Pipino
À Venise, tout est fait pour dérouter le voyageur novice. La cité lacustre du nord de l’Italie abhorre la ligne droite. En guise de rues, un lacis de venelles pavées qui serpentent sans queue ni tête. Pour franchir les canaux, des petits ponts tout de guingois. Même les vénérables façades tendent vers l’oblique. Conscients de l’étrangeté de ce labyrinthe, les gens du cru ont improvisé à même les murs une signalisation à l’usage du visiteur perplexe. Théoriquement, toutes les flèches convergent vers le point névralgique de la cité, la place Saint-Marc. Mais il y a parfois bien loin de la théorie à la pratique… Le plus beau, c’est que tout cela n’a pas vraiment d’importance. D’une manière ou d’une autre, comme par magie, on aboutit toujours piazza San Marco. Les ruelles exiguës y régurgitent en permanence des hordes de touristes confondus par l’apparition soudaine de cette immense esplanade et de son campanile culminant à près de 100 mètres de haut. Certains, désireux sans doute de prendre un peu de hauteur par rapport à ce mystère, empruntent l’ascenseur qui mène au sommet. Sur la plateforme d’observation, des longues-vues à pièces sont à leur disposition pour explorer ce vaste écheveau médiéval fait de canaux, d’églises et de places minuscules qui semblent vouloir se dissimuler aux regards.
Mais en cet après-midi du printemps 1991, un élégant Italien monopolise la seule lunette orientée vers l’ouest, empêchant les autres d’admirer Dorsoduro, Santa Croce et San Polo, les quartiers chics situés par-delà le Grand Canal. Vincenzo Pipino est une sorte d’archétype du séducteur à l’italienne. Autrement dit, bien que n’étant pas à proprement parler bel homme avec ses énormes grains de beauté, son front gigantesque et ses cheveux noirs gominés, il dégage une impression de confiance inébranlable. Il se comporte exactement comme si la ville lui appartenait. D’une certaine manière, c’est le cas : n’a-t-il pas cambriolé une grande partie des bâtiments qui s’offrent à sa vue ? Et quant aux autres, il y a forcément fait des repérages un jour ou l’autre.
Au sud-ouest se dresse le palais Barozzi, charmante construction baroque de cinq étages qui garde l’entrée du Grand Canal. Le comte Barozzi paie régulièrement Pipino pour aller dérober des tableaux appartenant à ses pairs aristocrates, se constituant ainsi une sympathique collection de chefs-d’œuvre. Plus loin sur le canal, on aperçoit la Ca’Dario, un palais du XVe siècle à la façade de marbre légèrement inclinée. De nouveaux acquéreurs se présentent régulièrement pour s’offrir cet écrin en vue d’y installer leurs collections d’art. Les malheureux semblent ne pas avoir entendu parler de la malédiction qui frappe depuis des siècles un lieu dont les propriétaires paraissent condamnés à finir assassinés, fous, ou simplement ruinés.
Guidée par la main experte de Pipino, la longue-vue finit par se fixer, à l’autre bout du Grand Canal, sur un palazzo multicentenaire doté d’un jardin intérieur, signe de richesse extraordinaire dans une ville où le moindre centimètre carré de terre émergée se négocie à prix d’or. L’homme s’intéresse plus particulièrement à une lucarne ménagée dans la toiture. Donnant sur une ruelle isolée, la façade de briques d’une quinzaine de mètres de haut est manifestement friable, tout comme les tuiles d’ailleurs. L’escalade sera périlleuse, mais le jeu en vaut la chandelle, car le propriétaire n’est autre que Raul Gardini, l’une des plus grosses fortunes d’Italie.
Quelques jours plus tard, Pipino réapparaît, se faufilant adroitement dans un dédale de venelles de plus en plus étroites. Doté d’un sens de l’élégance très affirmé, l’homme n’hésite pas à porter un costume de velours rouge avec des chaussures d’une blancheur immaculée ou une veste à damiers avec une fine cravate noire, l’essentiel étant de ressembler davantage à un dandy excentrique qu’à un cambrioleur. Finalement, il s’engouffre dans un passage à peine plus large que ses épaules et longe un mur percé de grandes portes laquées, dont les poignées de bronze minutieusement ouvragées représentent des femmes africaines. Négligeant délibérément le tout, il ne s’arrête qu’au fond de l’impasse, devant l’entrée de service du palazzo Gardini. Il sonne. Aucune réponse. Nouvelle sonnerie. Toujours rien. Pipino jette un œil par-dessus son épaule.
À l’entrée de la ruelle, son vieil ami Claudio* fait le guet. Claudio a de bons yeux et Pipino sait qu’il peut compter sur lui, mais comme guetteur, il a tout de même un défaut : il est dur d’oreille. S’appuyer sur un comparse à moitié sourd peut sembler quelque peu absurde, surtout dans un cas comme celui-ci, mais il est devenu très difficile de trouver des complices dignes de confiance. Pipino fait un signe de la main qu’il doit répéter plusieurs fois avant de parvenir à attirer l’attention de Claudio, lequel finit par lever un pouce approbateur. L’ascension démarre. Elle est périlleuse.
Le sel de l’Adriatique ronge lentement mais sûrement les vieilles demeures vénitiennes, dont les briques fragilisées prennent au fil des ans un aspect grêlé. Les portions les plus endommagées se contournent aisément, mais certains pans de murs, solides en apparence, peuvent trahir le plus aguerri des monte-en-l’air. Brusquement, à une douzaine de mètres du sol, une brique cède sous le pied de Pipino. L’homme se rattrape in extremis au rebord de la toiture. À cette hauteur, la chute serait mortelle. Quelques éclats de brique s’écrasent en contrebas, résonnant lugubrement sur les pavés.
Les vieux murs lépreux des palais vénitiens, Pipino les pratique depuis plus de trente ans. Pour cet homme accoutumé à se retrouver suspendu à des gouttières rouillées ou à des volets vermoulus, le risque n’est qu’un des facteurs de l’équation. Inspirant profondément, il retrouve une posture plus stable et termine son ascension.
Jambe d’or
Pipino a toujours adoré sa ville natale. Tout petit déjà, dans les années 1950, il voyait en elle un terrain de jeu rêvé : pas de voitures, des bateaux partout et des cachettes à profusion. Aîné de cinq enfants, il entraînait souvent toute la fratrie à l’aventure dans le dédale sinueux des ruelles vénitiennes. Son meilleur copain, c’était son frère cadet, le petit Alfredo, animé du même désir d’explorer la cité enchantée. Ensemble, ils se sont faufilés dans tous les recoins, ont nagé dans tous les canaux les jours de grande chaleur… une vie d’insouciance, rythmée par le son des cloches, qui à Venise remplace celui des voitures. Et puis il y avait les fêtes, surtout la Festa del Redentore, durant laquelle une sorte de pont flottant formé de centaines de bateaux mis à couple permet de se rendre sur une île d’ordinaire inaccessible. Mais la ville avait payé un lourd tribut à la Seconde Guerre mondiale.
Avec une économie italienne ravagée par l’inflation, le père, capitaine de vaporetto, ne parvenait pas toujours à faire manger la petite famille à sa faim. Âgé de dix ans à peine, Pipino avait trouvé une solution toute personnelle : faucher des croissants sur les tables des cafés à la mode de la place Saint-Marc. Il n’était pas rare de se faire pourchasser par la police, mais c’est alors que le gamin des rues se régalait, filant comme une flèche à travers des colonies de pigeons qui s’envolaient dans une éruption de plumes et de jurons couvrant presque la sempiternelle valse de l’orchestre du Café Florian. Dans un sprint échevelé, Pipino traversait la Calle de la Canonica, franchissait en quelques enjambées les onze marches du pont vers Castello et se volatilisait dans le dédale des ruelles bondées. Alfredo, moins rapide que son frère, rêvait lui aussi de trouver sa place dans la ville.
