C’est l’une des plus grosses fuites d’informations officielles de la décennie : le New York Times est parvenu à se procurer plus de 400 pages d’un rapport confidentiel de Pékin, avant d’en révéler le contenu le 16 novembre 2019. Elles portent sur la détention de masse des Ouïghours, cette minorité musulmane et turcophone qui vit majoritairement dans la province chinoise du Xinjiang.
Certains documents rapportent des discours confidentiels du président chinois Xi Jinping, qui demandait aux autorités régionales d’utiliser « sans pitié les outils de la dictature » contre « le terrorisme, l’infiltration et le séparatisme ». D’autres documents décrivent la mise en oeuvre de cette politique, comme par exemple un guide à l’attention des agent·e·s qui entreraient en contact avec les étudiant·e·s. Il indiquait les réponses à leur apporter quand, après les vacances d’été, ces jeunes gens trouvaient leurs maisons vides et apprenaient l’arrestation de leur famille.
D’après les documents, les agent·e·s étaient donc chargé·e·s d’expliquer dans un premier temps que la famille avait été infectée par le « virus » de l’islam radical, qu’il fallait éradiquer au plus vite. L’étudiant·e était ensuite soumis·e à différentes menaces destinées à l’obliger à suivre à la lettre les valeurs du Parti communiste.
Sous prétexte de lutter contre le séparatisme et le terrorisme, cette politique d’internement des musulmans du Xinjiang a été développée depuis des années et, en janvier dernier, l’association Human Rights Watch évaluait à 800 000 le nombre de personnes emprisonnées dans des camps d’endoctrinement, où leur culture est proscrite. Un mois plus tard, il aurait dépassé le million d’après différentes ONG, mais la Chine continue de démentir ces chiffres et préfère parler de « centres de formation ». Ces camps ont une histoire longue et tragique.
Sept jours en enfer
Un visage impassible émerge du col d’une chemise. Pull gris sur mur gris, la silhouette au crâne chauve se démarque à peine dans le décor de la vidéo. C’est une apparition pour ceux qui avaient annoncé sa mort. Comme un fantôme, Abdurehim Heyit se rappelle aux vivants. « Nous sommes le 10 février 2019 », dit-il sur le ton de la confession forcée. « Je fais l’objet d’une enquête pour violation présumée de la loi nationale », ajoute le musicien ouïghour arrêté en 2017 dans le Xinjiang, une région de Chine traditionnellement musulmane. « Je suis en bonne santé et je n’ai jamais été victime de violence. »
Ces images diffusées par les autorités chinoises afin de couper court aux rumeurs d’exécution se sont retournées contre elles. Depuis mardi 12 février 2019, les Ouïghours dont des proches ont disparu réclament des preuves de vie sous le hashtag #MeTooUyghur. Près d’un million de personnes de cette minorité de l’est du pays seraient détenues dans des camps d’endoctrinement où leur culture est proscrite. « Je ne sais pas pourquoi mon père a été emprisonné, il n’a violé aucune loi et n’est passé devant aucun tribunal », témoigne Aibota Serik, la fille d’un imam de Tarbagatay qu’on n’a plus revu depuis février 2018. La jeune femme vit désormais à Almaty, la capitale du Kazakhstan.
En Chine, les Ouïghours ont peur de témoigner, explique Bekmurat Nusupkan uulu, lui aussi en exil. « Mon beau-père est venu me voir en février 2018 », raconte-t-il. « Depuis chez moi, il a appelé son fils en Chine pour avoir de ses nouvelles. Peu après, le jeune homme a été arrêté et envoyé dans un camp politique. » Orynbek Koksybek est passé par l’une de ces prisons. « J’ai passé sept jours en enfer là-bas », glisse-t-il. « Mes mains étaient liées, mes jambes attachées. Ils m’ont jeté dans une fosse et ont versé de l’eau. Je ne me souviens pas de ce qui s’est passé ensuite. » Il n’a été libéré qu’à la condition d’apprendre 3 000 mots en chinois. Mais pour des centaines de milliers d’autres Ouïghours, les portes sont toujours closes.
