Les rubis de Montepuez
Mila Kunis incarne précisément le type de femmes que Gemfields, le premier fournisseur au monde de gemmes rares et colorées, cherche à séduire : jeune, sensuelle, énigmatique… et riche. L’actrice hollywoodienne de 32 ans, célèbre pour ses rôles dans Black Swan et Ted, est la star d’un court-métrage promotionnel de Gemfields qui présente leur collection de bijoux fabriqués par de grands créateurs. Des bijoux faits à partir des pierres extraites des mines de Montepuez, la plus grande concession minière de rubis au monde, et l’une des plus récentes acquisitions de Gemfields. Situé dans le nord du Mozambique, on estime que Montepuez concentre 40 % des réserves connues d’une pierre précieuse qui, depuis l’antiquité, est associée à la richesse et à la royauté. https://www.youtube.com/watch?v=EISPxNiHCvo Il se dégage de la vidéo promotionnelle une atmosphère onirique. Les traits délicats de Mila Kunis, parés de ce que l’entreprise basée au Royaume-Uni décrit comme « les gemmes les plus précieuses et révérées du monde », flotte à l’intérieur et hors du cadre dans un mouvement d’une lenteur presque lascive, ses lèvres écarlates s’accordant avec ses boucles d’oreilles scintillantes, ses bracelets sophistiqués et ses colliers, dont les nuances profondes sont soulignées par la pâleur de sa peau. Pour Gemfields, qui dépense une part substantielle de ses revenus pour « redonner aux gemmes colorées la place qui leur revient de droit, au même titre que les diamants », comme l’expliquait son CEO Ian Harebottle dans un entretien en 2011, Kunis était la partenaire idéale. Gemfields se donne beaucoup de mal pour différencier ses gemmes rouges des diamants, qui sont de plus en plus associés à des conflits sanglants. L’entreprise claironne que ses rubis sont des « pierres précieuses éthiques » et « d’origine responsable ».
À travers Kunis, l’une des actrices d’Hollywood les plus impliquées dans des causes sociales, Gemfields a trouvé quelqu’un qui « partageait son système de valeurs », comme l’explique Harebottle dans une vidéo promotionnelle datant de 2014 sur le travail de Gemfields au Mozambique. Il y a beaucoup en jeu pour l’entreprise. Lors de récentes enchères, les rubis de Montepuez se sont vendus jusqu’à 689 $ par carat, soit plus de dix fois le prix des émeraudes de Gemfields, qui ont rapporté 276 millions de dollars dans 16 enchères différentes. Les enchères pour les rubis de Montepuez sont sursouscrites, générant des millions de dollars de bénéfices pour l’entreprise : 33,5 millions rien qu’à Singapour en juin 2014, et ils totalisent 122,2 millions de dollars de revenu global depuis lors. Les impôts et redevances que Gemfields verse au Mozambique viennent également renflouer les caisses de l’État.
Mais alors que la valeur marchande de ce qui repose dans les profondeurs du sol rouge du nord du Mozambique depuis des millions d’années devient progressivement évidente, les tensions et les affrontements violents, dont certains font des morts, sont devenus monnaie courante. La concession minière de Gemfields est exploitée par la société Montepuez Ruby Mining (MRM), dont ils détiennent 75 % des parts. Au cours des sept années qui se sont écoulées depuis que les gisements de rubis ont été découverts pour la première fois, les habitants racontent qu’ils ont été chassés de leurs terres. Les attaques à main armée et les violences en tout genre ont grimpé en flèche depuis que les spéculateurs affluent dans la zone ; et un nombre croissant de petits exploitants miniers sont roués de coups et abattus. On raconte même que certains mineurs ont été enterrés vivants. La procureure générale du pays, Beatriz Buchili, a visité la zone de Montepuez le 21 avril dernier pour enquêter sur les rapports de violence. L’entreprise a alors publié un communiqué : « Gemfields plc nie catégoriquement être liée d’une quelconque manière à ces actes de violence. Ni Montepuez Ruby Mining Limitada, ni ses responsables, ses employés ou ses contractants n’ont engagé de violences ou d’intimidation à l’encontre de la communauté locale. »
MRM
Découverts par un fermier de la région en 2009, les gisements de rubis de Montepuez ont été reconnus par le Gemological Institute of America (GIA) comme étant « la plus importante découverte de rubis » du XXIe siècle. Les pierres y sont d’une qualité, d’une couleur et d’une clarté exceptionnelles. Il n’est donc pas surprenant que la découverte ait attiré autant les étrangers que les Mozambicains, tous animés par un même désir : devenir riche. L’un de ces individus est le général Raimundo Pachinuapa, membre du Front de libération du Mozambique (Frelimo), le parti au pouvoir, et ancien gouverneur de la province de Cabo Delgado, où est situé Montepuez. Pachinuapa se serait approprié la terre appartenant au fermier qui a découvert le premier les rubis.