Un jour – il devait avoir neuf ans – un mendiant à la barbe jaunâtre lui fit signe d’approcher. Prudemment, Alfredo s’exécuta. L’homme brandit alors une allumette sur laquelle il avait tracé une ligne au crayon. Un simple claquement de doigts, et la ligne se dédoubla. Puis ce fut une pièce de monnaie qui apparut et disparut. Alfredo était fasciné. La passion de l’illusionnisme venait de le saisir et ne devait jamais le quitter. Au sein de la famille, les tours de magie d’Alfredo passaient mieux que les larcins de Pipino. Sommé par sa mère d’y mettre un terme, celui-ci n’en fit qu’à sa tête. Le jeune voleur venait d’avoir treize ans lorsque la mamma décida de prendre des mesures.
Elle lui raconta qu’une voisine, ayant trébuché dans l’escalier délabré de leur immeuble, s’était empalée sur un grand clou qui dépassait d’une marche. La mort avait été instantanée, mais la cage d’escalier était désormais hantée par le spectre de cette dame, dont la jambe – celle qui avait causé sa perte – luisait dans l’obscurité. Malheur aux petits garçons qui rentraient tard le soir, car ils seraient maudits ! La mère de Pipino avait baptisé ce fantôme Gamba d’oro – la Jambe d’or. Pipino et Alfredo étaient terrorisés à l’idée de croiser la dame à la Jambe d’or, leur cauchemar commun. Toute sa vie, Pipino aurait peur du noir et des fantômes, surtout Gamba d’oro. Pour un voleur en herbe, la phobie de la nuit est un handicap considérable, mais il en fallait plus pour décourager Pipino. Condamné à n’œuvrer qu’au grand jour, il se mit au travail pour devenir le meilleur. Et comme il n’était plus question pour lui d’emprunter l’escalier hanté, il apprit à rentrer à la maison en grimpant aux murs. Bientôt, l’art délicat d’escalader les façades décrépites n’eut plus de secret pour lui : ses doigts savaient d’instinct quelles briques partiraient en miettes et lesquelles tiendraient le coup. À quinze ans, ses talents étaient déjà connus dans le quartier, et il savait les mettre à profit. Quand le Teatro Malibran passait un film à succès, Pipino escaladait la façade baroque, se faufilait par une fenêtre ouverte, et ouvrait de l’intérieur une porte dérobée.
Là, il tenait son propre guichet, vendant des places à tarif très réduit aux gamins du quartier, qui n’auraient jamais pu s’offrir un tel luxe autrement. Et les deux frères grandirent. Alfredo, admiratif de la technique de son aîné, ne voyait pas d’un très bon œil ses exploits criminels. Tandis que Pipino s’enfonçait de plus en plus dans l’illégalité, son cadet se faisait un nom comme prestidigitateur. Chacun à sa manière savait tromper son monde… « Je suis un magicien-né », disait souvent Alfredo. « Vincenzo, lui, est un voleur-né. »
Retour sur le toit du palazzo Gardini. Pipino progresse lentement. À 47 ans, il faut savoir se ménager. Entre chaque rangée de tuiles se trouve une sorte de rigole dans laquelle il pose les pieds, répartissant les masses avec d’infinies précautions. Il sait qu’au moindre faux-pas, une véritable avalanche d’argile ocre rouge dévalera le toit. Comme il s’y attendait, la fenêtre repérée depuis le campanile de Saint-Marc est fermée. Peu importe : l’antique chambranle, à demi vermoulu, cède sans difficulté. Pipino n’a pas jugé utile, comme il le fait parfois, d’apporter un pigeon qu’il aurait relâché à l’intérieur pour vérifier la présence éventuelle d’une alarme à détecteur de mouvement. Le palais est situé tout près de Campo San Barnaba, une artère très passante. En cas de problème, il suffira de sortir par derrière et de se fondre dans la foule.
Une fois dans la place, Pipino prend le temps de s’habituer à la pénombre ambiante. Aucun détecteur. Prestement, il dévale les trois volées de marches qui le séparent de la porte d’entrée. Claudio est dans la ruelle, le regard au loin. Un clic de la langue en guise d’appel. Pas de réaction. Un claquement de doigts. Toujours rien. Tant pis, décide Pipino.
Laissant la porte entrouverte, il rejoint en quelques enjambées son complice, dont il attrape le bras. L’homme sursaute. « Madonna ! » jure Claudio. « Tu pourrais prévenir. » « C’est ce que j’ai fait », grommelle Pipino en l’entraînant vivement à l’intérieur du palais. Canapés blancs, meubles anciens, argenterie vénitienne : l’endroit est somptueux, mais Claudio est nerveux, comme toujours. Il n’a jamais pu se faire à l’idée de travailler en plein jour, un risque supplémentaire dont il se passerait volontiers. « On devrait faire ça la nuit. »
Pipino sait que son ami a cent fois raison, mais jamais il ne l’avouera. « Si tu veux travailler de nuit, trouve quelqu’un d’autre », conclut-il en s’engageant dans l’escalier. « Mais qu’est-ce que tu fais ? » demande Claudio, surpris de voir Pipino dédaigner les trésors de la salle des banquets pour filer à l’étage. « Inspection des chambres », répond celui-ci. Évidemment, se dit Claudio. Il cherche du cachemire. Pipino a toujours eu un faible pour le cachemire. Les complices qui l’ont accompagné sur d’autres cambriolages savent qu’au moment de s’enfuir en canot à moteur, il faut s’attendre à le voir embarquer les bras chargés de vêtements.
Parvenu à l’étage, il passe au peigne fin l’intégralité des placards et des tiroirs. Et lorsque, par inadvertance, il tombe sur des clichés de la femme de Gardini nue, il les remet respectueusement en place. Au fil des ans, Pipino s’est forgé un code de conduite, applicable à lui-même et aux rares personnes avec lesquelles il accepte de travailler. Pas de violence. Pas de chantage non plus – gêner les gens ne l’intéresse pas. Et surtout, on travaille proprement. Pipino a horreur du désordre. Après une fouille minutieuse, il finit par dénicher dans une penderie un superbe pull-over de cachemire bleu qu’il essaie sur-le-champ, constatant avec plaisir qu’il est à sa taille.
Au même instant, Claudio s’engouffre dans la chambre, prêt à fondre sur tout ce qui brille. Déjà sa main tendue est sur le point de s’emparer d’un stylo Mont-Blanc en or finement ouvragé. « — Non, non, dit Pipino en l’arrêtant. — Quoi ? — C’est moche. — Mais c’est de l’or. — Ce stylo est hideux. » Point. Pipino a des principes. Mais Claudio connaît la musique – suffisamment en tout cas pour savoir quand il peut se permettre de ne pas tenir compte de ses remarques. Empochant le stylo, il passe dans la pièce suivante. Pipino déambule ensuite tranquillement dans le reste de la maison, passant en revue les tableaux accrochés aux murs. Rien d’extraordinaire à ses yeux. Puis il se penche sur un lot de couverts en argent dédaigné par Claudio.
Sur un couteau, il remarque une petite tête de lion gravée dans le manche. Plus personne à Venise ne connaît ce poinçon aujourd’hui tombé en désuétude, à l’exception de quelques experts, dont Pipino. Ces couverts, œuvre d’un maître artisan vénitien, datent du XVIIIe siècle au bas mot. Voyant l’argenterie disparaître dans un sac, Claudio ne peut dissimuler sa perplexité. « On prend l’argenterie maintenant ? » « Admire un peu », répond Pipino en lui tendant une fourchette. Du vrai travail d’orfèvre. « Ce serait un péché de ne pas emporter ça », décrète-t-il. « En plus, il y en a bien pour dix millions de lires. » Un hochement de tête approbateur et Claudio se remet au travail.