Une prison à ciel ouvert
Le silence règne à Ürümqi, dans le nord-ouest de la Chine. En ce doux mois de septembre 2018, le calme des steppes enveloppe cet oasis de béton situé à plus de 2 500 kilomètres de la mer. La capitale du Xinjiang a la réputation d’être la ville la plus continentale au monde. À l’aplomb de ses longues barres d’immeubles, des bandes de papiers blanc sont disposées en diagonale aux portes closes de plusieurs boutiques. Elles portent des numéros, signes que les propriétaires ne reviendront pas. Car beaucoup sont aujourd’hui détenus.
En janvier, l’association Human Rights Watch évaluait à 800 000 le nombre de personnes internées dans ce Far West chinois deux fois plus grand que l’Allemagne. Aujourd’hui, la barre du million est passée à en croire des universitaires citées par le New York Times. Alors que la région ne réunit que 2 % de la population du pays, elle fut le théâtre d’un cinquième de ses arrestations en 2017, pointe un rapport de l’ONG China Human Rights Defenders, basée à Hong Kong. Les détenus sont tous Ouïghours. Majoritaires au Xinjiang (45 % contre 40 % pour les Han), ils appartiennent à une minorité aussi éloignée de Pékin géographiquement que culturellement, puisqu’elle pratique l’islam et parle une langue aux racines turques et à l’alphabet arabe.
Au prétexte que certains sont enrôlés dans l’État islamique, Pékin a mis en place « le plus grand centre d’incarcération de masse d’une minorité dans le monde contemporain », juge la commission sur la Chine du Congrès américain. Pour Gay McDougall, membre du comité pour l’élimination de la discrimination raciale des Nations Unies, « cela ressemble à un camp d’internement massif et secret, une sorte de zone de non-droit ». La taille de ce réseau de prisons a doublé en un an dans le Xinjiang, évalue le Wall Street Journal. Et il est conjugué à un étroit système de surveillance.
« Les mesures de contrôle ont crée le sentiment, chez les habitants du sud du Xinjiang, de vivre dans une prison à ciel ouvert », relaie l’anthropologue Darren Byler, qui s’y est rendu dans le cadre de son travail pour l’université de Washington. La confiscation des passeports intervenue après la nomination d’un nouveau secrétaire du parti local, Chen Quanguo, en 2016, n’y est pas étrangère. Par l’intermédiaire d’un logiciel que les résidents ont été obligés à télécharger, les autorités contrôlent les pages consultées. Si elles sont interdites, ils peuvent être interpellés pour le désormais fameux « délit 913 ».
Tandis que 18 nouveaux centres pour enfants ont été construits en 2017 dans le seul canton de Kashgar, les commerçants de certaines communes ont obligation de vendre de l’alcool. « Aujourd’hui, il faut boire, être joueur, faire tout ce que les musulmans détestent », souffle Axefl Jumahong, un joaillier parisien d’origine ouïghoure, qui a dû se soumettre à un prélèvement d’ADN lorsqu’il s’est rendu sur place en 2016. Pire, depuis février 2017, les autorités collectent le génome de tous ceux qui ont entre 12 et 65 ans, dénonce Human Rights Watch. Les familles sont en outre régulièrement visitées par des agents du gouvernement, dont le travail consiste à dormir et manger chez des citoyens afin de les noter.
Les mailles du filet sont maintenues serrées par le Corps de production et de construction du Xinjiang (CPCX). Décrit par Fanny Lothaire, autrice d’un livre sur les Ouïghours, comme une « véritable entreprise et armée tentaculaire qui exerce une pression et une discrimination constante sur les Ouïghours pour que leurs spécificités identitaires se noient dans l’identité chinoise communiste », cet organisme a été créé dans les années 1950. Preuve que la situation n’est pas nouvelle.