Le général maintient qu’il a payé pour les droits d’exploitation de cette terre. Mais les membres du Comité de gestion de la communauté de Namanhumbir – une organisation locale située à 30 kilomètres à l’est de Montepuez vouée à informer les citoyens sur les questions de ressources et de territoire – affirment qu’il ne l’a pas fait et décrivent son geste comme de l’expropriation de terres. Les membres du comité racontent que le fermier en question, un homme pauvre et illettré du nom de Suleimane Hassane, ne faisait pas le poids devant Pachinuapa et n’était pas en mesure de faire valoir ses droits d’utilisation du sol pour se dresser contre cette confiscation injuste. La Banque mondiale a officiellement reconnu que les droits territoriaux posent un problème épineux dans le Mozambique rural, où les titres fonciers ne sont bien souvent pas clairs et où des membres du gouvernement exploitent l’ignorance des citoyens pour s’approprier leurs terres. Peu de temps après que Pachinuapa s’est accaparé les terres, une entreprise dont il est co-propriétaire appelée Mwiriti a obtenu un permis pour explorer le gisement de rubis. Dans le registre des entreprises mozambicain, Mwiriti est enregistrée en tant que distributeur de biens en gros et au détail, pas pour de l’exploration ou de l’exploitation minière.
En novembre 2009, Mwiriti a étendu sa revendication jusqu’à couvrir près de 33 000 hectares, soit environ un tiers des 1 000 kilomètres carrés de gisements de rubis nouvellement découverts. L’entreprise affirme qu’elle est entrée en possession des terres légalement. À Londres, Gemfields a suivi avec attention les développements au Mozambique. La guerre civile de 16 ans qui a mis le pays à feu et à sang s’est terminée en 1992, cédant la place à une démocratie multipartite avec le Frelimo à la barre. En 2009, le pays a rejoint l’Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives (EITI), rendant la découverte des gisements encore plus attirante aux yeux du géant de la pierre précieuse britannique, qui détenait déjà des mines d’émeraude dans la Zambie voisine.
Au même moment, Pachinuapa cherchait un partenaire étranger pour exploiter le trésor enfoui. Jouissant de connexions au sein du gouvernement mozambicain, grâce aux années passées au sein du Frelimo et en tant que gouverneur de Cabo Delgado, Pachinuapa a pu tirer des ficelles en haut lieu. Au moins de juin 2011, Gemfields avait conclu un accord avec la société de Pachinuapa, Mwiriti, pour former une nouvelle joint-venture : Montepuez Ruby Mining. Gemfields a fait l’acquisition de 75 % des parts de la compagnie, et Harebottle, le CEO de Gemfields, siège au conseil de MRM.