Pour finir, Pipino s’empare d’un lion de bois de la taille d’un ballon de football. Il mesure parfaitement l’importance de cet emblème familial, auquel il parvient à faire une place dans un des quatre grands sacs de toiles déjà bien remplis. Avec l’aide de Claudio, il porte ensuite le tout jusqu’au bord d’un canal tout proche, où les attend un bateau-taxi emprunté à un copain. Il s’agit d’un magnifique motoscafo de près de neuf mètres. Une sorte de limousine flottante, racée, au charme un peu rustique avec son bois sombre, ses rideaux d’un blanc immaculé et ses portes coulissantes. L’embarcation peut emporter jusqu’à douze personnes (ou un lot de sacs de toile remplis d’objets précieux).
Autre avantage : des centaines de canots identiques à celui-ci sillonnent Venise en permanence, chargés aussi bien de touristes que d’autochtones. Le bateau s’engage sur le Grand Canal, se mêle à la circulation. À son bord, Pipino se détend. Ils viennent de mettre la main sur 400 000 dollars de butin. Sans compter le pull en cachemire.
Gueule d’ange
Trois jours plus tard, deux policiers se présentent chez Pipino. « Vous prendrez bien quelque chose ? » Non, merci. Ils sont venus porter un message : Antonio Palmosi, chef de l’unité d’enquête spéciale de Venise, veut lui parler. Pipino s’y attendait. En fait, il n’attendait que ça. En ce début des années 1990, la police considère Pipino comme le plus talentueux des voleurs vénitiens contemporains. En une trentaine d’années, il a mis à son palmarès une série de casses tous plus audacieux et originaux les uns que les autres. On lui attribue en particulier la disparition de nombreux chefs-d’œuvre prélevés dans les demeures nobiliaires de la ville, toujours avec un goût impeccable. Mais il sait faire preuve de polyvalence, comme le jour où il s’est introduit dans le consulat de Suisse pour y dérober 150 millions de lires en espèces.
Vers la fin des années 1970, il s’était amusé à filer Cary Grant et à lui faire les poches à l’hôtel, pendant son sommeil – petit clin d’œil à celui qui avait incarné à l’écran l’un des plus célèbres voleurs de l’histoire du cinéma. Quelques années plus tard, ému par le sort d’un gorille dépressif du zoo de Rome, il avait purement et simplement libéré l’animal, avant de peaufiner sa légende en cambriolant le casino de Venise. La philosophie de Pipino est toute simple : les aristocrates aiment étaler leurs richesses, les voleurs aiment s’en emparer. Et les victimes sont prêtes à payer pour récupérer certains objets importants. Pipino a même entendu dire que certains propriétaires considèrent ses intrusions comme un honneur, une preuve de leur bon goût.
De son côté, il estime que c’est le prix à payer – de temps en temps – par les riches pour continuer à étaler leurs richesses et leurs goûts esthétiques. En général, la police négocie un « arrangement » pour la restitution des œuvres. Aux yeux de Pipino, c’est du gagnant-gagnant : les flics passent pour des héros, les bourgeois peuvent se vanter d’avoir été cambriolés par un voleur célèbre, et Pipino gagne sa vie, tout simplement. À bien des égards, Pipino admire les policiers, qu’il considère comme des acteurs jouant dans la même pièce que lui. Il apprécie tout particulièrement Palmosi, qu’il considère comme un collègue, voire un ami.
C’est un honnête enquêteur, qui porte la cravate dénouée et la moustache broussailleuse. Quand il arrête des voleurs – les autres, ceux qui laissent des preuves derrière eux et se font pincer – Palmosi leur offre des pâtisseries. Et quand un voyou libéré sous caution sort de prison, il fait sauter le bouchon d’une bouteille de Spumante. « J’espère ne pas te revoir avant un bon moment », dit-il alors en trinquant. Pipino et Palmosi prennent souvent le café ensemble. Assis en terrasse sur une de ces petites places pavées qui font le charme de Venise, ils échangent les derniers potins du quartier. Palmosi est aussi bon flic que Pipino est bon cambrioleur. Entre eux, les choses sont claires : le job de Pipino consiste à voler et celui de Palmosi à mettre la main au collet de Pipino.
Pour l’un comme pour l’autre, affronter un adversaire de seconde zone serait déchoir. Répondant à la « convocation », le cambrioleur retrouve l’enquêteur au café. « Il y a eu un casse au palazzo Gardini, Ca’Cerchieri », lâche Palmosi au moment où les cafés arrivent. « Ah bon ? » s’étonne Pipino. « Les voleurs ont emporté un lion de bois important pour la famille. Tu en as peut-être entendu parler ? » Non, vraiment, Pipino n’a entendu parler de rien. C’est affreux. Ce doit être un choc pour la famille. Il propose de faire ce qu’il peut pour récupérer ce lion, par pur civisme, en bon citoyen de Venise. Il ne demandera pas une lire.
Mais puisqu’on est là, si on parlait stationnement ? En ce moment, son canot est amarré au bord d’un canal. Comme il n’y a pas d’auvent, la pluie s’accumule au fond du bateau, et on se mouille les pieds en montant à bord. Or, Pipino aime les belles chaussures. Ça ne va pas du tout. « Tiens, c’est drôle, les Gardini ont justement un très joli quai privatif tout près de chez moi », remarque-t-il, l’air de ne pas y toucher. « Il y a même une place libre. » Le sourire aux lèvres, Pipino sirote son espresso.
Quelques jours plus tard, le canot Moschettiere de Pipino quitte dans un rugissement de moteur l’embarcadère des Gardini. Le plan a fonctionné à merveille : le lion a retrouvé ses pénates, la famille a récupéré son emblème et Pipino a les pieds au sec. L’homme accélère, s’engage dans la traversée de l’imposant canal de la Giudecca. Aucune fausse note dans son accoutrement : chaîne en or, teint hâlé, chemise à demi ouverte dans le vent, Pipino connaît son rôle de mauvais garçon à l’italienne sur le bout des doigts. Quant à Venise, elle est sublime, comme toujours. L’eau des canaux scintille. Le dôme de San Maggiore resplendit.
Sur les quais, les mini-jupes semblent plus courtes que jamais. Pipino, lui, se dit que c’est une belle journée pour un cambriolage. Une fois le canot amarré près de la place Saint-Marc, il file à la Marcienne, la plus importante bibliothèque de Venise, ouverte en 1560, où il a ses habitudes. Pipino est capable de se plonger des journées entières dans de vénérables manuscrits, aussi fragiles qu’instructifs. Fasciné par l’histoire de sa ville – surtout celle de l’aristocratie, de ses palais et des œuvres d’art commandées pour les agrémenter –, il peut ainsi étancher sa soif de connaissances tout en repérant son prochain objectif. Mais à la porte de la bibliothèque, un homme semble l’attendre. Cet homme, Pipino le connaît. Il se nomme Andrea Zammattio, et sa présence n’augure rien de bon. « Salut, tonton. »
Dans le métier, c’est ainsi que les jeunes l’appellent parfois. Une marque de respect. Pourtant, Pipino sait que la méfiance est de rigueur. Zammattio appartient à la Mala del Brenta, la mafia locale qui couvre toute la Vénétie, c’est-à-dire le nord-est de l’Italie, dont Venise. Dirigé par Felice Maniero, un dandy de trente-sept ans surnommé Faccia d’Angelo – Gueule d’ange – ce groupe est connu pour avoir pris à peu près intégralement le contrôle de Venise, depuis les bateaux taxis jusqu’au trafic de drogue. En assassinant ses rivaux au besoin. Comme le suggère son surnom, Maniero est un beau gosse au sourire enjôleur. Mais c’est aussi un psychopathe qui a bien du mal à couper le cordon avec sa mère.