Le Turkestan
Lorsque Pékin décide d’instaurer le CPCX – souvent appelé Bingtuan – sur les marches de son immense territoire, en 1954, il ne fait que reprendre une pratique ancienne. Sitôt arrivée dans la région, au IIe siècle avant notre ère, la dynastie des Hans a placé une collection de paysans-soldats en guise de contrôle politique. Au gré des batailles, ces bastions refluent vers la côte. Au Ve siècle, la place est partiellement reprise par les soldats du premier empire turc ; en sorte qu’après une longue période de conversion, la région prend le nom de Turkestan au XVIIIe siècle. À cette période, l’islam gagne du terrain sur le bouddhisme par l’intermédiaire de la première dynastie des Qarakhanides.
Une fois l’islam bien installé, les colonies militaires chinoises opèrent leur retour au milieu du XVIIIe siècle. À peine une décennie après cette reconquête, en 1768, l’empereur Qianlong de la dynastie mandchoue des Qing baptise la région Xinjiang, soit « nouvelle frontière ». Pour commencer, « la société musulmane traditionnelle ne subit pas de changement notable », relate Fanny Lothaire. Elle est toujours régentée par les begs, des chefs de clans dont les membres sont considérés comme des « sujets en dehors de l’assimilation ».
La domination étrangère souffre toutefois des contestations. La révolte menée par le beg Yacoub en 1864 reste même comme un élément fondateur de l’identité ouïghoure. En l’espace de 13 ans, celui-ci entretient des relations avec le voisin russe mais aussi la Turquie, l’Afghanistan et l’Empire britannique. À Pékin, la crainte d’un Turkestan pleinement autonome germe. Dès lors qu’il soumet Yacoub, en 1877, Zuo Zongtang instaure une politique de sinisation à travers des écoles de littérature et de langue chinoises. Mais la plupart des turcophones se tiennent en dehors de ce dispositif.
Pour faire du Xinjiang une nouvelle province de son vaste empire, en 1884, le gouvernement qing remplace les begs musulmans par des bureaucrates. Ainsi affermi, son pouvoir demeure relativement lâche, les gouverneurs du début du XXe siècle jouissant d’une grande autonomie. Il est de surcroît menacé par les ambitions russes puis soviétiques au début du XXe siècle. Prompt à s’allier les Ouïghours, Moscou soutient leurs velléités d’indépendance au début des années 1920. Elle sont aussi attisées par les politiques discriminatoires du gouverneur han Jin Shuren, en poste à partir de 1928.
Trois ans plus tard, un collecteur d’impôts han, Cheng Mu, se prend d’affection pour une Ouïghoure, près de la ville de Hami. Déjà pressés de taxes, ses proches se révoltent en apprenant que les parents de la jeune fille ont été obligés de consentir à son mariage. Le mouvement fait tache d’huile. Alors qu’il travaillait au départ auprès de Jin Shuren, un certain Sheng Shicai prend la tête d’un soulèvement. Avec l’aide des Soviétiques et des nationalistes du Kuomitang, il proclame la première république du Turkestan oriental en 1933. Cette insurrection possède des causes proches de celles dirigées par le beg Yacoub, considère l’universitaire américain Joy R. Lee. Elle prend fin encore plus rapidement, réprimée dès 1934.
« Une des raisons qui explique son échec est, à en croire les notes diplomatiques britanniques, que ses responsables ont cherché de l’aide de tous les côtés, ce qui a laissé penser que leurs objectifs étaient ambigus et mystérieux », explique Joy R. Lee. Au début de la Seconde Guerre mondiale, les revirements d’alliances n’éclaircissent pas la situation. Recentrée sur son flanc ouest où elle est attaquée par l’Allemagne nazie, l’URSS se détourne du Xinjiang. Pékin en profite pour mettre la région au pas. Son autoritarisme entraîne une fronde qui aboutit à la proclamation de la seconde République du Turkestan oriental le 12 novembre 1944. Moscou apporte encore une fois de l’aide aux rebelles. Mais en soumettant les nationalistes en 1949, à la fin de la guerre civile, Mao impose aussi son pouvoir sur le Xinjiang.