Au mois de février suivant, le gouvernement mozambicain a accordé à MRM un permis d’exploration de 25 ans pour ses 33 000 hectares à Montepuez. Pachinuapa et son associé de Mwiriti, Asghar Fakhralealii, détiennent à eux deux 25 % de MRM, et Fakhralealii siège au conseil de l’entreprise. Le fils du général, Raime, est directeur des affaires commerciales de MRM, mais le général lui-même n’occupe pas de position au conseil ou au sein de la compagnie. Il a transmis toutes les questions que je lui ai adressées à Gemfields, qui a répondu dans une déclaration que le processus d’acquisition des droits territoriaux et d’obtention du permis avaient été menés en plein accord avec la législation mozambicaine. Contrairement à beaucoup de compagnies minières en Afrique, Harebottle promet sur le site de Gemfields que sa compagnie vise à « établir de nouvelles normes en matière de pratiques environnementales, sociales et de sécurité dans le secteur des gemmes colorées ». Ce qui s’est passé en réalité au cours des trois années suivantes à Montepuez, pendant que MRM extrayait pour plus de 100 millions de dollars de pierres précieuses du sol, raconte tout autre chose : une enquête de trois ans menée par 100Reporters – qui a demandé 10 excursions de terrain dans le secteur des mines ; plus de 50 interviews avec des responsables du gouvernement dans les quatre communautés sur lesquelles s’étend la concession minière de MRM ; des rencontres avec les mineurs artisanaux dans leurs camps ; ainsi qu’un examen minutieux de tous les dossiers judiciaires relatifs à l’affaire – a révélé un certain nombre de manquements au respect des droits de l’homme, via de multiples cas de violences et d’expropriation de terres liées aux opérations de Gemfields dans la zone. Cela pose question quant à l’engagement réel de l’entreprise pour instaurer de hauts standards éthiques.
Les Nacatanas
Tout comme la ruée vers l’or de l’Amérique du XIXe siècle attira des prospecteurs venus des quatre coins du monde, la ruée vers le rubis du Mozambique a attiré un afflux de mineurs artisanaux, d’acheteurs sans permis, de contrebandiers, d’intermédiaires véreux et de bandits – cherchant tous à s’enrichir en vidant le sol rouge de ses trésors. Pour protéger sa concession massive contre l’intrusion des mineurs artisanaux, MRM s’est d’abord reposée sur deux organisations de sécurité gouvernementales : la police de protection contrôlée par la région, et le corps d’élite militaire de la nation, la Force d’intervention rapide (FIR).
Ce à quoi il faut ajouter que la MRM possède une équipe de sécurité interne dont 109 hommes patrouillent sur le site pour veiller sur la propriété de l’entreprise, et qu’elle a également fait appel aux services d’Arkhe Risk Solutions. Il s’agit de la filiale locale de la firme sud-africaine Omega Risk Solutions, une force de sécurité privée qui justifie d’une longue expérience en matière de services de protection pour l’industrie extractive. Arkhe Risk Solutions emploie approximativement 470 agents de sécurité assignés à MRM. Leur mission est de veiller sur la concession, d’arrêter les mineurs qui creusent illégalement et de les confier aux bons soins de la police locale. Gemfields assure que ses propres employés ne sont pas armés et que les forces d’Arkhe ne disposent que de 12 fusils à pompe tirant des balles en caoutchouc et de deux pistolets – ce qui signifie que 3 % à peine de ses hommes sont armés. Le gouvernement et les entreprises de sécurité travaillent en étroite collaboration. Les termes de la licence de MRM stipule que la compagnie doit fournir une assistance logistique de base aux forces du gouvernement – et notamment l’hébergement, m’a indiqué Gemfields par écrit.
Bien que les forces gouvernementales aient un mandat spécifique pour assurer la protection des gisements de rubis du Mozambique à l’intérieur comme à l’extérieur de la concession, MRM n’exerce aucun contrôle sur elles. Les forces n’ont pas à répondre de l’entreprise, assure Gemfields. Alors qu’on assistait à une escalade de la violence à Montepuez, le gouvernement a remplacé l’année dernière la FIR par la Force de protection de l’environnement et des ressources naturelles, une division de la police habituellement assignée à la protection de terres détenues par l’État contre les braconniers et les bûcherons non-autorisés. Mais c’est un mystérieux gang de bandits qui a semé la terreur au sein de la communauté de Montepuez. Les habitants les appellent les Nacatanas, le mot portugais pour désigner les machettes qu’ils portent à leur flanc. Ces hommes en civil opèrent dans plusieurs zones de la concession de MRM. Armés de lourds bâtons et de machettes, ils donnent l’assaut dans les mines artisanales, frappant les mineurs et les pourchassant dans la brousse, d’après les témoins. Leur structure de commandement n’est pas claire. Gemfields est formel sur le fait que la compagnie n’emploie pas ni ne soutient ces hommes portant des machettes. Mais il est impossible d’ignorer leur présence sur la concession minière.