En 1994, il sera arrêté et emprisonné pour son implication supposée dans dix-huit meurtres. Aux journalistes qui lui demanderont un commentaire, il répondra simplement, la cravate impeccable, en tentant de saluer la caméra malgré les menottes : « Je voudrais juste dire bonjour à ma mère. » Apparemment, Maniero ne se plaît pas trop en prison. En 1987, après avoir scié les barreaux de sa cellule, il s’est évadé par les égouts. Arrêté de nouveau en 1993 à bord de son yacht de 60 pieds (portant le prénom de sa maman), il remettra ça. À l’instar de Magnum, il conduit une Ferrari 308 GTB rouge. À la différence de Magnum, il vit avec sa mère.
Quand Gueule d’ange arrive quelque part, les ennuis commencent, et Pipino ne l’ignore pas. Lui et ses hommes sont engagés dans une véritable spirale de violence. L’année précédente, ils ont attaqué un train de voyageurs, dérobant l’équivalent de cinq millions de dollars en espèces dans la voiture postale. Pour parvenir à leurs fins, ils n’ont pas hésité à utiliser des explosifs militaires. Bilan : un mort – une jeune femme de 22 ans – et treize blessés. Pipino espère que la présence en ces lieux d’un des sbires de Maniero n’est qu’une coïncidence, mais il ne se fait pas trop d’illusions. « C’est le Président qui m’envoie. » Pas de noms, la place est bondée. « Il aurait besoin d’un service. » Pipino sait que les autorités font tout pour mettre fin aux activités de Maniero.
En 1987, au cours d’un procès retentissant, les procureurs ont obtenu la condamnation de 475 mafieux du sud de l’Italie. Aujourd’hui, les policiers du nord sont passés à l’offensive eux aussi. Tout récemment, ils ont mis le grappin sur le cousin de Maniero, Giuliano Rampin, un élément-clé de l’organisation, dont les dirigeants se savent surveillés en permanence. Gueule d’ange a bien tenté de graisser quelques pattes, mais les méthodes à l’ancienne n’ont plus cours. Pour négocier en position de force, il a compris qu’il devait innover, et il vient d’avoir une idée astucieuse. Il va voler des tableaux.
Le plan, explique Zammattio, consiste à introduire dans le musée Ca’Rezzonico un commando d’hommes armés qui repartiront avec une cargaison de tableaux. Ensuite, Maniero s’en servira comme monnaie d’échange pour obtenir la libération de son cousin et faire assouplir la surveillance. Le rôle de Pipino consisterait à organiser le casse pour qu’il se déroule en douceur, mais aussi à identifier les tableaux les plus intéressants, car Gueule d’ange veut entamer cette partie de poker avec la meilleure main possible.
Pipino sent un frisson lui parcourir l’échine. Le plan a deux défauts : il pourrait y avoir des morts, et le casse risque fort de sonner le glas de sa propre carrière. Si une bande de voyous en armes braque un musée en semant la terreur parmi les touristes, cela provoquera un renforcement sensible des mesures de sécurité, non seulement dans les lieux publics, mais aussi chez les riches particuliers. Gardiens armés, caméras de surveillance, détecteurs de mouvement : toute la ville sera en état d’alerte maximum.
Or, Pipino a fait le choix délibéré de toujours jouer petit, en se débrouillant pour que les œuvres retrouvent systématiquement leurs propriétaires sans remettre en cause le fragile équilibre des relations avec la police en général et Palmosi en particulier. Le braquage du Ca’Rezzonico flanquerait tout par terre. C’est la réputation des cambrioleurs vénitiens qui est en jeu. Le problème, c’est qu’on ne dit pas non à Felice Maniero. Jusqu’à présent, le big boss lui a laissé les coudées franches, mais que la loyauté de Pipino vienne à être remise en cause et c’est le chômage qui l’attend. Ou la mort. Pas le temps de tergiverser, il faut répondre, et tout de suite. « Tu diras à Felicetto que j’ai mon idée. »
Deux jours plus tard, Pipino se déplace sur le continent pour exposer son plan à Roby*, l’un des hommes de confiance de Maniero. Rendez-vous est pris dans un champ de maïs. On ne plaisante pas avec la confidentialité. « — Cambrioler un musée, c’est de la folie, dit d’emblée Pipino. Tout le monde sera perdant. — Et alors ? » En bon petit soldat, Roby exécute les ordres, il ne les discute pas. « — Je vais vous trouver un tableau, moi. Parole d’honneur, on en parlera dans le monde entier, ajoute prudemment Pipino. Mais je dois agir seul. — Tout seul ? demande Roby d’un air surpris. — Seul. »
Pendant un moment qui semble une éternité, Roby fixe Pipino en silence.
« — OK. Et qu’est-ce que tu va voler ?
— Tu le sauras en lisant les journaux. »
La Madone
9 octobre 1991. Devant le palais des Doges, ancien siège de la République de Venise, les touristes font la queue. Au fil des siècles, le palazzo Ducale a subi toutes sortes de transformations et agrandissements, en fonction de l’humeur de ses occupants. Spires gothiques, arches Renaissance, statues maniéristes et dentelles de pierre byzantines y composent un curieux patchwork architectural, résolument onirique. On a parfois l’impression qu’un géant désœuvré a construit ce palais incroyablement détaillé en voulant absolument utiliser tous ses Lego. Converti en musée, il constitue désormais l’une des attractions majeures de la ville.
Dans la cour centrale, un homme ressemblant étrangement à Pipino se mêle à un groupe imposant, avec lequel il pénètre à l’intérieur du bâtiment. Le lieu est parfaitement équipé pour la conduite d’un empire : peintures grandioses, globes de deux mètres de haut, armures, salles de question, passages secrets et pièces inconnues de tous. À l’intérieur, un petit pont très pratique permettait de relier le palais à une sinistre prison. On dit que c’est Lord Byron, imaginant la complainte du criminel jetant un dernier coup d’œil au monde extérieur par la minuscule fenêtre ménagée dans le pont, qui l’avait surnommé le pont des Soupirs.
Pipino, qui est souvent venu là, traîne vaguement à l’arrière du groupe. En arrivant dans la prison, les marbres polis du palais font place à un calcaire grossièrement façonné, zébré de coups de ciseaux et ponctué d’épaisses portes de bois marquant l’emplacement des cellules. Pipino laisse filer le groupe. Il fait sombre, bien trop sombre à son goût, mais il compte se cacher dans la prison, c’est le meilleur plan. Comme on n’y trouve rien de précieux, l’endroit est moins bien gardé. Pipino attend que les voix des touristes s’évanouissent pour se glisser dans une cellule, dont il referme sur lui le lourd vantail de bois.
À l’intérieur, il fait si noir que Pipino ne voit même pas sa main. En adulte responsable qu’il est devenu, il ne devrait pas avoir peur. Mais il y a des choses dont on ne peut pas se défaire, surtout dans la solitude totale. Seul dans l’obscurité, Pipino redevient l’enfant qui partageait sa chambre avec son frère Alfredo et essayait d’oublier les histoires de fantômes que lui racontait sa mère.
Pendant des années, Alfredo a été employé du syndicat des transports le jour, et magicien la nuit et le week-end – noces et banquets, séminaires, anniversaires… Il est particulièrement connu pour ses talents de manipulation de cartes : il peut faire disparaître et réapparaître une carte dans la poche d’une personne de l’assistance, transformer une carte en une autre, etc. Il a le chic pour toujours paraître surpris, comme si le tour qu’il exécute était nouveau pour lui aussi. Quelque temps avant « l’opération palais des Doges » de Pipino, Alfredo a ouvert un club de magie. C’est le rêve de sa vie, et il a économisé pendant des années pour y parvenir.