Du pétrole à Épinal
Au moment de la proclamation de la République populaire de Chine, le Xinjiang ne compte que 300 000 colons venus le « siniser ». Mais ce nombre va croître rapidement. Cinq ans plus tard, le Corps de Production et de Construction du Xinjiang (CPCX) est formé dans le but de « relever le niveau culturel des Ouïghours et d’encourager le développement économique sur la voie du socialisme », note Fanny Lothaire. Avec un art consommé de la condescendance sinon du mépris, Pékin donne de nouveaux voisins aux Ouïghours. « Attirées par de nombreux avantages, les populations de l’Est qui sont censées “faire devenir chinois”, arrivent par vagues successives d’immigration massive et sont intégrées dans le CPCX », poursuit-elle.
Afin d’éviter une troisième république du Turkestan et d’éteindre les ambitions indépendantistes, Mao donne au Xinjiang le nom de Région ouïghoure autonome du Xinjiang. À rebours de la colonisation, ce baptême renforce le sentiment que la zone appartient à un seul peuple. « Le gouvernement chinois dessine une carte dans laquelle les Ouïghours se voyaient déjà », remarque Joy R. Lee. Puisque leur nom est désormais officiel, et qu’il est relié à celui du territoire, les musulmans de l’extrême-occident chinois sont renforcés dans leur unité et leur identité, bien qu’ils commencent à être dilués par des vagues de migrations.
Pendant la Révolution culturelle, entre 1966 et 1969, quelque 100 000 personnes s’y installent chaque année. Rares sont ceux à le faire de bon cœur. Pour bien des Chinois, le Xinjiang représente une terre de relégation sociale, isolée de tout et notamment des images d’Épinal dressées par la propagande. Cela lui donne une vertu : en raison de cet éloignement, la région devient le refuge de ceux qui fuient la famine ou les persécutions. Elle devient même assez attrayante dans les années 1980, à mesure que la Chine ouvre ses frontières et fore son sol. Le Far West chinois possède les plus grandes réserves de gaz du pays, la moitié de son charbon et un cinquième du pétrole. Après s’être convertie à l’économie de marché en 1992, la Chine lance un programme de développement de l’Ouest chinois en 2000.
Alors que s’allument les flammes de puits de pétrole, brûle aussi celle, de plus en plus vive, de l’islamisme. Plus de 200 attentats à la bombe sont commis entre 1987 et 1990. Condamné à trois ans de travaux forcé en 1993 pour sa qualité de « terroriste », d’après les autorités chinoises, Hasan Mahsum embrasse en tout cas bien cette carrière à sa sortie de prison. Il fuit en Afghanistan. Sa figure aimante depuis les Ouïgours prêts à prendre les armes. Le gouvernement se dote donc d’une politique de répression en 1996, arrêtant plus de 18 000 activistes.
Dès 1999, un rapport d’Amnesty International s’inquiète que « ces dernières années, des milliers de personnes ont été placées arbitrairement en détention dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang et les arrestations arbitraires continuent. Des milliers de personnes arrêtées et incarcérées pour raisons politiques à divers moments des années 1990 seraient toujours en détention. » En parallèle, la colonisation se poursuit, si bien que les colons chinois sont évalués à six millions en 2006. Trois ans plus tard, des émeutes éclatent dans la région, après la mort de deux ouvriers ouïghours dans la province côtière du Guangdong. Émaillées de nombreuses violences, les manifestations sont réprimées dans le sang et conduisent à la condamnation à mort de 26 personnes.
En 2014, des violences tuent encore plus d’une centaine de personnes. Pékin n’a depuis pas renoncé à l’usage de la force, pas plus que les disciples d’Hasan Mahsum, qui perpétuent régulièrement des attentats. Mais la répression se passe pour une grande part derrière les hauts murs des prisons.
Couverture : Malcolm Brown