Un reporter m’a assuré qu’il les avait vus profiter de l’hébergement de la compagnie aux côtés des forces du gouvernement, et il les a vus se charger de « nettoyer » une mine artisanale sous les yeux d’un agent de sécurité de MRM. Mes entretiens avec des mineurs, des membres de la police locale, des avocats et des dirigeants locaux confirment que les Nacatanas agissent en toute impunité pour débarrasser la concession de MRM de ces petits exploitants miniers. Une vidéo produite par le Gemological Institute of America montre des coups de feu tirés lors d’affrontements entre les Nacatanas et des mineurs, près de puits creusés artisanalement. Un homme portant un t-shirt noir sur lequel est écrit « Sécurité » pourchasse les mineurs et leur tire dessus pour les faire déguerpir de la concession de MRM. « Il arrive que les agents de sécurité débarquent seulement pour s’emparer de nos biens, de notre argent et de nos téléphones. Quelquefois, nous devons nous cacher dans la forêt. Mais quand ils viennent avec leurs patrons, avec des blancs, ils nous frappent systématiquement et parfois il nous tirent dessus », m’a confié un mineur artisanal qui a demandé à ne pas être nommé par peur des représailles. D’autres mineurs ont fait des déclarations similaires. MRM a transmis toutes mes questions à sa compagnie mère. Par la suite, Gemfields m’a assuré par le biais d’un porte-parole qu’ils menaient l’enquête pour connaître la raison des coups de feu tirés dans la vidéo du GIA. Tout en reconnaissant qu’ils sont familiers du terme « Nacatanas », selon eux il est employé pour désigner des gangs violents associés à différents groupes de mineurs artisanaux qui travaillent illégalement sur les gisements de rubis – et pas seulement ceux de la concession de MRM. Ils nient fermement que les Nacatanas travaillent pour le compte de MRM. « Ceux qui accusent MRM ou n’importe lequel de ses contractants, de soutenir des forces de sécurité clandestines et armées de machettes appelées “Nacatanas” n’ont pas seulement complètement tort : ce qu’ils disent est grotesque et extrêmement offensant », m’a répondu le porte-parole de Gemfields dans un email.
Étant donné la taille colossale de la concession et la densité de la forêt, il est aisé pour les mineurs artisanaux – qu’on appelle les garimpeiros en portugais – de travailler sans être repérés. Mais les garimpeiros doivent creuser profondément pour trouver des rubis, et cela les rend vulnérables s’ils viennent à être découverts, car ils sont pris au piège au fond de puits profonds et de tunnels étroits. Les Nacatanas ne sont pas les seuls à s’en prendre à eux : les forces gouvernementales en uniforme aussi, d’après de nombreux témoignages et documents judiciaires. D’ordinaire, lorsque les policiers découvrent des mines, ils forcent les garimpeiros à sortir des puits, et utilisent parfois des bulldozers pour les reboucher après coup. Mais d’après des témoins, il est arrivé que des garimpeiros soient agressés, maltraités et même tués durant ces opérations d’expulsion.