À 39 ans, jeune marié, il a enfin l’occasion de devenir magicien à plein temps. Les gens aiment le côté bon enfant de ses trucs, ce fou-rire contagieux qui le saisit lorsque quelqu’un semble vraiment stupéfait. Il a baptisé son club le Magic Castle, en référence à la salle mythique de Hollywood. Mais il y a un hic : la police a bien du mal à croire qu’Alfredo n’est pour rien dans les activités de son frère. Après tout, leur spécialité est la même : faire disparaître des objets. Et puis, ils ont toujours été proches. Quand on lui demande de décrire leur relation, Alfredo serre le poing très fort. « Ça, c’est Vincenzo et moi. »
Au début des années 1980, avant l’arrivée de Palmosi à la tête de la section d’enquête, Alfredo s’était fait arrêter à la suite d’un cambriolage de Pipino. Malgré ses protestations, on l’avait jeté en prison. Pipino était furieux de ce manque de manières. Finalement, faute d’éléments à charge, on avait relâché Alfredo, mais Pipino s’était promis de mieux protéger son frère à l’avenir. C’était faisable tant qu’il restait plus ou moins dans les clous. Mais cette fois, il s’agit de braquer le palais le plus célèbre de Venise pour le compte d’un mafieux aux mains tachées de sang. Il faut faire en sorte que tout se déroule sans aucun accroc. Si jamais Alfredo devait se retrouver mêlé à tout ça, Pipino ne se le pardonnerait jamais.
De sa cellule, Pipino entend passer la ronde de nuit. Montre en main, il calcule que le cycle dure 45 minutes. Cela lui laissera juste assez de temps. Vers deux heures du matin, des pas se font entendre. Pipino attend qu’ils s’éloignent avant d’ouvrir la porte de sa cellule. Elle grince. L’homme s’immobilise, tend l’oreille. Pas un bruit. Aussitôt, il se glisse au-dehors et franchit le pont qui le sépare du palais. La première pièce est la Sala dei Censori, un lieu austère, claustrophobique. Aux murs sombres lambrissés de noyer sont accrochés des portraits d’hommes sévères portant robe rouge : ce sont les Censeurs, protecteurs historiques des institutions publiques de Venise.
La plupart de ces portraits ont le regard tourné vers une représentation radieuse de Marie et Jésus, peinte vers la fin du XVIe siècle par un représentant de l’école Vivarini, un groupe d’artistes réputés à l’époque. Toute la salle s’articule autour de cette Vierge à l’Enfant, ce qui était une façon de souligner l’origine divine du pouvoir des Censeurs. C’est plus qu’un tableau : c’est le symbole de la splendeur de l’État vénitien. Pour Maniero, ce sera un atout considérable. D’après un expert italien, voler ce tableau, ce serait comme s’emparer de la Constitution des États-Unis d’Amérique conservée au Capitole.
L’œuvre, accrochée à près de cinq mètres de haut, surplombe une porte encadrée de part et d’autre par des bancs de bois. Pipino commence par coincer un scalpel à l’horizontale entre ses doigts. Puis, une minuscule lampe de poche entre les dents, il monte sur le banc à gauche de la porte et tend le bras vers le fregio, une sorte de frise faisant tout le tour de la pièce. Sous la pression, l’antique pièce de bois émet un craquement retentissant. Pas question de s’y accrocher de tout son poids, le fregio risquerait de s’effondrer. Comme Pipino saute au sol, un bruit de pas se fait entendre. La ronde.
En quelques secondes, Pipino revient au pont. Celui-ci est divisé en deux couloirs par un mur de calcaire discontinu, de telle sorte qu’un même garde puisse surveiller les deux. Pipino choisit un côté et se plaque contre le mur, au milieu du pont. Si le garde choisit ce côté-là, il va falloir courir. Les pas se rapprochent, Pipino retient son souffle. Au bout d’un moment, il devient clair que le bruit, distant de quelques centimètres, émane de derrière la paroi.
Une fois la sentinelle partie, Pipino retourne dans sa cellule attendre la prochaine fenêtre de 45 minutes. Lorsque la ronde suivante passe enfin, le temps commence à presser, car il est déjà trois heures du matin. Immédiatement, Pipino se rue sur un placard repéré auparavant. Par chance, celui-ci contient exactement ce qu’il lui faut : un grand escabeau. Cette fois, tout s’enchaîne. Debout sur l’escabeau, les yeux dans les yeux de la Madone, il détache délicatement la toile du mur au scalpel.
Enfant, sa grand-mère lui disait souvent que la pluie était faite des larmes de la Vierge pleurant sur ses méfaits. Et voilà que la Madone le fixe de ses grands yeux affligés. D’un geste vif et précis, Pipino la recouvre d’une fine couverture. Impossible en revanche d’échapper au regard sévère des Censeurs qui le toisent. Il sent que le rouge lui monte aux joues. Autrefois, la coutume voulait qu’on pende les criminels à deux colonnes rouges situées sur la façade ouest du palais des Doges, bien en vue, pour que le peuple puisse méditer la leçon.
Son forfait accompli, il ne faut que quelques instants à Pipino pour ranger l’escabeau, sortir par une porte annexe donnant sur une étroite ruelle et se fondre dans la nuit.
La main au collet
Le lendemain matin, la rumeur court déjà dans tout Venise : la Madonna col Bambino a disparu. C’est une femme de ménage qui a constaté le vol. Peu après le lever du soleil, Palmosi arrive sur les lieux. Dans la salle des Censeurs fermée au public, le flash du photographe de la police inonde d’une lumière crue l’emplacement vide où, la veille encore, trônait l’œuvre quatre fois centenaire. Le regard désemparé des Censeurs ne contemple désormais qu’une absence, celle de l’autorité divine qui leur a été retirée. La portée symbolique de ce vol est incontestable. C’est un affront fait au système, quelque chose qui dépasse les bornes. Palmosi, lui, va en faire une question personnelle.
D’emblée, il note l’élégance de l’opération. On n’a touché à rien d’autre, il n’y a aucune trace d’effraction. Le choix même de la Vierge à l’Enfant est à l’évidence le calcul d’un fin connaisseur et non d’un voleur ordinaire. Pipino aurait tout aussi bien pu laisser sa carte de visite sur les lieux. Mais le cambrioleur a laissé autre chose : au pied du mur, une fine couche de poussière a recouvert le banc au moment où la toile a été décollée. En s’agenouillant, Palmosi parvient à distinguer les contours ténus d’une semelle, qu’il fait aussitôt photographier.
Non seulement Pipino a rompu l’accord tacite qui les liait, mais il a commis une erreur. Il ne faut pas plus d’une journée à la police scientifique pour identifier la marque. Le voleur portait des chaussures anglaises, des Clarks précisément. Palmosi envoie aussitôt deux hommes chez Pipino. « Ramenez-le-moi. Et ses chaussures avec. » Un autre officier lui tend le journal du matin. Le casse du palais des Doges fait la une, et le journaliste est visiblement bien informé : « Pour toute preuve, les enquêteurs ne disposent que d’une empreinte de pied laissée par le voleur sur un banc de bois utilisé comme marchepied pour attraper le tableau. » Palmosi est furieux. Quelqu’un du musée aura parlé à la presse. La course est lancée : Pipino aura-t-il eu le temps de lire les nouvelles et de se débarrasser de ses chaussures avant que les enquêteurs ne le rattrapent ?
Pipino, lui, compte bien se la couler douce ce jour-là. Il songe à déjeuner sur le front de mer, en regardant passer les bateaux. Tout en réfléchissant, il se fait un café et ouvre Il Gazzetino. Le gros titre sur ses exploits de la nuit n’est pas pour lui déplaire : « Incroyable vol de tableau cette nuit en plein Venise. Du travail d’expert. » Plutôt flatteur. Soudain, il marque un temps d’arrêt. L’article précise que les policiers ont trouvé une empreinte de chaussure. Pipino parcourt le sol du regard. Les Clarks de la veille sont là, juste à portée de main.
