le chef d’Al-Qaïda vive si près de l’académie sans que personne ne fût au courant ? Les doutes ont été renforcés après que le Times a révélé que de hauts responsables du Harakat ul-Mujahidin, un groupe djihadiste étroitement lié à L’ISI, figuraient dans les contacts d’au moins un téléphone portable retrouvé dans la maison de Ben Laden. Bien que des responsables américains aient affirmé que des dirigeants pakistanais avaient très certainement aidé Ben Laden à se cacher à Abbottabad, personne n’en a encore apporté la preuve formelle. La mort de Ben Laden était une victoire symbolique pour la Maison-Blanche, qui devait commencer à évacuer ses troupes stationnées en Afghanistan. Sept semaines plus tard, Obama a fixé un calendrier du retrait des troupes. Malgré cette annonce, les activités américaines de lutte contre le terrorisme au Pakistan, c’est-à-dire les opérations secrètes mises en place par la CIA et le JSOC, ne seraient pas moins nombreuses – du moins pas dans un futur proche. Depuis le 2 mai, de nombreuses attaques de drones ont été comptabilisées au Waziristan du Nord et au Waziristan du Sud. Ilyas Kashmiri, l’un des chefs d’Al-Qaïda, a trouvé la mort dans l’une de ces attaques, alors qu’il prenait le thé dans un verger de pommiers.

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Vue aérienne d’Abbottabad
Crédits : Historypak

Le succès de l’opération contre Ben Laden a été le sujet de nombreuses conversations au sein des renseignements et de l’armée. D’autres terroristes valaient-ils la peine de prendre le risque de lancer un nouvel assaut par hélicoptère dans une ville pakistanaise ? « Si nous avions le moyen de trouver certaines personnes, nous les poursuivrions sans hésiter », m’a rapporté Cartwright. Il a notamment cité Ayman al-Zawahiri, le nouveau chef d’Al-Qaïda – qui se trouverait apparemment au Pakistan –, et Anwar al-Awlaki, un imam américain résidant au Yémen (qui a finalement été abattu le 30 septembre 2011). Cartwright a insisté sur le fait que « les poursuivre » n’impliquait pas nécessairement de déclencher un autre raid du DEVGRU. L’agent des forces spéciales, lui, était plus catégorique dans ses mots. Selon lui, un précédent a été établi pour les opérations en solo à l’avenir. « Aujourd’hui, les gens savent que nous pouvons assumer une telle initiative », assure-t-il. Le conseiller principal du président a ajouté que « pénétrer dans l’espace aérien d’un pays en secret est toujours une option envisageable si la mission en vaut la chandelle ». Quant à Brennan, voilà ce qu’il m’a confié : « Il va sans dire qu’après cette opération, nous sommes encore plus confiants dans ce que l’armée américaine peut accomplir. » Le 6 mai, Al-Qaïda a confirmé la mort de Ben Laden et a publié un communiqué félicitant « la communauté islamique » pour « le martyr de son bon fils Oussama ». Les auteurs ont promis aux Américains que « leur joie se transformerait en souffrance et que leur sang se mêlerait à leurs larmes ».