« Mon fils Antonio Geronimo a été abattu par les hommes de la FIR à Ncoloto-Namanhumbir », me dit Geronimo Potia, qui fait référence à une zone minière située à l’intérieur de la concession de MRM dans la province de Cabo Delgado. « Il est mort sur le chemin de l’hôpital de campagne. » Le père d’Antonio raconte que personne, ni chez MRM, ni parmi la police, n’a levé le petit doigt pour aider son fils après qu’on lui a tiré dessus, au mois d’avril de l’année dernière. Un groupe de prospecteurs tanzaniens et somaliens ont mis en commun leur argent pour l’emmener à l’hôpital et payer pour les soins médicaux et le transport. Antonio est finalement décédé en chemin, et ils ont attaché son corps à une moto pour le ramener chez lui afin qu’il soit enterré. Manuel Artur, un mineur de 18 ans, a rencontré un destin similaire. Son père, Artur Pacore, raconte que ses collègues ont vu un officier de la FIR tirer sur Manuel dans l’abdomen. « Il a rampé sur une centaine de mètres mais n’a pas survécu. Il est mort sur le chemin de l’hôpital de Namanhumbir », halète Pacore. Jorge Mamudo, un autre mineur artisanal, affirme qu’un agent de la FIR lui a tiré dans le pied alors qu’il se trouvait le secteur minier de Ncoloto le 7 juillet 2014. « Quand les hommes de la FIR sont arrivés, j’étais dans un puits », raconte Mamudo. « Ils nous ont dit de sortir du puits. Cela m’a pris cinq minutes, et quand je suis finalement sorti, l’un d’eux m’a tiré dans le pied sans crier gare et il est parti. Des mineurs somaliens et des tanzaniens m’ont aidé à me rendre à l’hôpital. » La Force d’intervention rapide n’a pas répondu à mes sollicitations pour une interview. Gemfields dit que le gouvernement a remplacé les hommes de la FIR le 22 avril 2015 par un corps de police dont la mission est de protéger la richesse naturelle du Mozambique. Ils ont dépêché 35 agents qui opèrent sur ou autour de la concession de MRM. Les mineurs disent qu’ils sont souvent réticents à s’aventurer dans les puits de peur de se faire tirer dessus, d’être frappés par les forces de sécurité, ou bien contraints de leur donner leur butin. Les conséquences d’une telle rencontre sont parfois désastreuses. Un mineur artisanal originaire d’un village près de Montepuez raconte qu’il était là quand son cousin a été enterré vivant par un bulldozer de MRM. Abdul, qui a demandé à n’être appelé que par son prénom, raconte qu’il prospecte dans la région depuis sept ans.
Et puis, en août 2015, la tragédie est arrivée. « Nous étions trois à l’intérieur d’un trou de trois ou quatre mètres, à creuser. On est partis à deux pour cacher les rubis dans la forêt, à une centaine de mètres du puits, laissant mon cousin derrière. Quand nous sommes revenus, nous avons vu le bulldozer remplir le puits. Mon cousin était encore à l’intérieur. » Gemfields m’a répondu qu’ils vérifieraient leurs archives pour voir si le cousin d’Abdul aurait été enterré dans l’effondrement d’une mine qu’il avait creusée, et leur porte-parole a ajouté ceci en réponse à mes questions : « Sous-entendre que MRM enterre vivants des mineurs clandestins au moyen de ses machines d’excavation pour reboucher leurs puits est diffamatoire et infondé. » Leur politique est bel et bien de reboucher les mines artisanales creusées sur la concession de MRM, mais Gemfields m’assure qu’ils suivent un processus rigoureux leur permettant de s’assurer qu’aucune machine MRM n’a jamais tué de mineur creusant illégalement sur leur concession, que ce soit par accident ou intentionnellement. Les autorités locales, elles, affirment qu’il n’y a aucun moyen de vérifier si des mineurs sont restés pris au piège sous terre. « Les tunnels sont longs et profonds, nous ne pouvons donc pas affirmer qu’il n’y a eu aucun mort », me dit Arcanjo Cassia, l’administrateur du district de Montepuez. Un comité enquête actuellement sur les morts qui auraient eu lieu sous terre pour déterminer si elles ont été causées par l’effondrement de tunnels ou par les machines qui roulent sur les mines artisanales et les rebouchent, dit-il. Les dirigeants de Gemfields à Londres ont été prévenus de la montée de la violence et des problèmes de sécurité que rencontre leur filiale MRM. Dans un rapport de juillet 2015 préparé pour Gemfields, la société SRK Consulting écrit que « le conflit avec les mineurs illégaux » constitue un « risque significatif pour MRM ». Le nombre croissant de garimpeiros à l’intérieur et autour de la concession a conduit à une montée soudaine de la violence globale. Entre décembre 2013 et décembre 2014, le district a enregistré la plus grande recrudescence criminelle de son histoire, avec une moyenne d’une agression par jour, d’après Cassia. 15 fusillades mortelles ont eu lieu durant la même période, dont six meurtres en plein jour entre les mois de juin et août 2014. Les chiffres pour l’année 2015 n’étaient pas encore disponibles quand nous avons parlé.