D’un bond, il est sur pieds. Il sait que les flics sont en route. Les chaussures à la main, Pipino se précipite au-dehors. Pas facile de se débarrasser d’une pièce à conviction dans une ruelle vénitienne. Multipliant les précautions, il se fraie un chemin compliqué jusqu’à un parc au bord du lagon, remplit vivement les chaussures de cailloux, les jette à l’eau et les regarde disparaître.
Quinze minutes plus tard, les hommes de Palmosi frappent à sa porte. C’est un Pipino nu-pieds et passablement essoufflé qui vient leur ouvrir. « Buongiorno », dit-il d’un air enjoué. « Caffé ? » Courtois, il fait entrer les policiers, qui passent aussitôt les lieux au peigne fin. Pas de Clarks. Les deux hommes échangent un regard éloquent. « Palmosi veut te parler au poste », dit l’un d’eux. « Certainement », répond Pipino, souriant. Juste le temps de mettre des chaussures.
Pour Alfredo, ce vendredi est une journée de travail comme une autre. Levé tôt, il file au Magic Castle, comme d’habitude. Lui aussi ouvre alors son Gazzetino du matin, accoudé au comptoir devant un espresso. La manchette lui saute aux yeux comme à tout le monde : « Le palais des Doges attaqué. » « Dio mio », marmonne-t-il. Le tableau a simplement disparu, et personne ne sait comment. Un tour de force digne d’un illusionniste. Alfredo sait qu’il n’y a qu’un homme à Venise capable de ça. Mais il y a un autre gros titre. La veille, à Padoue, non loin de Venise, la basilique a fait l’objet d’un assaut spectaculaire. Armés de fusils à pompe, quatre hommes ont brisé un reliquaire pour s’emparer du menton de Saint-Antoine (en fait sa mâchoire inférieure). Nulle mention de Maniero dans le journal, mais chacun sait que le parrain local est en guerre ouverte avec la police.
Visiblement, Gueule d’ange est en train de mettre des atouts dans sa manche pour de futures négociations. Le vol de la sainte relique et le cambriolage du Ducale sont autant d’insultes jetées à la face de l’Église et de l’État ; la pègre entend montrer que c’est elle qui mène la danse. Pour Alfredo, il ne fait aucun doute que la police va réagir, et vivement. Finissant d’un trait son espresso, il se surprend à prier pour que la situation ne dégénère pas trop.
Pipino ignorait totalement que Maniero préparait un autre casse. Il se sent trahi. Non seulement ils ont fait usage de la force, mais ils ont emporté une sainte relique. En bon Italien, Pipino est catholique. Catholique et superstitieux. Or, le Pape lui-même a publié un communiqué condamnant le vol du menton de Saint-Antoine. Désormais, son cambriolage élégant et parfaitement orchestré serait associé dans l’esprit du public à une vulgaire attaque d’église à main armée. Il n’a pas réussi à contenir la violence de Maniero. Le poste de police est situé tout près du Piazzale Roma, à quelques minutes de vaporetto de la Giudecca. En arrivant sur place, Pipino s’attend à la conversation habituelle, mais le regard de Palmosi est dur. Très dur. « Cette fois, tu as passé les bornes », fulmine le policier. Pipino est pris de court par cette approche directe. Aucune distance, aucun cérémonial, aucun respect.
« Je ne vois pas ce que vous voulez dire », répond Pipino, comme par réflexe. « Tu mens ! » Voilà qu’il hausse le ton, maintenant. Pipino se doutait que Palmosi serait mécontent, mais il ne s’attendait pas à être traité comme un vulgaire criminel. « Je ne demande qu’à rendre service, chef », balbutie-t-il dans l’espoir d’un retour à la normale. Mais Palmosi continue de le fixer froidement. « Tu es à deux doigts de passer sous surveillance spéciale. » Tactiquement, Palmosi dispose de tout un arsenal de mesures judiciaires. La surveillance spéciale est une des plus drastiques, un traitement réservé aux mafieux et autres criminels endurcis, pas à un monte-en-l’air amateur de beaux-arts comme Pipino. Il lui serait alors interdit de rencontrer toute personne ayant un casier judiciaire, autant dire l’intégralité de son carnet d’adresses.
Un simple café en terrasse avec un repris de justice et ce serait la prison assurée. Pendant trois ans peut-être, il aurait la police sur le dos en permanence. Impossible de travailler dans ces conditions. Voilà qui n’arrange pas ses affaires, déjà mal engagées. Les flics ont arrêté Alfredo par le passé, qu’est-ce qui les empêcherait de le faire cette fois ? Même si on le relâchait rapidement, la mauvaise réputation pourrait tuer dans l’œuf le Magic Castle.
« Je peux vous donner ma parole de cambrioleur que vous allez récupérer la Madonna. » Cette promesse, il la fait systématiquement, mais cette fois ce sera plus compliqué, puisque Maniero possède déjà le tableau.
« Pourquoi je te ferais confiance ? » « Je suis un ami », répond simplement Pipino. Palmosi n’a pas l’air véritablement convaincu, mais c’est sa seule piste, et ce qu’on attend de lui avant tout, c’est qu’il ramène le tableau. Alors il décide de donner à Pipino une chance de se racheter. « Si j’accepte… » « J’ai besoin d’avoir les coudées franches. Pas de filature. » En guise de réponse, Palmosi remet la pression sur Pipino. « Mon temps est compté. »
Le tableau est entre les mains de la Mala del Brenta, une bande de mafieux armés jusqu’aux dents. Maniero dispose de nombreux lieux de stockage dans la région, généralement gardés par des tueurs professionnels. En comparaison, le casse du palais des Doges était une aimable plaisanterie. Mais Pipino n’a plus le choix. Il promet. « Vous aurez la Madonna dans vingt jours. »
Le parrain
De ce qui s’est passé ensuite, Pipino donnera plusieurs versions allègrement contradictoires sur le plan factuel. En bon illusionniste, il sait qu’il y a des choses qui doivent être vues du public et d’autres pas. Un tour de magie réellement ambitieux doit fonctionner pour une multitude de points de vue : celui du grand public, du spectateur qui accepte de monter sur scène, du sceptique revenu de tout… Chacun voit quelque chose de différent, mais personne n’accède à toute la vérité. Pourtant, si le magicien est bon, tout le monde sera estomaqué. La première version est pour Palmosi : je n’y suis pour rien, mais je peux récupérer la toile. La seconde est un modèle de fausse piste : Pipino affirme haut et fort qu’aussitôt après son entretien avec Palmosi, il est parti se refaire une santé sur une plage des Seychelles… trois semaines loin du pays.
Cette couleuvre-là, personne ne l’avale. « Les Seychelles ? Si c’est le nom d’un bar, alors oui, il y était peut-être… », s’esclaffe Giorgio Cecchetti, journaliste à La Nuova Venezia qui a suivi le casse du palais des Doges. Un examen postérieur du passeport de Pipino révélera effectivement un voyage aux Seychelles, mais pas avant mars 1992, soit quatre mois et demi après les faits. S’il ignore ce que fait exactement Pipino en ce mois d’octobre, Cecchetti sait une chose : l’as de la cambriole est dans de sales draps, pris entre le marteau de la Loi et l’enclume de la mafia. Palmosi fera tout pour retrouver le tableau, mais Pipino ne peut pas se permettre de donner l’impression de jouer contre Maniero. « Sinon », d’après Cecchetti, « c’est la mort assurée. »
En 2010, Pipino publiera en Italie un livre relatant certains de ses exploits. On y trouve une troisième version du casse du palazzo Ducale, destinée à Maniero, cette fois. Pipino affirme que le retour du tableau était prévu avant même le cambriolage, en vertu d’un accord conclu avec Roby, le lieutenant de Maniero, dès leur première rencontre. Pipino devait subtiliser la toile et Roby s’engageait à la rendre aux autorités sous vingt jours. Drôle de scénario. Le délai, très court, aurait fragilisé la position de Maniero dans les négociations.