Ce jour-là, le président Obama s’est rendu à la base militaire de Fort Campbell dans le Kentucky, qui est la base du 160th SOAR, afin de rencontrer l’unité du DEVGRU et les pilotes qui avaient participé à l’assaut. Les SEAL, rentrés d’Afghanistan plus tôt dans la semaine, avaient fait le voyage depuis la Virginie. Biden, Tom Donilon et une dizaine d’autres conseillers de sécurité nationale étaient également présents. McRaven a accueilli Obama sur le tarmac. (Ils s’étaient déjà entretenus à la Maison-Blanche quelques jours auparavant, et le président lui avait offert un mètre.) McRaven a conduit le président et son équipe dans un bâtiment de plain-pied à l’autre bout de la base. Ils ont pénétré dans une pièce sans fenêtres, à la moquette élimée, qui était éclairée par des néons et comportait trois rangs de chaises pliantes en métal. McRaven, Brian, les pilotes du 160th et James se sont entretenus avec le président à tour de rôle. Ils avaient reconstitué un modèle en trois dimensions de la propriété de Ben Laden et ont retracé leur manœuvre à l’aide d’un pointeur laser. Une image satellite de la propriété était projetée au mur, avec une carte indiquant la trajectoire de vol des troupes au Pakistan et en dehors. La réunion a duré environ 35 minutes. Obama a demandé comment Ahmed avait réussi à tenir les résidents du quartier à l’écart. Il a aussi posé des questions sur le Black Hawk tombé à terre, et a demandé si les températures élevées d’Abbottabad avaient joué un rôle dans l’accident. (Le Pentagone a effectué une enquête officielle sur ce dernier.) Quand James, le commandant de l’escadron, s’est exprimé, il a d’abord énuméré toutes les bases opérationnelles avancées de l’est de l’Afghanistan qui avaient été nommées d’après les SEAL morts au combat. « Tout ce que nous avons fait ces dix dernières années nous a préparés à ce moment », a-t-il dit à Obama. Ben Rhodes, le conseiller adjoint à la sécurité nationale, qui avait fait le trajet avec Obama, a affirmé que le président était « en admiration devant ces hommes ». « La visite de la base était extraordinaire », a-t-il ajouté. « Ils savaient que c’était l’enjeu principal de sa présidence. Et lui savait qu’ils mettaient leur propre vie en jeu. »

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L’insigne du Red Squadron durant l’opération

Alors que James parlait de l’attaque, il a évoqué le rôle de Cairo. « Il y avait un chien ? » l’a interrompu Obama. James a acquiescé et expliqué que Cairo se trouvait dans une pièce voisine, muselé, à la disposition des services secrets. « Je veux rencontrer ce chien », a déclaré Obama. « Si vous souhaitez le rencontrer, monsieur le président, je vous conseille d’apporter des friandises », a plaisanté James. Obama est allé caresser Cairo, mais le chien est demeuré muselé. Après quoi le président et ses conseillers sont passés dans une deuxième pièce, au bout du couloir, où étaient rassemblées d’autres personnes ayant participé à la mise en place de l’attaque. Parmi elles se trouvaient des logisticiens, des chefs d’équipe et des adjoints du SEAL. Obama a remis à l’équipe une distinction, la Presidential Unit Citation, réservée aux unités de l’armée américaine. Il a ensuite déclaré : « Nos membres des renseignements ont effectué un travail remarquable. J’étais sûr à 50 % que Ben Laden se trouvait à Abbottabad, mais j’avais une confiance absolue en vous. Vous êtes littéralement la meilleure unité spéciale réduite qui ait jamais existé. » L’équipe du raid a ensuite offert au président le drapeau américain embarqué à bord du Chinook, l’engin venu prêter main forte aux SEAL. Le drapeau, qui mesurait 90 × 150 cm, avait été étendu, repassé et encadré. Les SEAL et les pilotes l’avaient signé au dos, et sur l’avant du drapeau, on pouvait lire l’inscription : « De l’opération Neptune’s Spear effectuée par le JSOC, 1er mai 2011 : “Pour Dieu et la patrie. Geronimo.” » Obama a alors promis de placer ce cadeau dans un endroit privé et cher à ses yeux. Avant de retourner à Washington, le président a pris des photos avec chaque membre de l’équipe et discuté avec nombre d’entre eux, mais il y a un sujet qu’il n’a pas abordé. Il n’a jamais demandé qui avait tiré le coup fatal, et les SEAL n’ont jamais proposé de le lui dire.* *On a depuis appris l’identité du tireur, le Premier maître Robert O’Neill.


Traduit de l’anglais par Marine Bonnichon d’après l’article « Getting Bin Laden », paru dans le New Yorker. Couverture : Barack Obama entouré des hauts responsables de son gouvernement assistent à l’opération, par la Maison-Blanche. Création graphique par Ulyces.