Pompilio Xavier Wazamguia, le procureur général de Montepuez, attribue la plupart des crimes à l’escalade des tensions entre les forces de sécurité armées, chargées de protéger les gisements de rubis, et les mineurs sans permis qui prospectent pour trouver des gemmes. « Ce sont nos hommes qui utilisent des armes, par les mineurs », m’a confié le procureur général lors d’un entretien. « Plusieurs membres des forces de sécurité ont été jugés et condamnés pour cela. » Son bureau a examiné plus de dix affaires de meurtres impliquant des officiers de police entre janvier 2013 et janvier 2015, et 35 à 40 affaires supplémentaires impliquant des attaques à main armée qui auraient été perpétrés par des agents de police détroussant les habitants du coin et les mineurs. Il raconte que dans une autre affaire, deux policiers ont été condamnés pour avoir coupé le bras d’un habitant de la région. Cette envolée vertigineuse du crime a entraîné un grave retard dans le traitement des dossiers, avec quelque 950 affaires en attente entre le tribunal du district de Montepuez et le tribunal provincial de Pemba.
Résoudre ces affaires est extrêmement difficile dans une zone aussi reculée du pays, où les registres sont tenus sur papier et les tribunaux ne sont pas informatisés. Cela rend compliqué de déterminer avec exactitude dans quelle mesure les forces privées ou celles du gouvernement chargées d’assurer la protection de la concession minière sont responsables des morts et des agressions qui ont été rapportées. Gemfields affirme que l’entreprise n’était pas au courant des coups de feu tirés par la FIR qui ont tué deux mineurs, un Mozambicain et un Tanzanien, qui creusaient illégalement sur la zone de la concession de MRM. Deux agents de sécurité d’Arkhe ont également été accusés de violences, dont un meurtre, m’a dit le porte-parole de Gemfields. L’agent d’Arkhe Severiano Francisco a été accusé d’avoir abattu Calisto Carlos au cours d’un affrontement le 6 juillet 2012, tandis que 300 mineurs creusaient illégalement sur la concession de MRM. Le juge du tribunal provincial de Pemba, le Dr Essimela Momade, a statué en 2013 que la preuve ajoutée au dossier n’était pas concluante, et il a relâché Severiano sur la foi d’un engagement personnel. Le procureur général de Montepuez, dont le bureau avait consigné la preuve, m’a dit qu’il enquêtait sur ce qu’il s’était vraiment passé. Gemfields a promis d’enquêter sur deux autres incidents.
Mais nombre des pires affaires impliquant des mineurs artisanaux restent dans l’attente d’une enquête qui n’arrivera peut-être jamais. D’après certains garimpeiros interviewés pour cet article, les membres des Nacatanas ont infiltré les rangs des mineurs pour découvrir de nouvelles veines de rubis. Quand des pierres sont trouvées, les mineurs sont alors violemment écartés, et l’issue peut être fatale. Mais certaines des agressions ou des meurtres ne sont jamais rapportés officiellement par peur des représailles, m’explique Wazamguia, le procureur général de Montepuez. Wazamguia contredit le fait que Gemfields n’emploie pas les Nacatanas, au même titre que des fonctionnaires locaux, des mineurs, et même le personnel d’une entreprise de sécurité qui a accepté de me parler à la condition qu’ils puissent rester anonymes pour garantir leur sécurité.
Violência
À Montepuez, la violence est entrelacée avec l’expansion des zones industrielles du gouvernement, qui ont là encore contraint les habitants à quitter leurs maisons. Le 15 septembre 2014, plus de deux ans après que Gemfields a acquis les droits de la concession à travers sa joint-venture MRM, des agents de la FIR ont brûlé 300 maisons dans les villages de Namucho et Ntoro, dans la région de Namanhumbir, et ils ont frappé des résidents, d’après mes entretiens avec le chef du village, certains résidents et des mineurs artisanaux. Un tel feu de joie avait déjà eu lieu auparavant en septembre 2012 : la FIR et la police de protection soutiennent qu’il était nécessaire pour nettoyer la région minière avant la visite du président d’alors, Armando Guebuza.