Dès lors, on ne voit plus très bien l’intérêt de l’opération. Mais Pipino y trouve son compte, car cette variante lui permet de faire porter le chapeau à Roby pour la suite des événements. Chaque version a son public : la police, la presse, la mafia. À chaque fois, Pipino clame n’avoir rien fait ou presque en sortant du bureau de Palmosi.
Mais aujourd’hui, Pipino a encore une vérité à dire sur ces vingt jours-là. Désormais septuagénaire, il songe à la postérité. Avec l’âge, il n’était plus question de grimper aux murs pour gagner sa croûte, et il a fini par craquer devant la perspective de l’argent facile. Résultat : il purge désormais une peine de onze ans de prison pour trafic de cocaïne. Attention. Pipino est incarcéré, certes, mais dans une prison italienne. Du fond de l’institution pénitentiaire Due Palazzi (les Deux Palais), sur le continent, Pipino entraîne une équipe de basket, publie un journal satirique et reste plus élégant que jamais.
Lorsque je le rencontre au parloir, par une chaude journée de juillet 2013, il porte des mocassins et une chemise du San Remo yacht club. La pièce est claire, aérée – pas question ici de se parler dans un combiné téléphonique, séparés par une paroi de verre. Pipino est détendu, mais prudent. Maniero a officiellement disparu de la circulation dans le cadre du programme de protection des témoins en 1995, après avoir aidé les autorités à démanteler l’organisation qu’il avait mise en place. Mais il est toujours vivant quelque part. Et craint. Pensif, Pipino tapote sa tasse à café, semblant calculer son prochain coup. « Cette histoire est parfaitement hypothétique », finit-il par préciser. « Rien de ce que je vais dire n’est réellement arrivé. »
Contrairement à d’autres parrains de la mafia, Felice Maniero, alias Gueule d’ange, n’a jamais rêvé de posséder un hôtel particulier dans un quartier chic. Il rêvait de posséder un hôtel particulier dans sa ville natale, Campolongo Maggiore, une petite commune rurale située à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Venise, sur le continent. La construction du manoir de Maniero, entamée en 1979, avait duré trois ans. L’impression produite était celle d’une magnifique demeure que l’on aurait laissé tomber d’une certaine hauteur : des angles curieux partant dans toutes les directions, des chambres polygonales…
Les fenêtres étaient à l’épreuve des balles, et pas une goutte d’eau n’entrait dans la maison sans passer au préalable par un système de filtrage complexe, destiné à prévenir toute tentative d’empoisonnement. Maniero, amateur de peinture, s’était offert un Renoir et un Miró. C’étaient peut-être des faux, mais ils paraissaient vrais. En tout cas, ils l’inspiraient. Gueule d’ange, qui avait les moyens, s’était offert le luxe d’engager le collagiste postmoderne Mario Schifano comme professeur à domicile. À la surprise générale, le mafieux avait du talent. Ses créations exprimaient un sens de l’oxymore assez frappant, quelque chose comme un équilibre chaotique. Ses œuvres n’ont pourtant jamais eu les honneurs d’une exposition ailleurs qu’à l’hôtel de ville de Campolongo Maggiore. Sa réputation sulfureuse de meurtrier et racketteur y serait-elle pour quelque chose ?
Quelques jours après son entretien avec Palmosi, Pipino se présente chez Maniero. Il a demandé une audience au grand patron. Deux hommes armés de fusils de chasse lui font signe d’entrer. La propriété, entourée de haies immenses, est parsemée de sculptures étranges : celle-ci représente un bréchet de plus de deux mètres de haut, telle autre ce qui semble être un antique instrument d’astrologie maya… Partout, des hommes armés aux aguets. Le vigile actionne une sonnette près de deux portes en verre fumé.
C’est Maniero lui-même qui vient accueillir Pipino, qu’il connaît et dont il respecte le travail. Sans compter que Pipino a tout de même huit ans de plus, et le maintien d’un vieil homme d’État. Maniero lui donne l’accolade et l’embrasse sur les deux joues. « Quel plaisir de te voir », dit-il en accompagnant Pipino à l’intérieur. « Tu as l’air en forme », répond Pipino d’un air aussi dégagé que possible. Quelques mois plus tôt, Maniero avait proposé une trêve aux frères Rizzi, un clan rival. Mais quand ils s’étaient retrouvés pour préparer un braquage, Maniero et ses hommes avaient descendu tout le monde.
Chacun sait que le parrain a des problèmes de reflux gastrique, on dit qu’il prend des barbituriques pour lutter contre la douleur. Difficile de vraiment savoir ce qu’il y a dans la tête d’un homme connu pour être un psychopathe et qui, par-dessus le marché, se dope avec des drogues aussi puissantes. « Allons en bas », propose Maniero en ouvrant la porte qui mène à la cave. Dans l’escalier de bois, Pipino tente de garder son calme. Les deux hommes pénètrent dans une pièce aux lambris sombres et dont les luminaires ressemblent à des fleurs roses, bleues et jaunes.
Le tout évoque une garçonnière qui aurait été décorée par une adolescente. Chacun prend une chaise. Maniero pose sur Pipino un regard interrogateur. « Je voudrais parler du tableau », dit celui-ci. « D’accord », répond Maniero. « L’affaire fait les gros titres », reprend Pipino. « Si jamais la toile est rendue endommagée, ce sera un gros problème pour nous deux. »
Maniero acquiesce. « Je voulais juste m’assurer qu’on en prenait bien soin », continue Pipino. Maniero fait le point. Le tableau se trouve dans un cabanon derrière la maison de son cousin. Il est à couvert, et puis il ne fait pas si chaud en ce moment, de toute façon. Par ailleurs, ce cabanon abrite quelques bestioles appartenant à Maniero. Personne n’y rentrera. Des bestioles ?
Pipino ne comprend pas très bien, mais il sent qu’il vaut mieux ne pas insister. La conversation rebondit alors sur un sujet un peu bateau, celui des ennuis judiciaires de Maniero. Le système judiciaire italien n’a plus de secrets pour Pipino, qui épluche le code pénal depuis des décennies pour tenter d’échapper à la prison. Maniero est sous surveillance spéciale, ce qui lui complique la vie.
Néanmoins, les affaires l’attendent. Il se lève. La conversation est terminée. Une nouvelle accolade et il raccompagne Pipino. « Je sais le prix du service que tu m’as rendu », dit Maniero. « Je ne l’oublierai pas. »
Le magicien
Le lendemain, Pipino s’affaire sur deux fronts. Tout commence par une visite au « Professeur », un ami faussaire qui vit à la campagne. Pipino a besoin d’une copie de la Vierge à l’Enfant – juste de quoi faire illusion un moment, pas le temps de peaufiner. Le Professeur accepte et pose quelques questions. Pipino file ensuite chez le vétérinaire. Un petit tranquillisant ne sera sans doute pas de trop pour maîtriser les « bestioles » de Maniero, surtout si, comme le soupçonne Pipino, ce sont des molosses. Il prend quelques doses supplémentaires, juste au cas où.
Une semaine plus tard, Pipino est de retour à Campolongo. Il est environ 22 heures, et la Lune est presque pleine. L’homme longe la rivière, sac au dos et copie de la Madone sous le bras. Aucun expert ne s’y laisserait prendre, mais elle fera l’affaire. Les eaux sombres de la Brenta s’écoulent lentement. Dans le pays, on raconte que la berge arpentée par Pipino sert de sépulture à quelques-uns des ennemis de Maniero. Ce n’est pas le genre d’endroit que Pipino aime à fréquenter, surtout de nuit. Lorsqu’il arrive enfin à la propriété du cousin, ses nerfs ont déjà été mis à rude épreuve. Accroupi, il observe la maison. Pas une lumière allumée. On distingue les contours d’un cabanon entouré d’un parcours d’exercice pour chiens grillagé.
Pipino avance le long de la haie et se faufile à l’intérieur au niveau du cabanon. Soudain, alors qu’il n’est plus qu’à dix mètres environ, une ombre se profile brièvement dans l’espace grillagé. Une minute plus tard, elle réapparaît. Cette fois, Pipino est pris de panique. C’est une jambe. Une jambe dorée, qui brille dans la nuit. Pipino sait que c’est impossible, mais l’espace d’un instant, il est comme pétrifié par la même épouvante qu’autrefois, dans l’escalier de l’immeuble familial. Gamba d’oro. Enfin il comprend. C’est un tigre.
« O cazzo », marmonne Pipino. Oh putain… Placide, le tigre regarde Pipino s’approcher. L’homme prend dans son sac un beau morceau de viande, le plombe de tranquillisant et le pousse à l’intérieur de la cage. L’animal approche, renifle précautionneusement ce casse-croûte inattendu avant de le dévorer sans plus de cérémonie. Il n’y a plus qu’à attendre. Cinq minutes s’écoulent, puis dix, puis quinze. Le tigre fait les cent pas dans la cage. La dose était peut-être insuffisante…
Finalement, au bout d’une demi-heure, le félin titube, s’allonge et ferme les yeux. Reprenant de l’assurance, Pipino se glisse dans le cabanon. Dans l’obscurité, les effluves de terre battue, de paille et de fourrure animale créent une atmosphère particulière. Un trait de lumière découpe sur le mur les contours d’une chatière XXL. Au-dessus, dans la charpente, il repère un objet rectangulaire : la Madonna. À ce moment précis, un bruit curieux se fait entendre. Comme une respiration. Pipino n’a pas encore eu le temps de parfaitement s’accommoder à l’obscurité, mais il distingue vaguement quelque chose. Quelque chose qui le regarde. Des yeux de chat. Cette fois, le pauvre Vincenzo est au bord de la crise cardiaque. Encore une saloperie de tigre. L’animal allongé remue la queue. La situation semble l’intéresser. « Ma che bel gattone », murmure Pipino. Le gros matou que voilà…
Lentement, il sort une autre pièce de viande, la truffe à son tour de tranquillisant et la lance au félin, qui ne se fait pas prier pour gober la friandise. Après quoi il observe attentivement l’homme, sans doute dans l’espoir d’obtenir un peu de rab. Mais Pipino ne bouge pas. Il attend. Et finalement, l’animal s’endort lui aussi. Dès lors, tout va très vite. Pipino sait que le premier tigre risque de se réveiller. En quelques gestes précis, il s’empare de la Madone, la remplace par sa copie et sort du cabanon. Pour la seconde fois ce soir-là, le gentleman cambrioleur s’enfonce dans la nuit, une Vierge à l’Enfant sous le bras.
Retour au parloir. Son récit terminé, Pipino prend sur sa chaise une posture nonchalante. « Mais il n’y a jamais eu de tigres », dit-il en souriant. « Je n’ai jamais volé le tableau pour le rendre. »
De fait, son histoire paraît encore moins plausible que le coup des vacances aux Seychelles. Sans doute une façon de brouiller encore un peu les cartes, un petit tour de magie à sa façon. Et pourtant, comme pour les Seychelles, il y a du vrai dans les affabulations de Pipino. À Campolongo, on dit que Maniero possédait bien deux tigres, appelés Roméo et Juliette. Et le bruit a toujours couru qu’il cachait une partie de son butin chez son cousin, au bord de la Brenta.
Mieux : aujourd’hui, la propriété abrite effectivement des tigres, même si le propriétaire – un magicien, comme par hasard – affirme qu’ils ne sont arrivés qu’en 1999. Plus concrètement, un rapport de police du 7 novembre 1991 mentionne la mystérieuse restitution de la Madone. Palmosi dit que c’est Pipino qui l’a récupérée, même s’il n’a pas précisé comment. Ce qui est certain, c’est que Pipino n’a jamais été placé sous surveillance spéciale et qu’Alfredo n’a pas été harcelé.
Des années plus tard, un ripou à la solde de Maniero affirmera que le parrain lui avait confié la restitution du tableau, histoire de donner du crédit à sa taupe. Il n’est pas exclu que Maniero l’ait fait sans réaliser qu’il restituait un faux. Quoi qu’il en soit, Gueule d’ange clame à qui veut l’entendre qu’il a obtenu ce qu’il voulait, puisqu’il a fait libérer son cousin grâce à son autre trésor : le menton de Saint-Antoine. « Qu’est-ce que je disais ? » dit Pipino à la fin du parloir. « Chacun a obtenu ce qu’il voulait. » En fin de compte, en-dehors du magicien sur scène, personne ne sait exactement ce qui s’est passé. Chacun a vu sa version des événements. Quant à la vérité, elle s’est évanouie dans un magistral tour de passe-passe.
Un dernier tour
7 novembre 1991. Pipino pénètre tranquillement dans le quartier général de la police de Venise, où une conférence de presse est prévue pour annoncer le retour de la Madone. Il est en avance, car il a rendez-vous dans le bureau de Palmosi. Une fois assis, les deux hommes échangent un regard. « Je t’attraperai quand même », dit Palmosi. « De mes propres mains. » Un sourire discret éclaire le visage du gentleman cambrioleur. L’amitié, il n’y a que ça de vrai. Pipino continuera à voler et Palmosi tentera de lui mettre la main au collet. Que demander de plus ? Sur le bureau trône un épais volume.
Ce magnifique livre d’art, qui recense l’intégralité des chefs-d’œuvre du Ducale, a été offert à Palmosi par le musée reconnaissant. Il fera bien dans la pièce, rappelant aux visiteurs cette affaire brillamment résolue par le maître des lieux. Un lieutenant frappe à la porte : la conférence de presse va commencer. Il est temps pour le policier et le voleur de se dire au revoir. Ils savent qu’ils se reverront avant longtemps, pour négocier un tableau ou un héritage précieux. Les vendanges s’achèvent, le chianti nouveau sera bientôt là. Peut-être pourront-ils en déguster une bouteille ensemble…
Quelques minutes plus tard, Palmosi fait face à une salle bondée. Deux officiers coiffés du béret réglementaire présentent la Madonna aux objectifs qui crépitent. Les journalistes dégainent leurs blocs-notes. Palmosi raconte : on a retrouvé la Madonna Col Bambino sur le continent grâce à un tuyau anonyme. C’est un beau succès pour son service, et lui-même passe pour un héros, un rôle qu’il endosse volontiers, bras croisés, solidement campé sur ses jambes. Il ne voit pas Pipino dans le public. Une fois le calme revenu, Palmosi retourne travailler. La vie continue, un autre dossier l’attend déjà. Il s’assied, contemple son bureau. Il manque quelque chose. Son livre sur le palazzo Ducale a disparu.
épilogue
Felice Maniero, dit Gueule d’ange, a aidé le gouvernement italien à démanteler son organisation. Certains dans la région disent pourtant qu’il est toujours en activité. Antonio Palmosi a quitté la police après un scandale de corruption en 2004, mais Venise a gardé de lui le souvenir d’un grand flic. Un des meilleurs. Alfredo Pipino régale encore aujourd’hui touristes et autochtones avec ses tours de magie. Il est toujours aussi proche de son frère. Vincenzo Pipino considère le casse du palais des Doges comme son chef-d’œuvre. Il tient à préciser qu’il n’en a rien retiré, si ce n’est le livre de Palmosi. * Claudio, Roby : ces prénoms ont été modifiés.
Traduit de l’anglais par François-Xavier Priour d’après l’article « Pipino: Gentleman Thief », paru dans Epic Magazine sur Medium. Couverture : Venise la nuit, par Roberto Taddeo. Création graphique par Ulyces.