« Ils ont pris nos terres et brûlé nos maisons », raconte un villageois, dont le témoignage a trouvé maints échos chez les habitants du secteur. « Et maintenant, ils veulent même que nous quittions nos villages, que nous abandonnions nos traditions et que nous allions dans des endroits où il n’y a pas d’eau et où la terre n’est pas adaptée pour l’agriculture. Mais nous ne partirons pas, mais s’ils doivent nous tuer sur place. » Ali Abdala, ancien résident de la communauté de Namucho-Ntoro à Montepuez, accuse les représentants de MRM d’avoir forcé les habitants à signer des documents les dépossédant de leurs terres, tout en leur promettant qu’ils n’auraient pas à partir. « Ils nous ont menti », dit Abdala avec amertume. « Parce que nous sommes noirs et pauvres, ils pensent qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent. » Les membres de la communauté de Ntsewe, qui abrite 2 000 âmes, ont confirmé ce que dit Abdala : on ne leur a jamais dit qu’ils devraient partir. Gemfields affirment que les « autorisations » des communautés locales ont été obtenues par les forces gouvernementales, en accord avec la loi mozambicaine. Les structures n’ont été balayées qu’ « après qu’un avis a été publié, et que toutes les précautions ont été prises pour s’assurer qu’elles étaient vides et abandonnées », m’a expliqué Olivia Young, porte-parole à Londres de Gemfields, dans un email l’année dernière.
D’après Young, les structures qui ont été détruites avaient été bâties illégalement par des migrants arrivés depuis peu ; les habitants ayant une légitimité territoriale historique ont été enregistrés pour une réinstallation – qu’ils attendent toujours. Mais le rapport de SRK commissionné par Gemfields dresse un portrait quelque peu différent. Il dit qu’ils n’ont pu trouver aucune preuve que l’entreprise avait engagé des discussions avec la communauté de Ntsewe et des personnes concernées à propos de leur expulsion de leurs maisons et de leurs terres. « La preuve de tels échanges entre toutes les parties de cette affaire est absente », dit le rapport.
Interrogés à propos de ces accusations, Gemfields m’a assuré par écrit en mars dernier que l’entreprise avait agi en toute légalité et que « de longues discussions » avec les communautés locales avaient eu lieu. Un seul village, Ntoro, sera probablement réinstallé dans le cadre d’un plan soumis par le gouvernement, tandis que 95 familles ont obtenu un « arrangement à l’amiable » pour recevoir une compensation, en accord avec la législation mozambicaine. « MRM reste en totale conformité vis-à-vis des lois du Mozambique sur la réinstallation et travaille étroitement avec les autorités et les communautés qui pourraient être affectées par ce processus. De ce fait, l’insinuation qu’il s’agit d’une “expropriation de terres” est grotesque », m’a répondu l’entreprise dans son communiqué.
Pendant que Gemfields se vend comme une entreprise visant à « établir de nouvelles normes en matière de pratiques environnementales, sociales et de sécurité dans le secteur des gemmes colorées », ceux qui vivent sur la terre qui renferme ses trésors enfouis affirment s’être fait déposséder de leurs moyens de subsistance sans pouvoir dire un mot. Le rapport de SRK note que les réunions qui ont eu lieu en mars 2014 dans le cadre du processus de renouvellement du permis environnemental de MRM n’ont convié que les représentants du gouvernement autour de la table, et aucun résident. « Les représentants des communautés de la région n’ont pas participé à cette réunion et, de ce fait, leurs problèmes et leurs inquiétudes n’ont pas été inclus dans le processus d’évaluation des répercussions environnementales », conclut le rapport de SRK. L’arrivée l’année dernière des Forces de protection de l’environnement et des ressources naturelles, mandatées par le ministère du Territoire, de l’environnement et du développement rural pour remplacer la FIR n’a rien fait pour calmer la violence. Wazamguia, le procureur général de Montepuez, raconte que les mineurs sont abattus plus fréquemment qu’avant, mais il ne pointe pas directement du doigt les nouveaux arrivants. « Entre janvier et mars, il y a eu des morts liées à leur arrivée. Quatre affaires font l’objet d’une enquête, et nous avons des photographies des gens retrouvés morts dans les zones d’excavation. Les témoignages disent clairement qu’ils ont été tués, et pas par des balles perdues. Mais nous ne savons pas qui étaient les tireurs », dit Wazamguia. Ni le ministère du Territoire, de l’environnement et du développement rural, ni le ministère de l’Intérieur, qui porte ultimement la responsabilité des forces de sécurité, n’ont répondu à mes questions posées par email ou par téléphone. Le ministère des Ressources minérales et de l’énergie a refusé lui aussi tout commentaire.
Fin de contrat
La compagnie et le gouvernement ont un intérêt mutuel à minimiser l’extraction non-autorisée et la contrebande de pierres précieuses dans le secteur de Montepuez. Pour le gouvernement, cela signifie assurer la protection de ses recettes fiscales et de ses gains en devises étrangères ; pour la compagnie, il s’agit de préserver ses trésors. Gemfields admet coopérer étroitement avec le gouvernement. « Les forces gouvernementales présentes sur la concession ont un mandat spécifique et sont affectées à la protection, ce qui est un atout national majeur du Mozambique », m’a écrit le porte-parole en réponse à mes questions. « MRM maintient effectivement le dialogue avec les autorités dans le souci de se conformer à la loi mozambicaine », dit l’entreprise. « L’assistance logistique que nous fournissons ne signifie pas que les forces gouvernementales sont de quelque façon que ce soit aux ordres de MRM, ou qu’elles doivent lui rendre des comptes. Insinuer le contraire est bien évidemment complètement faux », soutient Gemfields. « Gemfields n’a aucune autorité sur les forces du gouvernement, et ne peut être tenu responsable pour leurs actions. Cependant, nous sommes troublés par tout acte de violence, et nous ouvrons des enquêtes s’il le faut. Nous travaillons également avec des enquêteurs tiers », disent-ils. L’entreprise ajoute qu’elle assure une formation au respect des droits de l’homme à tout son personnel de sécurité, ainsi qu’à Arkhe et au service de sécurité interne de MRM. De même, dans son dialogue à tous les niveaux avec les autorités mozambicaines, elle souligne constamment l’importance du respect des droits humains.
Le rapport de SRK recommande à MRM de faire respecter ces droits aux agents avec lesquels elle travaille. Il recommande également qu’elle ajoute dans ses contrats de sécurité une référence aux « principes volontaires sur la sécurité et les droits de la personne » – des directives internationales établies en 2000 par les gouvernements, les entreprises et les ONG pour guider les compagnie du secteur de l’extraction à maintenir la sécurité de leurs opérations tout en respectant les droits humains –, ce qui fait d’ores et déjà partie de leur contrat avec Arkhe, d’après eux. SRK propose également de tenir à jour des archives sur l’implémentation de ces directives. En cinq visites sur les lieux, le reporter auquel j’ai parlé n’a pas pu trouver de preuve sur le site ou dans les documents fournis par MRM qu’ils avaient suivi cette recommandation… Mila Kunis, l’actrice qui apparaît dans la vidéo promotionnelle de Gemfields, n’a pas répondu à mes sollicitations de commentaires répétées, soumises à son chargé des relations publiques. Mais dans une interview en 2015 avec le Daily Telegraph, elle a déclaré que « croire en une marque » était « très important » pour elle. C’est la raison pour laquelle elle a voyagé au Zambie en 2013, où Gemfields a ses mines d’émeraudes, afin de s’assurer en personne des standards éthiques que prétend respecter la compagnie. En février dernier, son contrat de trois ans comme ambassadrice de la marque pour Gemfields a expiré, et la compagnie a déclaré qu’elle allait enlever son image de son site. Ni l’actrice, ni Gemfields n’en a donné la raison.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The Blood Rubies of Montepuez », paru dans Foreign Policy. Couverture : Mila Kunis pour Gemfields. (Création graphique par Ulyces.)